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Return to Equinoxes, Issue 4 :Automne/Hiver 2004
Article ©, Agostino Paravicini Bagliani
Colloque sur la peau: du 27 au 30 novembre 2002
à Genève

Micrologus

 

La peau: Savoirs, symboles, reprÉsentations

 

 

 

RÉSUMÉS:

VINCENT BARRAS, Galen's Touch, Peau, objet et sujet dans le systÈme mÉdical galÉnien

Galien, nous disent habituellement les historiens, était doté d'une capacité tactile singulière, palliant l'insuffisance des moyens techniques de son temps pour contribuer à établir une science clinique supérieure. Mais peut-on sans plus se contenter de recourir au ‘don' d'un clinicien, fût-il décrit comme le plus grand médecin de l'Antiquité? La question doit sans doute être envisagée à nouveau. Nous nous proposons de reconsidérer le sens du toucher tel que le comprend un médecin antique dans l'horizon d'une physiologie élargie, en comprenant d'une part le contexte médico-biologique explicatif de la neurologie galénienne, mais surtout, en tenant compte de la diversité de ses modalités d'usage; dans une telle perspective, l'organe crucial, la peau, se charge d'une valence particulière, historiquement déterminée. En outre, l'oeuvre de Galien révèle sa richesse pour une appréhension complexe, débarassée de toute projection psychologique, de la sensorialité à l'oeuvre sous les doigts d'un médecin de la fin du IIe siècle.

 

ELISHEVA BAUMGARTEN, Marking the flesh: circumcision, blood, and inscribing identity on the body in medieval jewish culture

L'acte de la circoncision, souvent considéré comme un pacte de sang dans les écrits théologiques judaïques, fut un puissant symbole culturel tout au long de l'histoire juive; il a fait l'objet de bien des recherches. Cependant, un aspect précis du rituel de la circoncision n'a jusqu'ici pratiquement pas attiré l'attention des chercheurs: il s'agit de la marque de la circoncision sur la peau. Cet article a pour but d'étudier l'importance culturelle de cette marque dans le discours médiéval, particulièrement dans les écrits produits par les érudits des communautés juives ashkénazes (Nord de la France et Allemagne), et de mettre en évidence les références aux marques sur la peau et aux usages du prépuce dans la culture médiévale. Cette étude suggère que la marque sur la peau ne revêtait pas une importance particulière pour les hommes adultes de la communauté; toutefois, elle avait des vertus magiques et médicales pour les femmes, les enfants morts, les pécheurs et les jeunes garçons, à qui elle permettait d'accéder à la santé et au salut. Enfin, cet article évoque les changements survenus dans le discours médical sur l'inclusion des femmes dans le pacte et les différentes interprétations qui ont été données de cette inclusion à travers le sang et la peau.

 

NICOLE BÉRIO, Pellem pro pelle (Job 2, 4). Les sermons pour la fête de saint Barthélémy au XIIIe siècle

Dans les peintures de la fin du Moyen Âge, le martyre de saint Barthélemy est tantôt évoqué par la peau qu'il porte en sautoir sur l'épaule, tantôt plus crûment représenté dans le moment de l'écorchement. C'est aussi la peau qui retient le plus l'attention des prédicateurs. Leur thème de prédilection au jour de la fête est fourni par Job 2, 4: Pellem pro pelle . Dans un va-et-vient fréquent entre sens littéral et interprétation spirituelle, ils tirent parti de la polysémie qui s'attache à l'usage de pellis dans la Bible. L'écorchement renvoie au sacrifice offert en holocauste. La peau, lieu de l'extériorité, est aussi figure des biens temporels, ou instrument de dissimulation du péché. Appréhendée comme le vêtement du corps, elle se prête surtout à l'orchestration du thème paulinien du dépouillement volontaire par lequel le vieil homme devient l'homme nouveau. Des peintres ont pu s'en souvenir - et parmi eux, Michel Ange.

 

PETER BILLER, Black women in medieval scientific thought

L'histoire des peuples noirs dans la pensée scientifique médiévale est partiellement liée à la diffusion des traductions de textes grecs et arabes; toutefois, l'accueil reçu par ces textes est aussi très instructif: quelques régions s'intéressent plus que d'autres au sujet, et certains ajouts textuels reflètent des préoccupations occidentales postérieures. Les femmes occupent une place importante dans cette littérature, qui accorde beaucoup d'intérêt à un sujet que l'on trouvait déjà chez Aristote (le lait maternel des femmes noires) mais aussi à un thème nouveau, celui du rapport entre les femmes noires et la sexualité. Deux questions en découlent. Tout d'abord, on peut se demander si la discussion autour des femmes à la peau noire a été provoquée par des débats contemporains, comme les discussions quodlibétiques relatives aux Juifs en France et en Angleterre, à une époque où les dirigeants de ces pays considéraient leur présence comme problématique. Ensuite, le fait que le même type de questions scientifiques se soit posé à propos des Juifs et des noirs pourrait renvoyer à la nature proto-raciale de ces discussions.

