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Return to Equinoxes, Issue 4 :Automne/Hiver 2004-2005
Article ©2004, Evelyne Ledoux-Beaugrand

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"Contemporary Women's Writing in French"

Evelyne Ledoux-Beaugrand, Université de Montréal.

Écriture Épidermique. Symptomatologie de la filiation dans
La Démangeaison de Lorette Nobécourt.

À propos du corps féminin mis en scène dans les écrits des femmes depuis la dernière décennie, plusieurs ont parlé de son caractère scandaleux 1, de la peau impudiquement dévoilée par les auteures contemporaines qui « font éclater les derniers tabous en ce qui concerne la représentation des corps et de la sexualité des femmes » (Morello et Rodgers 33). Au-delà de son aspect choquant, dans bien des cas accentué délibérément par les auteures dont le but n'est pas tant d'ébranler les lecteurs que de reprendre possession de ce corps féminin qui leur a, paradoxalement, longtemps été refusé 2, la peau littéralement mise à nu peut se révéler autrement signifiante. Criblée, boursouflée, recouverte de bubons, lorsqu'elle ne laisse pas tout simplement voir ce qu'elle devrait recouvrir, à savoir la chair et les os, la peau d'Irène, narratrice et protagoniste de La démangeaison de Lorette Nobécourt, se présente comme une surface scriptible, et donc une surface lisible, sur laquelle se révèle un savoir relatif à la généalogie. Que signifient ces marques portées par Irène à même son derme? Quels savoirs révèlent-elles sur l'inscription de la narratrice dans sa lignée? Il semble que le défaut de peau se présente, ici, en tant que marque filiale et, aussi souffrante cette marque soit-elle, elle témoigne d'une tentative de réinscription dans la lignée. À partir de sa pathologie qui, par définition, est un écart à la norme, et donc un désordre, Irène tente de remettre un peu d'ordre dans le grand désordre qui règne au sein de sa famille.

De la marque discursive à la marque pathologique

« Qui peut dire sans rire son origine? » (15), questionne la narratrice de La démangeaison . Et en effet, notre origine, cette « histoire qu'il n'est même pas en notre pouvoir de nous raconter » (Granoff 62), demeure toujours obscure et incertaine. Les récits policés faits aux enfants, pas plus que le discours scientifique qui prétend pourtant tout expliquer, ne parviennent à faire la lumière sur le mystère de nos origines, la magie qui préside à notre existence. Pour combler les béances qui persistent dans la narration que nous font nos prédécesseurs de nos origines, puisque ces omissions demeurent inconnues de ceux-là même qui pourraient nous les dire, les sociétés primitives ont mis en place un système de marquage corporel. Scarifications, tatouages, circoncision, excision sont autant de façons d'inscrire sur le corps l'appartenance à la lignée, et ainsi d'inscrire l'origine dans l'épreuve du corps. À l'instar de la cicatrice d'Ulysse, laissée – accidentellement – sur son genou par les défenses d'un sanglier plusieurs décennies auparavant, et qui vaut au voyageur transformé par le temps à la fois d'être reconnu de ses proches et de réintégrer sa place dans la famille, la marque corporelle s'avère garante non seulement de l'identité de son porteur, mais aussi de l'ordre familial. Car la filiation est bel et bien un ordre, à entendre ici au double sens d'un ordonnancement et d'une injonction. Un ordonnancement dans le temps, d'une part, qui fait que les êtres et les générations, déployés sur un axe vertical, se succèdent suivant une logique temporelle. Une injonction, d'autre part, car la filiation, ce n'est pas seulement le lien de parenté qui unit plusieurs individus, ce fil qui les relie à travers le temps et les générations et vient les confirmer dans leur appartenance commune; la filiation ne se résume pas, comme l'écrit Granoff, à « “être né ”, ni seulement [à] “être né de” ou “engendré par” » (50) et ainsi partager certaines caractéristiques physiques et génétiques avec nos prédécesseurs. Au-delà de cet aspect biologique, la filiation est aussi constituée d'un ensemble de discours, d'une « suite scandée par la procréation et la naissance » (Granoff 50), qui assigne à chaque individu, avant même sa naissance, son rôle et sa place dans la généalogie, lui prescrit son attribution dans le mythe familial.

