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Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Sylvène Guery

Sylvène Guery, Université de Nancy II

Rilke, la poésie comme seul bagage

« - Qu’est-ce que le temps ?
- Quand est le présent ?
A travers tant d’années, il m’a sauté
à travers le cœur grand ouvert,
Avec tout son bonheur. »

Quand le voyage tourne à l’obsession, l’être devient monomaniaque, et sa quête devient source d’une errance forcée. L’écriture apparaît alors comme le seul ancrage possible dans le réel de l’être, le fixant à la fois dans le paysage et dans son temps. Aux prémisses de l’écriture de Rainer Maria Rilke, se trouvent le déracinement, et le déchirement d’une éducation trop stricte au pensionnat de l’Ecole Militaire de Saint-Polten. Cette expérience cruelle pour le jeune Rilke, fera de lui un homme qui, sous des aspects de dandy fragile, deviendra l’un des plus grands poètes de son temps. La cassure que marquée cette époque est véritablement une rupture sauvage avec le monde confiné et protecteur de l’enfance, mais aussi avec la figure de la maternité, que Rilke ne cessera de pourchasser tout au long de son existence.

La nature, le lieu (le locus amoenus), prennent alors une importance capitale dans le phénomène d’intégration. Le poète n’aura de cesse de trouver ce lieu magique où concilier vie terrestre et vie de l’esprit ; et le trouvera peut-être, à la fin de sa vie, à Muzot, terre du Valais suisse, au creux des vergers apaisants. Pour l’errant, il n’y a pas de pays, pas de patrie, il faut alors être de tous les chemins, et surtout s’inventer une matrie, quand sa propre mère s’est interdit d’aimer. C’est riche de toutes ces blessures de l’enfance que Rilke devient adulte, étape de son existence qui le lance véritablement dans l’errance, dans un exil spirituel et affectif, où il croisera quelques îlots de tranquillité, à l’image de Lou, ou encore de Merline, deux femmes qui auront su captiver le poète et faire grandir l’homme, le rendre plus sûr de lui, plus maître de son talent.

Voyager. Partir. Ecrire.

Voyager. Il semble que certains artistes n’aient eu de cesse de courir, physiquement, à la poursuite de leur rêve de création, au point d’y laisser une vie entière. Ce fut le cas de Rilke, qui parcourut le globe en un immense tour du monde, avec l’espoir d’y trouver la fortune poétique, sous l’œil bienveillant de l’Ange.

Mais Rilke est-il un voyageur au long cours ? Il semble que l’histoire nous propose une autre voie, qui est plutôt celle d’un incroyable casanier, qui n’avait de cesse de se chercher et donc de se trouver à travers les différents lieux qu’il aura pu visiter, à la fois impatient de se fixer et dans l’impossibilité de le faire. Sans doute pressentait-il qu’une tâche plus grande l’attendait ailleurs. Un casanier errant, sans domicile fixe, vivant de sa bonne fortune et du mécénat de certains amis comme Marie de la Tour et Taxis-Hohenlohe, « traînant par toute la vieille Europe magique et surfaite, Capri, Venise, d’hôtel en manoir, d’un train Pullman et d’une princesse à l’autre, tel un précieux bagage, sons âme de luxe dolente et compliquée… »1