 

DANIELLE BOHLER, Secrets et discours de la peau dans la littérature médiévale en langue vernaculaire

Du XIIe au XVe siècle, la diversité des situations littéraires où la peau est évoquée est considérable: elle laisse affleurer des enjeux anthropologiques essentiels. Le corps y est point d'ancrage d'un ordre ou d'un désordre imaginaire. Au-delà des canons esthétiques valorisant carnation et douceur, la peau entre dans le programme narratif des émotions, « parlante » par ce qu'elle cache ou affiche. Objet de désir, elle est soumise à la menace du temps: la peau fanée de l'âge bascule vers le poil de mauvais augure. La peau féminine apparaît comme lieu d'un trésor intime, et les taches de naissance se prêtent à la diffamation. En revanche, les héros masculins sont légitimés par un signe glorieux. Si la peau barbouillée suppose une violence infligée, la peau maquillée dénonce la manipulation. Elle est privilégiée pour les châtiments, de la femme narcissique au supplice de Judas. La peau enfin s'assimile à la métaphore d'un parchemin vivant, parcouru de signes. Peau glorifiée ou perdue: l'individu affronte l'incertitude de sa singularité et la fragilité de la sphère privée.

 

GUILLEMETTE BOLENS, La momification dans la littérature médiévale. L'embaumement d'Hector chez Benoît de Sainte-Maure, Guido delle Colonne et John Lydgate

L'embaumement tel qu'il apparaît chez Benoît de Sainte-Maure (env. 1160), Guido delle Colonne (1287), et John Lydgate (1412-1420) est une modification artificielle du corps qui vise à conserver les apparences physiques de la vie. C'est la couleur de la peau, la fraîcheur du teint, qui manifestent cette incorruptibilité du corps, laquelle est obtenue par un système d'irrigation du baume. Chaque auteur développe la complexité du système qui transfuse le cadavre, donnant les marques d'une évolution vers une intériorité corporelle toujours plus imaginable. En outre, le procédé d'embaumement pose de façon extrême la question de la mimésis par le brouillage de la distinction entre l'original et sa reproduction. En effet, l'objet authentique – le corps – devient une œuvre d'art; la personne est à la fois présente et représentée par elle-même.

 

BENJAMIN BRAUDE, Black skin / white skin in Ancient Greece and the Near East

La plupart des histoires de la peau, en particulier celles qui mettent l'accent sur la race, postulent que l'opposition entre peau noire et peau blanche est à la fois naturelle et éternelle. Il s'agit d'une opinion bien établie qu'il convient de démentir. Dans le monde antique et médiéval, l'identification par la couleur de la peau était bien moindre qu'aujourd'hui. La culture moderne prétend tirer de la littérature du Proche-Orient antique, et surtout des Ecritures hébraïques, le lieu commun selon lequel il existait une ancienne et profonde conscience de la couleur de peau; ce raccourci est non seulement anachronique, mais il conduit à des mésinterprétations culturelles. D'après les textes que nous avons consultés, la couleur de la peau joua un rôle de marqueur d'identité ethnique beaucoup moins important dans le Proche-Orient qu'en Grèce.

 

DENIS BRUNA, Le ‘labour dans la chair'. Témoignages et représentations du tatouage au Moyen Age

Le tatouage existait-il au Moyen Age? Dans l'affirmative, quelle était sa fonction au quotidien, dans la vie comme dans l'image? La tâche pour répondre à ces questions est ardue tant la pratique est difficilement discernable dans les textes. Au XIIIe siècle, Guillaume de Rubrouck parle d'une «petite croix à l'encre» sur la main d'un Mongol. Marco Polo est plus prolixe. C'est lui qui qualifie ces ornements de ‘labour' dans la chair des habitants du haut Tonkin. Les représentations du tatouage sont très rares dans l'Occident médiéval. L'une d'elles illustre sans aucun réalisme le récit du Vénitien. À la différence de cette image, il existe une représentation d'un tatouage d'une étonnante vérité dans un panneau peint par Jorg Breu en 1501. L'homme marqué est un tortionnaire du Christ dans une scène du Couronnement d'épines et présente son bras couvert de motifs ottomans. Dans le retable, les allusions au monde ottoman sont nombreuses et désignent le Turc comme le nouvel ennemi de l'Occident.