Ainsi, faire comme Ulysse et procéder « au relevé des traces » afin que soit reconnue son appartenance familiale, les « traces [étant] les représentations clés de sa filiation » (Granoff, 1975, 85), cela s'avère difficile pour Irène, non pas en raison de l'absence de telles marques sur son corps, mais bien parce que les signes physiques qui garantiraient son appartenance au clan tendent plutôt à placer la narratrice à l'écart de celui-ci. Le mythe familial, la narratrice de La démangeaison peut difficilement l'ignorer puisque c'est à même son derme qu'il se révèle à elle. De fait, Irène est marquée du sceau du discours filial, et les marques sur son corps sont innombrables tant celui-ci est recouvert d'un eczéma dont elle ne parvient pas à se débarrasser. « [O]ui, rien ne m'aura été épargné, rien » (18), affirme celle qui a connu la démangeaison jusque dans la bouche et au creux de son sexe. Mais ces marques purulentes qui la poussent à se défigurer, à meurtrir son propre corps afin de faire taire le raclement que lui inflige la maladie, ne sont, en fait, que la réponse à une marque première, stigmate originel dont l'abjecte vision a fait voler en éclats le mythe familial. Car la narratrice de La démangeaison est « née paralysée. À demi. Pour moitié » (11), « née la nuit dans le drame de la difformité terrorisante, du sang qui ne circulait pas, de la jambe raide, du cerveau fatigué, du bras cassé » (12). C'est tordue et temporairement handicapée qu'Irène voit le jour, et ce handicap, mentionné dès la première ligne du récit, comme si c'était lui qui déterminait la suite de son existence, déroute effectivement le destin de la narratrice. La naissance anormale d'Irène provoque non seulement la « panique parentale » (12), mais occasionne aussi « un effet de rupture dans la filiation » (Ciccone 137). Albert Ciccone soutient que « le handicap », parce qu'il rend le nouveau-né non conforme à cet enfant imaginaire que les parents avaient fantasmé, « défie les liens généalogiques » (137), perturbe le mythe familial.

Littéralement soufflé par le handicap d'Irène, ce premier mythe familial est toutefois bien vite remplacé par un nouveau discours qui, tout en assignant une place à la narratrice, lui laisse clairement entendre qu'elle ne peut se situer qu'en marge de la famille ainsi qu'en marge de la société 3. « [ I ] ls m'ont collé des maladies saugrenues comme autant d'excréments de folie à vivre sur ma peau » (11), lance Irène, qui attribue à ce ils indéfini, pronom désignant aussi bien la famille que la société, la cause de cette maladie dont elle souffre depuis les premiers mois de sa vie et qui, depuis lors, la fait indéniablement différente des autres. Différente, marginale et même un peu effrayante, c'est bien le rôle prescrit par la famille à cette enfant dont la monstruosité constitue une menace à l'ordre : « était-ce ma vie à moi que de me fouiller la peau des années entières, était-ce ma vie de devenir ce que je suis devenue? Je n'ai rien choisi de tout cela, pendant des années je n'ai rien choisi, je n'ai fait que suivre ce rôle dramatiquement, celui-là même qu'ils écrivent à l'avance » (23). D'abord imposé afin de la placer « ainsi à l'écart comme les fous » (16) et d'éloigner cette pythie menaçante qu'elle est aux yeux de la famille, l'eczéma d'Irène devient toutefois sa façon de dire, son mode d'expression : « ma peau recouverte de ces hiéroglyphes haineux » (18). Comme autant d'« éloquences silencieuses » (Cachard 4), ces hiéroglyphes qui marquent discursivement son derme se substituent à une parole filiale qui fait défaut, dénonçant ainsi un défaut dans la filiation.