Cette notion est fondamentale dans la construction de l’œuvre poétique de Rilke, car elle détermine à elle seule le cadre du texte, cadre à la fois naturel (le paysage, la nature, le lieu, c’est-à-dire, le locus vivendi, le lieu d’attache, la maison) et l’environnement littéraire et psychologique dans lequel le poème va être créé. Le poème se revitalise au contact de nouveaux espaces à définir. Il permet aussi au poète de s’affirmer au cœur d’un monde qui lui paraît hostile, et d’affronter la réalité. Le poète devient un errant, et place sa migration dans un processus intellectuel et moral de re-création. Pour ce faire, il faut accepter la rupture nette avec l’avant comme avec l’après, mais aussi la déchirure liée à l’exil, l’interpénétration de cultures qui restent malgré tout divergentes, et le recommencement. Le départ est un point crucial, et souvent irréversible. Pourquoi quitter la sécurité pour choisir une vie qui ne laisse que des incertitudes ? Pour voir le monde, mais aussi pour s’acquitter de ses doutes, de ses craintes. L’exil n’est pas un acte anodin, et nécessite une réflexion et une maturation, souvent problématiques. Pour le poète, partir, signifie avant tout quitter un sol, une terre maternelle, et donc, physiquement se déraciner. Il faut rompre en un sens avec le passé proche ou lointain, mais aussi avec une forme de pensée qui appartient à ce sol désormais obsolète, en matière d’écriture. Le départ, qui s’effectue non sans une déchirure psychologique, influence alors l’écriture, en la conditionnant. Le poète étant loin de sa terre natale, il ressent aussi profondément la solitude liée à son exil que le besoin inexplicable d’écrire sa douleur, à travers « une forme poétique du monde ». L’anthologie éponyme2 évoque avec force les bouleversements idéologiques qui se sont succédés au cours du XXème siècle, mais aussi les changements radicaux en matière d’écriture. Cette dernière se resserre de plus en plus sur le Moi, et le Dasein, au sens où l’évoquait Heidegger. Pour Rilke, l’errance et la désespérance font partie de cette manière particulière de percevoir son environnement, que le poète nommait la Weltanschauung. En mettant en place la théorie philosophique de l’Ouvert – der Offene – et du Weltinnenraum – ou espace intérieur du monde – le poète de langue allemande s’est attaché à recréer en poésie un univers à son image, maturé par le long exil, l’errance, et pétri de solitude.

Ailleurs. Il s’agit bien de partir, de finir et de re-commencer dans un lieu nouveau, neutre, pur. La pureté, pour le poète, naît de ce que l’on sait voir, intensément, de tout son être et devenir une terre vierge, aux derniers instants avant de pénétrer dans l’Ouvert, der Offene, au sein duquel toute chose est magnifiée. Dans les Elégies, le poète évoque le héros :

« Renouvelle sans cesse l’hommage jamais trop fervent pour elles ; songe :
Le héros dure, et sa chute ne fut pour lui que prétexte pour être : une ultime naissance. »3

Le poète est un errant. Un cycle poétique ne peut s’ouvrir ou se refermer qu’en un lieu particulier, une sorte de jardin d’Eden intérieur, qui doit cohabiter avec un lieu réel, sans se faire happer par la violence inhérente à la réalité. La fulgurance de l’écriture surprendra par deux fois le poète en des lieux qui portent en eux une réelle destinée : le château de Duino, propriété de la princesse Marie de Tour et Taxis, qui sera détruit en 1914, suite à la première Guerre Mondiale et le château de Muzot, en Valais, sur les hauteurs de la ville de Sierre, petit château du Moyen-Âge, qui n’a de château que le nom et règne sur les vignobles environ avec une suprématie étrange.

Le véritable voyage, le poète ne cessera de l’effectuer pour tenter d’explorer cet espace, qui  « n’est ni celui du monde, ni celui de l’âme, ni non plus l’espace en trompe-l’œil d’un miroir que le monde tendrait à l’âme, mais un lieu d’échange »4 : ce que le poète nomme « Weltinnenraum », c’est-à-dire, l’ « espace intérieur du monde ». C’est en ce centre que le poète trouve son équilibre intime, celui qui lui permet d’écrire, et d’être, pleinement, en poésie : « L’écriture porte ainsi la vie au-delà de la vie présente, vers une sur-vie, à savoir une trace, une remémoration dont la possibilité vient d’avance disjoindre l’identité à soi du présent. » 5

Le refuge : la « grande solitude »
« La solitude est comme une pluie.
Montant de la mer à la rencontre des soirs,
Venue des confins de plaines oubliées,
Elle gravit le ciel, sa demeure,
Et parvenue là-haut retombe sur la ville. […]
La solitude s’en va suivre le cours des fleuves… »6

Si la littérature épistolaire de Rilke se distingue par son ampleur et son lien contigu avec la maladie, sa poésie semble, quant à elle, vouloir s’élever au-dessus des considérations matérielles de la vie terrestre, pour confiner à un idéal rêvé de poésie, concrétisé par une errance incessante. Mais ce long voyage entrepris par le poète est il régi par un savant engrenage, qui l’amène à quitter une ville pour une autre, ou bien est-il le fruit d’une heureux hasard, qui saura le guider vers le locus amoenus ?