 

JACQUELINE CERQUILINI-TOULET, Poétique de la ride. L'inscription du passage du temps chez les poètes au Moyen Age

Les poètes du Moyen Age lisent la peau comme un parchemin, la vivent comme un vêtement qui vieillit et qui s'use. La ride fonctionne dans ces deux registres, sillon du parchemin, fronce du sac. Déchiffrer cette peau à travers la richesse du vocabulaire employé pour en caractériser les marques, interpréter le sens de ces signes et la leçon qu'y trouvent les moralistes, tels sont les axes de l'enquête menée dans cet article. Leçon d'humilité, par rapport à l'animal: la peau d'un homme mort a moins d'utilité que celle d'une bête, leçon d'humilité par rapport à Dieu: le maquillage n'est qu'une usurpation grotesque du geste divin de la Création. L'homme est face à sa peau comme face à un miroir. Il y lit ses fautes et son inscription dans le temps.

 

DANIELLE CHAPERON, Le travail du cheveu (1850-1900). Fragment d'une histoire de la sensibilité sémiotique

Sur le modèle de l'histoire de la sensibilité imaginée par Lucien Febvre, et en complément à une déjà classique histoire des représentations du corps, seront esquissés ici les linéaments d'une histoire de la sensibilité aux représentations ou plus exactement d'une histoire de la sensibilité sémiotique. Le prétexte à cette tentative est l'étonnement, voire le dégoût, que peuvent provoquer sur nos contemporains les «bijoux en cheveux» en vogue durant tout le XIXe siècle. L'homme dispose officiellement de cinq sens et l'on peut faire une histoire de leur hiérarchie (interne et externe) et des systèmes symboliques qui la justifient. On admet de la même manière, avec le sémiologue C. S. Pierce, qu'il y a trois catégories principales de signes (l'indice, l'icône, le symbole). Peut-on envisager que chacun de ces signes, principalement lorsque le référent est un individu humain, soit susceptible de produire sur la sensibilité un effet particulier et que cet effet est soumis à variations historiques et culturelles? En tous les cas, les cheveux coupés sont un indice de la personne absente ou disparue et nous ne les manipulons, ni ne les contemplons, pas aussi volontiers que nos proches aïeuls.

 

SÉBASTIEN DOUCHET, La peau du centaure à la frontière de l'humanité et de l'animalité

Si la peau est support et expression de l'identité, alors sa représentation est particulièrement problématique à propos de la figure du centaure: quelle est en effet la nature de la zone de peau qui articule la partie humaine et la partie animale de ce monstre? Les réponses qui ont été apportées par les images et les textes, antiques comme médiévaux, montrent une évolution significative du traitement de ce motif: le Moyen Age « roman » distingue nettement l'homme et l'animal, tandis que le Moyen Age « gothique », à l'instar de l'Antiquité, représente de façon si ambiguë la transition entre homme et animal qu'il est parfois impossible de les distinguer. L'étude plus spécifique du Chevalier au papegau , roman français anonyme du XIVe siècle, permet de rendre compte de cette évolution qui interroge les frontières de la nature humaine ainsi que la signification de la monstruosité.

 

YASMINA FOEHR-JANSSENS, La littérature à fleur de peau: des mots qui grattent et des démangeaisons littéraires dans la poésie personnelle des XIIe et XIIIe siècle

Dès l'Antiquité, on peut repérer un lieu commun qui utilise le motif de la démangeaison pour décrire les effets psychiques aussi bien que physiques de la tentation ou du désir. Parfois même cette image se déplace dans le champ de la composition poétique: « le style te démange » ou encore de la réception d'un texte littéraire: « les vers chatouillent les sens ». A partir d'un texte de la fin du XIIe siècle, Les Vers de la Mort d'Hélinant de Froidmont, qui aborde ce thème de manière assez allusive, nous tentons de suivre les diverses formes que peut prendre cette topique, selon qu'elle réfère la cause de la titillation ou du chatouillement à une simple excitation mécanique de l'épiderme ou à une affection dermatologique. Cette enquête nous permet de mettre en évidence la pérennité de cette image, mais aussi d'en repérer les variations. En fonction des types de discours, philosophiques ou satiriques, par exemple, et des époques, on constate que l'accent porte tantôt sur la description du plaisir mêlé de douleur que procure la titillation, tantôt sur l'évocation d'une maladie de peau irritante.