Le corps parlant

Dans son essai Body Work (1993), Peter Brooks soutient que le corps est souvent, dans les récits modernes 4, un signifiant important; loin d'être uniquement le support de l'âme du personnage, ou un contenant insignifiant tout juste bon à donner un peu de relief aux protagonistes, il s'avère plutôt « the place for the inscription of stories » (6), « the place on which messages are written » (21). Sur le corps d'Irène s'inscrit effectivement un message, message donné à lire aux proches qui sont ainsi invités à déchiffrer sur ce corps malade une parole que la narratrice ne peut énoncer autrement 5, parole défaillante en raison de son excès. À sa façon, le corps d'Irène mime le défaut de filiation. De fait, le « psoriasis monumental » (16) de la narratrice, de par son aspect excessif qui lui burine chaque parcelle de peau, pointe vers la démesure du discours familial :

Je dénonçais sans cesse par cette écriture de peau, tout ce que j'avais à dire, tout ce que j' allais dire un jour, tout ce qu'il me serait donné de révéler. Le texte s'en imprimait sur mon épiderme, annonçait ma parole prochaine. Leur panique blanche de ces pensées dans mon cerveau, je la voyais lorsqu'ils regardaient mes maladies se développer, les symptômes se multiplier (41).

S'il est inscrit sur sa peau, intimement collé à elle, la narratrice n'a toutefois aucun contrôle sur ce discours; c'est malgré elle que le verbe se grave dans sa chair et que sa haine est ainsi « dénoncée par [s]on corps » (20). En effet, bien qu'elle finisse par aimer et même par entretenir ses plaies, ces marques corporelles lui sont d'abord imposées par sa famille: pour sa « paralysie d'un jour » (18), pour la panique parentale déclenchée par les circonstances troubles de sa naissance et qui laisse croire à la famille qu'elle constitue une menace, Irène paie de son corps, paie de sa place dans la généalogie. Et cet écart à la norme est cher payé pour la narratrice qui est alors aux prises avec cette « présence étrangère » (19) qu'est la maladie, cet « envahissement de [s]a personne » (39) par les membres de sa famille, ceux-là même qui la « tordaient de l'intérieur » (19). Terrorisée par le savoir dont elle la suppose porteuse, la famille s'arrange pour maintenir l'enfant monstrueux qu'elle est à distance. Non seulement le mythe familial lui désigne-t-il les marges comme seul lieu d'existence possible pour une personne comme elle, mais ce discours, parce qu'il la constitue en tant que sujet – aussi marginal soit-il –, l'assujettit du même coup, dès lors qu'on comprend, suite à Foucault, la « constitution comme sujet » (81) au double sens d'une subjectivation et d'un assujettissement.

De fait, Irène, du moins durant un temps, est assujettie à sa famille, soumise aux lois et règles qui gouvernent ce clan qu'elle décrit dans les termes suivants : « cette vomissure, ce vivier de miasmes qui s'accrochaient les uns aux autres, se haïssaient, se dévoraient, la famille, vermines, miasmes d'arrière-pensées atroces qui ravageaient ma gueule d'enfant, qui agitaient mes nerfs pour me laisser exténuée, vaincue au bord du jour » (19). La famille est un piège immonde qui se referme sur elle et la maintient, de ses « fils d'araignée déments » (20), solidement en place, dans cette position de martyre, « cadavre sacrifié à l'autel du clan » (71) afin que soit « sauvegarder l'apparence d'un conformisme docile et hypocrite » (Morello 67), et que jamais ne soient révélées toutes les exactions commises au nom de l'ordre familial. Dans un premier temps, Irène cherche à effacer les marques pathologiques qui parsèment son derme, par la claustration d'abord, les murs du pensionnat, devenus une deuxième peau pour elle, se substituant ainsi à son enveloppe corporelle défaillante, puis par l'écriture qui lui permet de se défaire momentanément de son eczéma et de jouir enfin d'une vie normale 6. Mais bien vite, le retour de la maladie, tout à la fois craint et désiré, lui permet de briser les liens familiaux et de faire entendre cette vérité depuis déjà longtemps inscrite sur son corps. Cette maladie qui l'a fait souffrir durant des années devient une clé lui donnant accès à « une liberté inconnue » (99) : « Ma peau a éclaté comme le monde que l'on m'avait transmis. Les deux furent trop étroits » (99). En cultivant ses plaies, en grattant toujours plus profondément sa peau, « atteigna[nt] des nudités extrêmes » (89), Irène refuse, cette fois-ci délibérément, tout retour éventuel à la vie normale. « Je retenais mon mal comme une définition » (94), affirme celle qui échappe ainsi à la quarantaine perpétuelle à laquelle la destinait sa famille. Car il n'est plus question pour Irène de s'acharner à faire disparaître ses « boursouflures » (114) qui non seulement la singularisent, mais énoncent une vérité. Désormais « abominablement [elle]-même » (24), la narratrice de La démangeaison entretient son altérité qu'elle brandit en guise de résistance aux mensonges familiaux.