Ce lieu rêvé, il semble que Rilke l’ait cherché par toute la vieille Europe, usant ses souliers sur les routes de l’Espagne, de l’Italie, de la Russie, comme de l’Egypte. Mais les contrées que nous retenons – et qui, en un sens, nous retiennent – sont à l’images de celles qui ont été le berceau de chef-d’œuvres, telles que le château de Duino et Soglio, le petit château de Muzot, ou encore, le bureau de Rodin, à Paris. C’est dans ces lieux austères, désincarnés souvent, que le poète trouvera la grande solitude tant recherchée pour écrire. Il ne paraît pas possible d’établir que le poète ait été guidé dans ses « rencontres » successives avec ses lieux d’écriture. Il s’agirait plutôt de rencontres fortuites, d’heureux hasards, de la bienveillance d’un destin qui aurait veillé sur ce promeneur solitaire, qui prenait tant de plaisir à évoluer dans son propre espace. Les lieux offerts en partage au poète sont donc de véritables cadeaux, si l’on songe à la frénésie dans laquelle Duino le plongea, et Muzot, dix années plus tard… Ces « maisons », que le poète appréhendait comme des refuges, n’étaient en vérité que des trompe-l’œil, masquant ce qu’il refusait de voir : son incapacité à se fixer, à s’attacher à un sol, à s’enraciner profondément dans un terroir, dans une vie, à faire un choix.

Le travail du poète consiste avant tout à se réaliser soi-même à travers une série de lieux, qui attesteront par la suite de cette réalisation, et permettront aux œuvres futures de laisser mûrir et exploser leur originalité. De ce fait, s’attacher, c’est quelque peu se perdre, se laisser aller en tous cas à une facilité qui lui était – semble-t-il – étrangère. Dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge7, le poète confie déjà ses craintes sur les dérives possibles de l’art, mais il livre aussi ses premières réflexions picturales, notamment à propos de la célèbre Tapisserie de la Dame à la Licorne. Dans ce roman étonnant de modernité, Malte, le personnage principal, se trouve à Paris. Si le roman n’est pas autobiographique, il est évident que par de nombreux traits, notamment à travers les larges descriptions de lieux, il fait écho au vécu de son auteur, qui a voué une véritable passion à la capitale française, dans laquelle il a séjourné durant son service auprès de Rodin, dont il fut le secrétaire de 1905 à 1906. Le héros du roman, n’hésite pas, à l’instar de son auteur, à crier le bonheur de la solitude :

« Je ne parlais presque à personne, car c’était ma joie d’être solitaire […] »8

A travers cette unique œuvre romanesque, c’est toute l’ampleur de sa solitude bienheureuse qui nous apparaît, même si elle reste largement conditionnée par une vie non pas en marge du monde mais à côté du monde, c'est-à-dire, avec le retrait favorable à celui qui compte observer et prendre des notes sur ce qu’il peut observer. Le texte semble faire un écho incroyablement singulier à l’œuvre entière du poète portugais Pessoa, qui vivait avec une « malle pleine de gens »9. (Dans cette malle, il fut retrouvé, des années après la mort du poète, de nombreux textes alors inconnus, d’hétéronymes, qui sont aujourd’hui incontournables, comme Le Gardeur de Troupeaux.)