 

MARIACARLA GADEBUSCH BONDIO, La carne di fuori. Discorsi medici sulla natura e l'estetica della pelle nel' 500

La peau occupe une place apparemment marginale dans le discours médical du XVIe siècle. Dans le cadre de la cosmétique, elle fait l'objet d'efforts thérapeutiques et esthétiques, mais en dépit d'une terminologie latine spécifique, les quelques médecins qui s'y intéressent préfèrent employer un vocabulaire vague et allusif tiré de la langue vulgaire. Dans le champ de l'anatomie s'observe un modeste accroissement d'intérêt pour l'étude de cette partie du corps qui, pourtant, est souvent présentée dans les sources iconographiques non pas comme un véritable objet de la recherche anatomique, mais comme un obstacle à surmonter. Néanmoins, dans les textes qui accompagnent les tableaux anatomiques en question, naît une attitude réflexive toujours plus consciente de l'abîme qui sépare les dogmes de la tradition aristotélico-galénique et les observations empiriques. Grâce à la revitalisation de cette longue tradition médico-philosophique et au stimulus des techniques modernes de l'autopsie, la surface de la peau acquiert enfin une nouvelle épaisseur. En 1572 la peau se voit exaltée par le premier véritable traité de dermatologie, qui fait d'elle un organe pouvant être sujet aux maladies et, par conséquent, digne de l'attention médicale.

 

VALENTIN GROEBNER, Maculae. Hautzeichen als Identifikationsmale zwischen dem 14. und dem 16. Jahrhundert

La peau humaine apparaît homogène et uniforme uniquement dans les descriptions idéales. En réalité, nous sommes plus ou moins tous marqués par des taches. La peau est constellée de signes, temporaires et durables. Ces signes (taches de naissance, tatouages, cicatrices), naturels ou intentionnels, ont souvent été décrits au Moyen Age. Ils ont joué un rôle croissant non seulement dans les textes littéraires et les descriptions d'individus, mais aussi dans la médecine, la physiognomonie et la doctrine des indices des juristes médiévaux. Dans les protocoles des XIVe et XVe siècles, ils servaient à identifier esclaves, pèlerins et soldats, mais aussi les marchands étrangers ou un prince mort à la bataille, en tant qu'individus qu'on ne devait pas confondre avec d'autres. La peau devient alors une surface d'identification. Les signa du bas Moyen Age préfigurent ces ‘marques particulières' qui apparaissent encore aujourd'hui sur les mandats d'arrêt ou les pièces d'identification.

 

ANNE GRONDEUX, Cutis ou pellis. Les dénominations médiolatines de la peau humaine

Les deux vocables qui désignent le plus fréquemment la peau humaine en latin médiéval, cutis et pellis , forment un champ sémantique dont la structure apparaît fortement liée aux choix de traductions opérés dans la Vetus latina puis par saint Jérôme, l'emploi massif de cutis ayant par exemple contribué à vulgariser ce mot de la langue médicale. Si cutis et pellis fonctionnent à peu près indifféremment dans la plupart des contextes (description des effets du jeûne ou de la maladie, récits d'écorchement), cutis demeure le terme privilégié en médecine, ainsi que dans l'expression figée cutis capitis (cuir chevelu), sous l'influence du second livre des Macchabées. La peau humaine apparaît toujours comme ce qui fait écran avec l'extérieur, que ce soit pour faire barrage aux agressions ou au regard extérieur qui cherche la vérité de l'être, au détriment d'ailleurs de toute connotation de contact par le sens du toucher.

 

GUIDO GUERZONI, Notae divinae ex arte compunctae. Prime impressioni sul tatuaggio devozionale in Italia. Secoli XV-XIX

Dans cet article, l'auteur s'est intéressé aux tatouages dévotionnels que de nombreux pèlerins, italiens et autres, avaient l'habitude de faire exécuter à Lorette et à Jérusalem, depuis le milieu du XVIe siècle jusqu'à la première moitié du XIXe siècle. Il effectue tout d'abord un survol de la vaste littérature existant sur cette question, expliquant le silence embarassé de plusieurs observateurs des XIXe et XXe siècles, encore prisonniers du tabou d'inspiration positiviste entourant les tatouages. Sont ensuite décrits et analysés les motifs symboliques qui étaient tatoués. La pratique du tatouage sacral et dévotionnel remonte à l'Antiquité, mais c'est surtout son existence dans le monde chrétien qui nous intéressera ici, et la transformation de sa signification: le tatouage, extériorisation de la douleur, autrefois marque d'infamie, se métamorphose en une expression patente de la foi, symbole et écriture de martyre.