Ordre et désordre

Avec son visage ravagé, c'est bien son « refus de l'ordre au profit du désordre » (Morello 70) que manifeste Irène, venant ainsi bousculer les convenances sociales qui prêchent la bonne santé pour tous et demandent à ce que chacun tende vers la normalité. Sa maladie – désordre organique – fait donc désordre dans la filiation, d'une part, puisqu'Irène rompt les liens filiaux qui l'ont longtemps maintenue sous le joug familial, et dans la société, d'autre part, car son eczéma la transforme en un être « inutilisable, mauvaise machine en dehors de la grande industrie » (94). Or, paradoxalement, le spectacle désordonné de ses chairs, qui occasionne de nombreuses perturbations sur son passage, se veut, pour Irène, une façon de faire éclater au grand jour la vérité et, en quelque sorte, de rétablir un certain ordre. Le marquage corporel et le maintien de l'ordre vont généralement de paire, que l'on pense aux marques corporelles identifiant jusqu'au 18 e siècle les prisonniers, à la lettre écarlate que doit porter la femme adultère dans le roman éponyme de Hawthorne, de même qu'à l'anthropométrie qui cherche à lire sur les corps des individus des marques pouvant laisser présager leurs crimes futurs. Alors que dans chacun de ces exemples, la marque corporelle servant à identifier les fautifs est imposée par des instances de pouvoir, Irène, quant à elle, exhibe volontairement sa différence sur son derme afin de déstabiliser ce pouvoir : « Je creusais ma peau parce que c'était la seule façon de refuser l'adhésion à un monde confus suintant l'abrutissement » (96).

De ce monde, elle refuse tout, à commencer par les lois qui le gouvernent et qui s'avèrent n'être, en réalité, qu'une énorme supercherie. C'est du moins ce que découvre Irène lorsqu'elle parvient à lire ce message, pendant longtemps indéchiffrable, dont elle est porteuse :

J'interrogeais, dans mes nuits rampantes, le secret de mon enveloppe. Je décryptais l'énigme, je voulais comprendre ce que cachait la méconnaissable figure, le mensonge noir obscur, le plus sombre et le plus archaïque mensonge, celui de la servilité. Il n'existe aucune loi, ni aucune norme, aucun schéma, ils m'avaient tous menti (98).

S'il n'existe véritablement aucune loi, aucune norme, aucun schéma comme le prétend la narratrice de La démangeaison , c'est donc dire que pendant toutes ces années, elle a été mise au ban de sa famille et de la société sans raison valable, et que les menaces d'élimination qui pesaient sur elle n'avaient aucun fondement. Car sans loi, plus personne n'est hors-la-loi, sans norme, il n'y a plus de partage entre les êtres normaux et les anormaux telle Irène. Ainsi, en causant le désordre autour d'elle, non seulement en imposant aux regards des autres les traces de sa maladie comme autant de preuves de sa désobéissance inscrites sur son corps, mais en attaquant des gens dans la rue, trouant leur enveloppe corporelle de la même manière que la sienne est percée, Irène cherche à établir un nouvel ordre, aussi désordonné soit-il, où ne subsiste aucune division ni entre la normalité et l'anormalité, ni entre l'intérieur et l'extérieur du corps 7