« Et l’on n’a rien ni personne, et l’on voyage à travers le monde avec sa malle et une caisse de livres, et en somme sans curiosité. Quelle vie est-ce donc ? Sans maison, sans objets hérités, sans chiens. Si du moins l’on avait des souvenirs ! Mais qui en a ?
Si l’enfance était là : elle est comme ensevelie.
Peut-être faut-il être vieux pour tout atteindre. Je pense qu’il doit être bon d’être vieux. »10

Il y a plusieurs types de voyages, et de la même manière, il y a plusieurs espèces de voyageurs. Ceux qui fuient, loin d’un passé honteux, honni, ou d’un monde qui ne saurait leur correspondre, ceux parfois, qui se fuient eux-mêmes, incognito, sous une fausse identité. Ceux qui partent pour partir, pour revenir, pour en finir ou au contraire, pour ne jamais cesser de découvrir.

« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et quel mouvement font les petites fleurs n s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins, dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci […], à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, - et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut voir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour dont aucune ne ressemblait à l’autre […]. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »11

Il faut son savoir oublier : c’est à ce prix seulement qu l’âme, comme le corps, parviennent à métaboliser la substance dont ils se nourrissent. Le poème apparaît alors comme un objet magique… Mais son être entier est scindé en deux : d’un côté le poète, qui vit dans les sphères de l’esprit et se nourrit de solitude et de réclusion volontaire, et de l’autre, l’homme déchiré par son désir d’être, d’atteindre un idéal dans sa vie d’homme, de mari, de père, et son incapacité à être. Il se reprochera à de nombreuses reprises ce manque de continuité et de rigueur dans ses relations aux autres, mais nous aimons à croire, que par un pressentiment tout droit venu des sphères angéliques, le poète avait conscience d’écrire son destin au travers de la poésie. Sa vie durant, il agira comme un errant. Partant pour toujours revenir, comme inévitablement aspiré vers son centre, vers son origine : Prague, la maison, le sentiment maternel ou paternel. Et c’est là que tout prend source : dans l’inattention de la mère aux désirs de son fils, la fragilité de ce dernier, que sa petite enfance n’a pas aidé à s’affranchir de ses angoisses et de ses appréhensions ; dans l’indifférence des parents, dont le rôle est habituellement de protéger ; dans la froideur et la rigueur d’une éducation militaire, qui ne fit que le fragiliser encore plus. Il y a ainsi un réel sentiment de fracture avec la vie passée, lorsque Rilke quitte Prague pour l’Allemagne.

Nous serions en mesure de nous interroger sur la valeur de cet exil, qui semble être un « mal du siècle » pour nombre de poètes, d’écrivains et d’artistes… N’est-ce pas une propension toute vingtièmiste, de vouloir chercher dans l’ailleurs ce que nous ne trouvons dans un quotidien que nous enferme, nous enclave, annihile l’expansion de notre être ? Cette solitude à laquelle le poète s’astreint, n’est pas un poids pour lui. Elle apparaît au contraire, comme une puissance salvatrice, un aide presque magique :

« Cette solitude dans laquelle je me suis affermi depuis vingt ans ne saurait devenir une exception, un « congé » que je devrais quémander, sur présentation de justifications diverses, auprès d’un bonheur surveillant. Je dois vivre en elle sans limitations. Elle doit rester la conscience fondamentale où je puisse toujours revenir, non pas dans l’intention de lui extorquer sur l’instant, tout de suite, tel ou tel gain, non pas dans l’espoir qu’elle me soit fructueuse ; mais involontairement, discrètement, innocemment : comme au lieu qui est le mien »12.

Ainsi, partir c’est bien renoncer à une part de soi irrémédiablement tournée vers un passé que l’on se doit d’oublier. L’exil force le migrant à considérer la précarité, la vulnérabilité, et l’inconsistance de tout ce qui lui semblait acquis. Pour Augustin Giovannoni,  « à mi-distance de la mort et de la finitude personnelle, la dimension exilique de l’existence représente un cas intermédiaire où l’espace et le temps se font équilibre » c’est pourquoi« écrire l’exil signifie en ce sens s’opposer à la perte de la parole et de l’action, perte qui réduit, voire anéantit les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns aux autres en tant qu’hommes, dans une paradoxale pluralité d’êtres uniques. »13

Dans la mesure où ce geste participe à une réitération de l’avoir-vécu, comme à une politique de mémoire, réfléchir l’exil revient à une mnémo-genèse, à un retour aux sources de la mémoire et des souvenirs. 