 

DANIELLE JACQUART, A la recherche de la peau dans le discours médical de la fin du Moyen Age

Les œuvres médicales de la fin du Moyen Age n'offrent qu'une faible visibilité à la peau, soit qu'elle se confonde avec l'ensemble du corps ou la partie qu'elle recouvre, soit qu'elle disparaisse sous les diverses dénominations des altérations qui l'affectent. Si le Moyen Age a connu à peu près tout ce que les auteurs du XVIe siècle se mirent à rassembler en un discours cohérent, les médecins et chirurgiens dispersèrent dans leurs écrits leurs allusions à la peau. La distinction entre derma et epidermis n'était pas systématique, sauf lorsqu'elle permettait d'expliquer, comme chez Pietro d'Abano, que la peau fût à la fois sensible et protectrice, à la fois réceptrice de surplus internes et de sensations venues du monde extérieur, à la fois susceptible d'une régénération et porteuse de cicatrices. Dans l'ensemble, elle est difficile à dissocier de la chair, dont elle est la « passion » selon une expression empruntée aux Problèmes aristotéliciens. Assez inapparente dans les descriptions anatomiques, les développements sur les désordres pathologiques ne lui font guère de place, puisqu'il est peu d'affections qui endommagent la peau seule. Outre l'ictère, les maladies du cuir chevelu, les atteintes des poux et des cirons, le groupe des morphées - dont certaines constituent le dernier stade d'altération de la forme du corps avant l'attaque lépreuse - est considéré comme la pathologie de la peau par excellence.

 

PHILIPPE KAENEL , Physiognomonie du poil. Freud, Michel-Ange et Lavater

Dans son étude sur le Moïse de Michel-Ange en 1914, Freud se focalise sur le détail de l'index qui « s'enfonce si profondément dans la molle masse pileuse ». Cette formulation sensuelle apparaît comme un lapsus qu'il faut interroger par rapport à l'herméneutique freudienne du détail et de l'énigme . Cette expression prend tout son sens par rapport à la tradition physiognomonique qui éclaire le sens culturel, symbolique, identitaire et ethnique du poil et de la barbe. L'index apparaît ainsi comme la figure même du fameux «paradigme de l'indice» (Ginzburg). Or, le Moïse n'enfonce pas son doigt profondément dans la barbe.... Cette «erreur», ce parti pris d'interprétation de Freud donne la mesure du lapsus et des enjeux affectifs et théoriques liés à l'index et à la barbe vers 1912.

 

NIKLAUS LARGIER, Tactus spiritualis. Remarques sur le toucher, la volupté et les sens spirituels au Moyen Age

L'analyse de la signification des ‘sens spirituels' dans la pratique religieuse médiévale nous fait découvrir l'importance du toucher et de l'expérience tactile. Cette dernière n'a pas seulement une valeur métaphorique, mais elle mène à une ré-évaluation de l'importance des sens et de la sensualité dans le contexte spécifique des pratiques de prière et de contemplation. Les auteurs médiévaux que nous évoquerons n'acceptent pas l'opposition stricte entre le plaisir des sens et le geste ascétique. Au contraire, ils développent des méthodes contemplatives dans le but de cultiver l'expérience sensorielle et de réinsérer cette expérience dans le cadre d'une spiritualité qui construit une intimité tactile quasi-illimitée entre l'homme et le divin.

 

LUIGI LAZZERINI, La pelle e il grasso. Il problema dei Kahirisiri

Dans le folklore indigène amérindien étudié par Natan Wachtel, étaient qualifiés de Kahirisiri les membres d'une secte de sorciers, accusés de commettre des meurtres en suçant la graisse de la peau de leurs victimes. Il s'agissait, selon Wachtel, d'une pratique liée au culte d'une divinité indigène particulièrement cruelle, Viracocha. Pourtant, les indigènes eux-mêmes identifiaient les kahirisiri avec les blancs. Pourquoi? Des témoignages tirés de la culture médicale et du folklore laissent penser que la pratique de la succion de la graisse était bien connue en Europe à l'époque moderne, et qu'elle s'y est diffusée largement. On pourrait alors émettre l'hypothèse d'une forme de renversement: la culture indigène aurait été contaminée par des croyances provenant d'Europe. Ce seraient par conséquent les pratiques mises en œuvre par les conquistadores (comme celle d'extraire la graisse des corps des condamnés à la fourche) qui auraient fait naître le mythe des Kahirisiri . Cette circonstance paraît confirmer la célèbre maxime de Montaigne, selon laquelle les vrais sauvages, ce sont nous.