Conclusion

Dans un ouvrage où il recense des cas de filiation problématique, Jean Guyotat (1980), comparant les rituels de marquage corporel des sociétés non occidentales au discours filial qui les a remplacés, affirme que ces traces de la filiation inscrites à même le corps n'ont toutefois pas totalement disparu de notre culture. Les marques du lien de filiation « ne sont plus l'initiation (voire la circoncision) mais un existant qui peut être aussi bien une atteinte somatique qu'une maladie mentale, un épuisement dépressif, [qu']un suicide » (4). Bien sûr, la filiation n'est pas toujours pathologique et les marques qui la confirment passent généralement par le discours et les actes de la famille. Mais lorsque le discours fait défaut, lorsque le mythe familial est perturbé par un événement inattendu comme l'est un handicap, les marques pathologiques prennent la relève, se substituant alors au discours défaillant. C'est cette substitution de la marque filiale discursive par la marque pathologique que met en scène La démangeaison . « La maladie est une arme et je vote le déploiement du corps » (40), proclame Irène dans La conversation , récit de Lorette Nobécourt qui fait suite à La démangeaison . Plus qu'une arme, dans ce récit, la maladie inscrite sur la peau est un discours, et sa symptomatologie révèle, à ceux qui sont invités à la lire, à la déchiffrer, un malaise dans la filiation.


Evelyne Ledoux-Beaugrand est doctorante en études françaises à l'Université de Montréal. Sa thèse porte sur les marques de la filiation dans la littérature contemporaine des femmes. Son mémoire de maîtrise, intitulé « De l'écriture de soi au don de soi. Les pratiques confessionnelles dans La honte et L'événement d'Annie Ernaux », sera publié prochainement dans les Cahiers de l'Institut de recherches et d'études féministes (IREF) . Elle a fait paraître quelques articles, notamment sur Christine Angot ( Tessera , 2003) et Annie Ernaux ( Lectures du genre , Remue-Ménage, 2002).


Notes:

1On n'a qu'à se référer à la couverture médiatique de certains récits tels L'inceste de Christine Angot, La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet et Putain de Nelly Arcan, de même qu'à des récits où la sexualité occupe une place moindre comme La démangeaison de Lorette Nobécourt ainsi que dans les romans de Marie Darrieussecq et de Linda Lê. Je pense ici, en particulier, à l'article « Mesdames sans gênes » de Didier Jacob, paru dans les pages du Nouvel observateur , dans lequel l'auteur assimile la littérature des femmes des dix dernières années à un dévoilement impudique des entrailles de leurs auteures, comme si les différentes représentations du corps féminin se réduisaient toujours à une mise en scène du sexuel : « l a littérature féminine a tout osé, ces dernières années, enlevant successivement le haut, le bas et la culotte du partenaire ».

2C'est ce qu'affirme Hélène Cixous dans La jeune née (1975), rappelant que les femmes ont longtemps été tenues à l'écart de leur propre corps. Ce « contient noir » – comme elle se plaît à nommer le corps féminin, et en particulier son sexe, reprenant la désormais célèbre formule de Freud – qu'elles ont appris à craindre, voir à détester, Cixous les invite à la réinvestir, à en reprendre possession.

3Aucun exemple concret des actes posés par la famille afin d'exclure l'enfant monstrueuse n'est donné. Dans ce récit autodiégétique, qui prend la forme d'un long monologue, seul le point de vue d'Irène, ses suppositions paranoïaques à propos des membres de sa famille, nous est accessible.

4Brooks situe à la fin du 18 e et au début du 19 e siècles l'émergence du « corps moderne » dans la littérature. L'expression « corps moderne » ne signifie évidemment pas que ce corps ait connu des transformations importantes à cette époque ; ce qui diffère toutefois, c'est le regard posé sur celui-ci et le mode d'appréhension du corps. Le corps n'est plus, dès sa venue au monde, porteur d'un sens immuable. C'est, au contraire, au fur et à mesure, au gré des expériences et des situations, que le sens s'inscrit sur le corps, la peau devenant un palimpseste où se lit l'histoire des individus.