« Derrière tout « dépaysement », derrière tout déracinement, il peut y avoir les différentes étapes d’un long voyage initiatique : l’arrachement, le départ, l’éloignement, l’arrivée en territoire nouveau, les autres qui vous rejettent – car on est toujours à ce moment « l’étranger » de quelqu’un -, les illusions perdues ou les souhaits réalisés, puis l’intégration, la « réimplantation », et tout au long de ce périple, un mélange complexe de nostalgie et d’allégresse, de « mal du pays » et de soif de nouveautés… Il y a surtout beaucoup de non-dits, beaucoup de silence »14.

Déraciné

« Ecrire l’exil est le moyen en tout homme
de sortir de l’aveuglement à l’autre,
 de briser le triomphe du même
et de rendre à elle-même la puissance de la pensée. » 15

La question du déracinement, largement abordée par les critiques de Rilke, est sans nul doute la pièce maîtresse de son œuvre poétique, dans le sens où il semblerait que ce soit sur elle que repose toute la philosophie rilkéenne. Impossible création, enfantement difficile, douleur de l’éloignement, le poète veut vivre son rêve en profondeur, il veut atteindre l’apothéose de son art, même s’il lui faut pour cela confiner à la solitude et à l’austérité.

« Si tu as subi ces pénibles séquelles d’accouchement, c’est uniquement à cause de tout ce qui est né de neuf en toi. C’est pour cela que tu souffres, et je m’en réjouis : comment ne le ferais-je pas, quand tu manifestes jusque dans l’expression de ta souffrance ce que tu es devenu. La joie qui flotte au-dessus de tes lettres n’est pas encore retombée jusqu’à toi ; elle n’en est pas moins tienne, et tu connaîtras à son ombre le repos qui succède à la douleur »16.

Cette lettre de Lou témoigne combien l’inspiration peut être cruelle pour Rilke, et combien il est difficile pour lui de s’apercevoir qu’un ange s’est enfin penché sur son épaule, dans son cabinet de travail. Toute sa vie durant, le poète va chercher une solution pour entrer à l’intérieur de lui-même, pour se refermer, et vivre dans la solitude, la réclusion d’un austère château du Moyen-Âge et le silence, parce que « les œuvres d’art sont d’une infinie solitude » et qu’ « une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure »17 :

« Rentrer en soi-même et, des heures durant, ne rencontrer personne – voilà ce qu’il faut pouvoir atteindre. Etre solitaire comme, enfant, on était solitaire quand les adultes allaient et venaient, tressés à des choses qui semblaient importantes et grandes parce que les grands avaient l’air si affairé, et qu’on ne comprenait rien à ce qu’ils faisaient.
[…] Nous savons peu de choses, mais une certitude ne nous quittera pas, c’est que nous devons nous mettre du côté du grave ; il est bon d’être solitaire, car la solitude est grave ; qu’une chose soit grave doit être pour nous une raison de plus de la faire. »18

La réclusion que le poète va vivre à chaque période créatrice est annonciatrice du renoncement dont il faut faire preuve, lorsque l’on aspire au chef-d’œuvre.

« La maison est bien le lieu d’ancrage où s’enclore pour créer, faire grandir l’œuvre, approfondir le lien à l’âme »19.