 

ERIC MARIÉ, La dermatologie dans la médecine chinoise au XIVe siècle à partir du Waike Jingyi de Qi Dezhi

Dans le système médical chinois, la dermatologie est généralement considérée comme une spécialité de la médecine externe (waike) . Cet article expose, de façon préliminaire, les phases d'élaboration et de développement de cette discipline jusqu'à ce qu'elle accède, surtout à partir du XIII e siècle, à un essor scientifique et à une autonomie en tant que spécialité. C'est dans ce contexte que plusieurs traités majeurs sont rédigés. Parmi ceux-ci, le Waike jingyi [Quintessence de la médecine externe], daté de 1335, occupe une place importante. À travers l'analyse des sources et une description systématique de son contenu, il est possible d'explorer l'état du savoir, des théories et des pratiques de la médecine externe au XIVe siècle en Chine. Les méthodes de diagnostic et les nombreux traitements qui sont exposés dans ce texte illustrent un principe prépondérant dans la pensée médicale chinoise: mettre en relation l'externe et l'interne et les régulariser dans un même geste thérapeutique.

 

RENATO G. MAZZOLINI, ‘A greater division of mankind is made by the skinne': Thomas Browne e il colore della pelle di neri

Dans trois chapitres de sa Pseudodoxia epidemica (1646), Thomas Browne a analysé les théories des Anciens et des Modernes sur la cause ou les causes qui auraient déterminé la couleur de la peau des africains sub-sahariens. Il a en particulier critiqué la théorie climatique restreinte des Anciens, et réfuté l'affirmation des Modernes selon laquelle les africains sub-sahariens seraient noirs parce qu'ils descendent de la race maudite de Cham. D'après Browne, il s'agissait d'erreurs populaires. Il soutint en outre que la pigmentation cutanée des noirs était un fait absolument naturel et avança une explication chimique du phénomène. Une des motivations qui ont induit Browne à écrire ces chapitres (dont on reconstitue ici le contexte et dont on indique les sources) était son hostilité à l'esclavage. La réception de ces chapitres dans la littérature anglaise est ici examinée jusqu'à la date de sa mort (1682).

 

FRANCESCO MENCACCI, Scortum. La pelle, il sacco e la ‘prostituta'

Que signifie exactement le latin scortum , et comment est-on passé de la signification originale de ‘peau' à celle de ‘prostitué/e'? Un groupe de mots apparentés à ce terme montre que la famille lexicale à laquelle il appartenait était réservée à la dénomination d'un type particulier de tissu cutané, le revêtement des organes du ventre humain ou animal qui étaient apparentés à des ‘sacs', et les contenants que l'homme fabriquait grâce à ces mêmes organes. Le terme scortum pourrait donc avoir indiqué à l'origine ces parties du corps avec lesquelles on est en contact lors du rapport sexuel - justement souvent assimilées en latin avec des ‘sacs' de peau - et pourrait avoir ensuite avoir servi à désigner, par extension métonymique, l'individu qui se prostitue ou celui qui, en mettant son propre corps à la disposition du désir d'autrui, peut être identifié tout court avec son propre ventre/sac.

PHILIPPE MUDRY, La peau dans tous ses états. Fards et peinture à Rome

En réaction à certains jugements, même récents, présentant le visage maquillé de la femme romaine comme bariolé de couleurs violentes et contrastées, nous avons cherché à déterminer s'il y avait à Rome un canon en matière de beauté du visage féminin, et plus particulièrement s'il existait pour le visage de la femme un teint idéal qui aurait servi de modèle aux femmes dans leur maquillage. Examinant les témoignages littéraires, en particulier ceux des poètes (Ovide, Properce), nous les avons confrontés à ce que nous savons par Cicéron du visage de la Vénus de Cos du peintre Apelle, un visage dont le teint passait à Rome pour l'idéal de la beauté, au point d'être devenu proverbial ( color Apelleus , le teint d'Apelle). La concordance entre ces divers témoignages, appuyée de surcroît sur les seuls témoins de la peinture ancienne qui aient survécu, les fresques de Pompéi et notamment le fameux portrait de la femme au stylet (Musée national de Naples), nous a amené à considérer que telle devait être la norme en matière de maquillage. Quant aux témoignages sur les maquillages aux couleurs violentes, il doivent être pris avec précaution, étant donné qu'ils émanent pour leur grande majorité d'ouvrages satiriques à l'intention caricaturale (Martial, Juvénal, Pétrone).