5Sans que la pathologie d'Irène – qui demeure sans explications médicales – soit, à proprement parler, de l'hystérie, elle ressemble néanmoins, sur plusieurs points à la « corporéisation du conflit hystérique » (Ciccone, 1999, 15) : le corps met en scène une émotion, ou un conflit psychique qui n'a pu être « abréagi ». À l'instar des hystériques aux prises avec une parole piégée dans le corps, la mise en scène corporelle remplace une parole indicible. La maladie monstrueuse, et qui donc, par définition, montre et indique un défaut dans le discours filial, est offerte à un public, éventuel lecteur de cette marque corporelle, de la même façon que dans « la mise en scène de l'hystérique », qui « est destinée à être vue, il y a du montré, il y a une adresse à un autre » (Ciccone, 1999, 15).

6Tant par la claustration que par l'écriture, Irène se constitue ce que Didier Anzieu nomme une « seconde peau » (82), enveloppe psychique qui prend le relais sur un Moi-peau défaillant. Ainsi, les murs font momentanément office de seconde peau alors que dans la mise en mots de sa haine et dans la dénonciation de l'injustice familiale, Irène se pare d'une « peau de mots » (231). À la lumière des écrits de Didier Anzieu sur les maladies de peau, qu'il décrit comme un message paradoxal maintenant à distance les proches tout en leur demandant une plus grande proximité corporelle, on peut penser qu'Irène, en dépit de sa haine envers « tout discours qui pu[e] le social » (97), cherche à créer une communauté hors de la famille, basée non pas sur la reconnaissance discursive, mais sur la marque corporelle. En effet, si l'eczéma est souvent, comme l'affirme Anzieu, une façon pour le sujet de se distinguer, de trouver son individualité dans la souffrance, Irène parvient effectivement à se placer en marge de la famille, à rompre les liens d'appartenance avec celle-ci. Toutefois, les attaques qu'elle perpètre contre le Moi-peau des autres tendent à recréer une communauté, communauté d'éclopées et de marginaux soit, mais qui permet néanmoins à Irène de ne plus être seule à contrevenir et ainsi contester les lois sociales et familiales.

7Au sujet du corps ouvert, et par le fait même abject puisqu'il met en actes l'effacement des limites corporelles, voir l'article de Nathalie Morello (2002) dans lequel elle reprend la discussion de Julia Kristeva dans Pouvoirs de l'horreur , montrant comment l'ouverture du corps devient une forme de jouissance dans La démangeaison de Lorette Nobécourt. Si l'exposition de son corps abject procure de la jouissance à la narratrice, c'est parce qu'elle échappe, de cette façon, aux lois et normes qui l'ont marginalisée.

Bibliographie:

Anzieu, Didier. Le Moi-peau . Paris : Dunod, 1995.

Brooks, Peter. Body Work : Objects of Desire in Modern Narrative . Cambridge : Harvard UP, 1993.

Cachard, Claudie. « Quelques considérations autour du thème “Les échos du silence” ». Le Coq-héron , 113-114 (1989). 3-7.

Ciccone, Albert. La transmission psychique inconsciente . Paris : Dunod, 1999.

Cixous, H élène, et Catherine Clément. La jeune née . Paris : Union générale d'éditions, 1975.

Foucault, Michel. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir . Paris : Gallimard, 1976.

Granoff, Wladimir. Filiations : L'avenir du complexe d'Śdipe . Paris : Minuit, 1975.

Guyotat, Jean. Mort/naissance et filiation : Études de psychopathologie sur le lien de filiation . Paris : Masson, 1980.

Morello, Nathalie. «  La démangeaison et La conversation de Lorette Nobécourt : Quand “le parler chair” devient révolte… féministe? ». Romance Studies , 20.1 (juin 2002) : 65-76.

Morello, Nathalie (Ed.), et Catherine Rodgers (Ed.). Nouvelles écrivaines, nouvelles voix? Amsterdam et New York : Rodopi, 2002.

Nobécourt, Lorette. La conversation . Paris : Grasset, 1998.

———. La démangeaison . Paris : Les Belles Lettres, 1994.