Déraciné, le poète l’est en premier lieu du fait de ses origines pragoises, et en second lieu, de celui de sa langue maternelle, qui n’est pas le tchèque mais l’allemand. La question de la langue est fondamentale : il s’agit à la fois de la langue parlée, en tant qu’idiome vernaculaire, mais aussi en tant que langue choisie en écriture, pour pallier au manque de l’enfance, à l’humiliation, à l’exclusion. Pour Rilke, le poète est à jamais incompris, et seul capable de voir intensément dans l’Ouvert. Il est le seul aussi à pouvoir entrevoir la douleur de l’enfantement, les sacrifices dus à l’inspiration. Pourtant, il passera sa vie d’écriture à démontrer que « là où [on] crée, [on est] vrai ». Dans son essai Rilke Sans domicile Fixe20, Olympia Alberti démontre que la force créatrice du poète réside dans son impossibilité à se fixer, à s’attacher à un lieu, mais aussi que, pour créer, le poète doit passer par plusieurs reconstructions, la première va « imposer à l’auteur une restructuration complète de son mode d’être, de sa vision de lui-même et du monde […] » et la seconde va lui apprendre que « créer, c’est aussi tenter le dépassement d’une nostalgie – à essayer d’être dans le don quand on est tellement dans le manque :
« Et penser que j’aurais pu être, moi aussi, un poète comme celui-là, s’il m’avait été donné de demeurer quelque part, n’importe où dans le monde, dans une de ces maisons de campagne bien closes, dont personne ne se soucie »21.

Le havre de paix

A la fin de sa vie, le poète se fixera pourtant en Suisse, où il a rencontré Merline (Baladine Klossowska), et son fils, le peintre Balthus, et atteindra enfin la plénitude attendue depuis toujours, aux creux des paisibles montagnes valaisannes, qui avaient si bien su l’accueillir. Dans les poèmes dédiés à ce havre de paix, le poète utilise la métaphore de la rose (« livre entrebâillé »), comme symbole de son essor psychologique et physique : il a enfin sur sortir du sol, grandir, pousser, et devenir lui-même, au seuil de la mort. En témoignent ces quelques mots, laissés sur sa tombe :

Rose, oh reiner Wiederspruch,
Lust niemandes Schlaf zu sein
Unter soviel Lidern.

Durant l’année 1926, paraîtront, successivement Les Quatrains Valaisans, Les Roses, Les Fenêtres et la série intitulée Vergers, qui sont aujourd’hui regroupés en un seul volume. Les premiers font l’éloge du pays d’accueil, de la patrie enfin trouvée (Rilke allait obtenir un permis de séjour de longue durée en Suisse, au moment de sa mort), mais aussi de la plénitude, qui vient avec le grand âge – comment alors, ne pas songer à ce vers de Saint-John Perse : Grand âge, nous voici… - tandis que le second recueil met en évidence le lien particulier qui existait entre le poète et les roses, qu’il cultivait amoureusement dans le jardin de Muzot, et qui symbolisaient dans la nature l’idéal de perfection que le poète cherchait à atteindre en poésie. De ces recueils successifs, un élément nous paraît comme fondamental : dans les poèmes précédents, le poète était souvent accompagné de la musique ou de la présence des anges, même si le bruit du monde était atténué, il était bien présent ; or, ici, le silence qui entoure les êtres et les choses est si dense, qu’il devient palpable pour le lecteur.

Muzot, ce château offert par un ami et mécène, sur les conseils de la Princesse de Tour et Taxis, devient le lieu de tous les possibles : le lieu de l’éblouissement des Sonnets, le lieu de la reddition aussi. Fatigué de combattre une maladie sans cesse progressant, mais de vaincre aussi les nombreuses angoisses qui le tiraillaient, c’est à Muzot que le poète choisit de finir ses jours, dans une dernière réclusion, faisant lettre morte des inquiétudes de Lou, son amie de toujours, préférant la solitude des derniers instants à une foule toujours plus grande d’amis venus le soutenir… Peut-être, le seul lieu où le poète se soit jamais senti chez lui, c’est ce verger, qu’il a si bien su chanter en poème, lui rendant hommage en le contant en français :

Peut-être que si j’ai osé t’écrire,
Langue prêtée, c’était pour employer
Ce nom rustique dont l’unique empire
Me tourmentait depuis toujours : Verger.
[…]
Verger : Ô privilège d’une lyre
De pouvoir te nommer simplement
Nom sans pareil qui les abeilles attire
Nom qui respire et attend…
Nom clair qui cache le printemps antique
Tout aussi plein que transparent,
Et qui dans ses syllabes symétriques
Redouble tout et devient abondant.