 

MARTINE OSTORERO, Le marquage diabolique dans la sorcellerie médiévale

Les marquages causés par le diable sur le corps et la peau du sorcier sont le sceau de l'alliance de l'homme apostat et idolâtre avec le démon. Dans les actes de procédure et la littérature démonologique, ils ont lieu au moment de la scène rituelle du pacte conclu avec le démon et, en perversion du baptême chrétien, ils signifient l'entrée du sorcier dans sa nouvelle communauté. Egalement talisman de protection contre la torture et maléfice de taciturnité octroyés par le diable ou encore signe de reconnaissance secret, la marque du diable est pluri-fonctionnelle, ce qui garantit son succès. La notion de marque du diable s'est définie sous la pression du monde judiciaire qui avait besoin, pour légitimer son action, de preuves complémentaires à l'aveu. Apparue dès les premiers procès de sorcellerie sous la forme du don d'un bout de doigt, offert au diable en signe d'allégeance, dont la cicatrice commencera à être constatée de visu par les juges, elle prendra son plein essor au XVIe siècle dans les tribunaux: la marque du diable représente une demi-preuve dans le système juridique et justifie le recours de la torture. La recherche de la marque sur la peau du sorcier conduira au développement d'outils spécifiques et ouvrira les tribunaux aux médecins.

 

MICHEL PASTOUREAU, Le doigt dans la cire. Cent mille empreintes digitales médiévales

Du XIIe au XVe siècle, un peu partout en Europe occidentale mais surtout dans les régions germaniques, aux Pays-Bas et dans la France de l'Est, il n'est pas rare qu'au moment de sceller un acte le possesseur du sceau enfonce au revers, dans la cire encore tiède, l'extrémité de son index ou de son pouce. Ces empreintes digitales, qui nous ont été conservées en grand nombre (plus de cent mille) ont valeur de contre-sceaux. Elles sont surtout le fait de petits personnages, clercs ou laïcs, hommes ou femmes, qui scellent peu souvent et qui ne possèdent pas deux matrices (sceau et contre-sceau), mais une seule.

Négligées, oubliées ou inconnues des historiens et des sigillographes, ces empreintes digitales attendent d'être recensées et étudiées. Elles constituent un matériel documentaire inhabituel qui devrait fournir des informations originales non seulement dans le domaine juridique, diplomatique et symbolique, mais aussi dans celui de la biologie et de l'anthropologie physique des populations médiévales.

 

JACKIE PIGEAUD, La peau comme frontière

Il n'est pas facile de désigner ce que nous appelons la peau, comme on le perçoit dans la langue grecque. Il nous faut faire un peu de philologie d'abord, où les médecins et les poètes se mélangent. Mais nous verrons que ce n'est pas sans raison. Il faut suivre un long chemin. Dans la seconde partie de cet article, il s'agit d'essayer de montrer la cohérence imaginaire d'une histoire médicale de la peau considérée comme frontière poreuse. À quoi nous servira évidemment l'œuvre de Santorio Santorio, Sanctorius (de son nom latin), né en 1561, mort en 1636. Son De medicina statica , publié en 1614 sous forme d' Aphorismes , eut un énorme succès. Il mettait en évidence une perspiration insensible , et, comme le dit Sprengel, "il croyait avoir trouvé que la santé est dans un rapport toujours constant avec la quantité de la transpiration insensible ".

 

MASSIMO RIZZARDINI, La ‘lettura della pelle'. Introduzione alla Metoposcopia di Girolamo Cardano

Rédigée vers le milieu du XVIe siècle et publiée à titre posthume un peu plus d'un siècle plus tard, la Metoposcopia résume l'étude que Girolamo Cardano a consacrée à la lecture des lignes du front. La technique est décrite dans huit cent dessins de visages humains et des courtes légendes qui constituent, avec une introduction sommaire, le legs des notes remélangées par Laurendière. Deuxième phase de la naturalis coniectura , l'analyse métoposcopique construit le pronostic individuel à partir de l'interprétation des lignes qui sillonnent l'épiderme du front humain. Il est possible d'y voir la carte céleste des sept sphères planétaires, cause première d'un système déterministe qui peut être compris grâce à la définition correcte de l'horogramme frontal. La dépendance du microcosme au macrocosme est inscrite sur la peau de l'homme, enveloppe et limite de l'obscurité intérieure que l'on peut lire grâce à l'alphabet épidermique. La métoposcopie rompt ainsi le silence du corps, en donnant la voix au verbum de l'extériorité et en incisant ses propres signaturae sur la chair.

 

JEAN-YVES TILLIETTE, Nigra sum, sed formosa. Le verset 1, 4 du Cantique des cantiques et l'hagiographie des saintes pénitentes.