Comme Rilke le dit si bien lui-même, il fut en tout un passionné, mais trop fragile, trop sensible, qui prit la vie de plein fouet, comme une avalanche, souffrant de cette menace, mais relevant le défi d’être plus grand que son malheur, cherchant dans la création littéraire, une réponse possible à ses angoisses et à sa souffrance profonde. Se plongeant corps et âme dans la poésie, avec tout le talent qu’on lui connaît aujourd’hui, il est un des derniers grands poètes de notre temps, qui put vivre librement de sa plume, en des lieux exceptionnels, qui ont su être les réceptacles parfaits à une œuvre sensible.

« Le principe de mon travail est une soumission passionnée à l’objet qui m’occupe, auquel, autrement dit, mon amour appartient. Le renversement de cette soumission se produit enfin, inattendu même pour moi, dans ce qui se manifeste en moi tout à coup, l’acte créateur, à l’occasion duquel je me retrouve aussi non coupable dans l’action et la victoire que j’ai été pur et innocent dans la soumission de la phase précédente »22.

Pour conclure cette brève étude, nous pourrions citer ce très beau poème, qui s’intitule Baudelaire, qui semble résumer pour le poète ce qui fut son modus vivendi, son idéal, et qui rend Rilke admirait.

Le poète seul a uni le monde
Qui en chacun de nous se désagrège
Il attesta le Beau d’une manière inouïe ;
Mais glorifiant ce qui l’accable,
Il a infiniment purifié la ruine :

Et même ce qui tue devient monde.

 


Après un baccalauréat général littéraire, et une licence en Lettres Modernes mention F.L.E., doublée d’un Diplôme Universitaire d’Etudes Théâtrales, j’ai décidé de m’orienter vers des études longues et notamment en poésie. Ayant toujours apprécié la pluralité des échanges interlangues, je me suis engagée sur la voie des études en littérature générale et comparée, dans le but de pouvoir concilier ma passion pour la littérature – et en particulier la poésie moderne et contemporaine – et celle de la langue allemande. Après deux mémoires qui établissent à la fois cet intérêt pour la littérature comparée et le plurilinguisme (mémoire de licence : La poésie orphique, étude des œuvres de poésie de Rilke, Cavafy, Saint-John Perse et Sikélianos ; mémoire de master : Philippe Jaccottet : Ecrire, traduire la poésie de Rilke), et des études de F.L.E. poursuivies jusqu’en maîtrise, je suis actuellement professeur de F.L.E. dans une école de langues en Suisse romande, et en préparation de ma thèse en littérature comparée, qui mettra en lumière les liens contigus entre les œuvres poétiques de Rilke, Jaccottet et Bonnefoy, à travers la thématique « Littérature et peinture ». Je souhaiterais à l’avenir devenir Professeur de Lettres à l’université.


 

 

1 RILKE Rainer Maria, Lettres à une compagne de voyage, traduit de l’allemand par Jacques Legrand, préface de Marc Petit, Collection Voyager avec…, Editions La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, Paris, 1995, p.9

2 LE BLANC Charles, MARGANTIN Laurent, SCHEFER Olivier, La Forme Poétique du Monde, Collection « Domaine Romantique », Editions José Corti, Paris, 2003

3phée », n°218, Editions de la Différence, Paris, 1997, « Erste Elegie » / « Première Elégie », p.29

4 RILKE Rainer Maria, Lettres à une compagne de voyage, traduit de l’allemand par Jacques Legrand, préface de Marc Petit, Collection Voyager avec…, Editions La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, Paris, 1995, p.11

5 GIOVANNONI Augustin, Ecritures de l’Exil, Collection « Espaces Littéraires », Editions L’Harmattan, Paris, 2003, p.11

6 Collectif, Rilke, le magnifique René Maria, Collection « Albums Tatou », Editions Michalon, Paris, mars 2007

7 RILKE Rainer Maria, Prose, in Œuvres 1, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1972, p.549-716

8 Ibidem, p.566

9 Cf. TABUCCHI Antonio, Une malle pleine de gens, Editions Christian Bourgois, Paris, 1998

10 RILKE Rainer Maria, Prose, in Œuvres 1, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1972, p.558

11 RILKE Rainer Maria, Prose, in Œuvres 1, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1972, p.544

12 RILKE Rainer Maria, Le Testament, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1983, p.48

13 GIOVANNONII Augustin, Ecritures de l’Exil, Collection « Espaces Littéraires », Editions L’Harmattan, Paris, 2003, p.8

14 Collectif, Cher pays de mon enfance, Editions Librio, n°726, Paris, 2005, p.7

15 GIOVANNONI Augustin, Ecritures de l’Exil, Collection « Espaces Littéraires », Editions L’Harmattan, Paris, 2003, p.12

16 ANDREAS-SALOME Lou, Lettre à Rilke du 7 août 1903, Westend, in Correspondance avec Lou Andreas-Salomé, Editions Gallimard, Paris, p.80

17 RILKE Rainer Maria, Briefe an einen jungen Dichter, Collection „Kleine Diogenes Bücher“, n° 70086, Diogenes Verlag, Zürich, 1997 pour le texte original et RILKE Rainer Maria, Lettres à un jeune poète, Collection « Les Langues Modernes », Editions Le Livre de Poche, Paris, 1989 pour la traduction française.

18 Idem, p.79 et 93

19 ALBERTI Olympia, Rilke Sans Domicile Fixe, Editions Christian Pirot, Saint-Cyr-sur-Loire, 2003, p.69

20 Ibidem

21 RILKE Rainer Maria, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Collection La Pléiade, Editions Gallimard, par Claude David, Paris, cité par ALBERTI Olympia, Rilke Sans Domicile Fixe, Editions Christian Pirot, Saint-Cyr-sur-Loire, 2003, p.69

22 RILKE Rainer Maria, Le Testament, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1983, p.45

 

BIBLIOGRAPHIE

ANDREAS-SALOME Lou, Lettre à Rilke du 7 août 1903, Westend, in Correspondance avec Lou Andreas-Salomé, Editions Gallimard, Paris

RILKE Rainer Maria, Briefe an einen jungen Dichter, Collection „Kleine Diogenes Bücher“, n° 70086, Diogenes Verlag, Zürich, 1997 pour le texte original et RILKE Rainer Maria, Lettres à un jeune poète, Collection « Les Langues Modernes », Editions Le Livre de Poche, Paris, 1989 pour la traduction française.

RILKE Rainer Maria, Le Testament, Collection « Le Don des Langues », Editions du Seuil, Paris, 1983

RILKE Rainer Maria, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Collection La Pléiade, Editions Gallimard, par Claude David, Paris

RILKE Rainer Maria, Les Sonnets à Orphée / Die Sonette an Orpheus, traduit de l’allemand et présenté par François-René Daillie, Collection « Orphée », n°218, Editions de la Différence, Paris, 1997

RILKE Rainer Maria, Lettres à une compagne de voyage, traduit de l’allemand par Jacques Legrand, préface de Marc Petit, Collection Voyager avec…, Editions La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, Paris, 1995

Ouvrages critiques
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Collectif, Cher pays de mon enfance, Editions Librio, n°726, Paris, 2005, p.7

Collectif, Rilke, le magnifique René Maria, Collection « Albums Tatou », Editions Michalon, Paris, mars 2007

GIOVANNONI Augustin, Ecritures de l’Exil, Collection « Espaces Littéraires », Editions L’Harmattan, Paris, 2003, p.12

LE BLANC Charles, MARGANTIN Laurent, SCHEFER Olivier, La Forme Poétique du Monde, Collection « Domaine Romantique », Editions José Corti, Paris, 2003