Par rapport aux canons médiévaux de la beauté féminine, le portrait que trace d'elle-même la fiancée du Cantique des cantiques (« Je suis noire, mais belle ») fait difficulté: la femme désirable se doit en effet d'être parée d'un teint lumineux de blancheur. Tandis que l'exégèse littérale dédaigne de résoudre le problème en invoquant le souvenir des amours de Salomon et de la regina austri , l'exégèse allégorique s'emploie à le contourner en faisant de la peau noire de la Sulamite le symbole, soit du péché dont il convient de se convertir, soit des souffrances que le croyant doit affronter ici-bas, en vue d'être admis dans la beauté de la gloire céleste. On s'efforce ici de montrer que la littérature narrative concentre ces deux significations sur la figure d'un type d'héroïne bien précis, la pécheresse repentie, dont l'aspect physique, tel que le dépeignent les textes, présente les traits contradictoires - noirceur et beauté – de la protagoniste de l'épithalame biblique.

 

MAAIKE VAN DER LUGT, La peau noire dans la science médiévale

Après une rapide étude du vocabulaire qui montre notamment l'ambiguïté de l'adjectif niger , l'article passe en revue les principales discussions sur la peau noire et son origine dans les sources philosophiques et médicales médiévales. La théorie géographique envisage la peau noire essentiellement comme un effet de l'environnement. Dans les discussions sur le métissage et l'atavisme inspirées par un passage d'Aristote, elle est en revanche considérée comme une caractéristique transmise de génération en génération par les semences. En même temps, la science médiévale rationalise la vieille croyance selon laquelle l'imagination de la mère, et dans une moindre mesure celle du père, a une influence sur la couleur du fœtus. Ces différentes discussions ne sont toutefois pas incompatibles car elles correspondent à la théorie médiévale de la génération et aux concepts de la complexion et des « choses non-naturelles ». Enfin, tout en étant très différentes des théories raciales développées au XIXe siècle, les théories médiévales de la couleur de la peau s'en rapprochent par l'idée d'un rapport entre d'un côté la couleur de la peau, et de l'autre les moeurs, le caractère et l'intelligence des groupes ethniques. De plus, l'appréciation des noirs dans les textes savants médiévaux est parfois bien plus négative que chez les auteurs anciens dont ils s'inspirent.

 

JEAN WIRTH, La représentation de la peau dans l'art médiéval

L'idée d'apparence, éventuellement trompeuse, sous-tend le symbolisme de la peau. Elle n'est pas facile à traduire dans l'image, parce que celle-ci ne montre que les apparences et ne peut normalement pas jouer sur l'opposition entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. De manière générale, la beauté physique - et donc celle de la peau - traduit dans l'image celle de l'âme. C'est ainsi que les saintes femmes ne prennent des rides qu'à une date tardive, tandis que les diables et leurs suppôts accumulent les défauts ou les maladies de la peau. La beauté ou la laideur physique sont davantage signifiées par celles du vêtement.

Il existe cependant des procédés pour opposer l'intérieur et l'extérieur, en particulier la belle apparence et la perversité. A l'époque romane, le bas du corps animal que la sirène cache sous l'eau dénonce la séductrice comme vénéneuse. De même, à la fin du XIIIe siècle, l'aspect avenant du Tentateur de la cathédrale de Strasbourg est dénoncé comme trompeur par les crapauds et les vers qui lui rongent le dos à l'insu des Vierges folles. On est à l'origine du macabre qui finit par utiliser la laideur du cadavre, non plus pour signifier celle de l'âme, mais bien celle du corps. A la fin du Moyen Age, le Christ supplicié peut lui-même exhiber une peau enlaidie et la Vierge se mettre à vieillir: la peau signifie désormais la peau. Par ailleurs, les figures répulsives de l'homme sauvage couvert de poils ou du Maure au teint basané deviennent ambivalentes. Sainte Madeleine peut être représentée en femme sauvage et on voit apparaître les Vierges noires, supposées convertir les Sarrasins.

 

JOSEPH ZIEGLER, Skin and character in medieval and early renaissance physiognomy

Les textes médiévaux traitant de physiognomonie savante n'ont consacré aucun chapitre spécifique à la peau humaine. Cependant, une lecture détaillée de six textes clé appartenant aux XIVe et XVe siècles montre que l'analyse précise de la peau était une partie essentielle de l'interprétation physiognomonique du corps. La peau n'était pas une pure enveloppe de la chair; elle représentait une véritable mine d'informations sur la complexion de certains organes, le corps dans son ensemble, ainsi que toute une palette de modes de comportement et de types de personnalité. Pour décoder ces signes, les physiognomistes se servaient de plusieurs catégories: ils observaient le degré de pilosité de la peau, sa rugosité, sa douceur, sa mollesse, sa finesse, sa couleur, son éclat et sa luminosité. Ils examinaient les rides qui y apparaissent, ainsi que sa flaccidité ou sa tension . La peau de trois parties du corps (le front, le crâne et les paumes) était examinée tout particulièrement par les physiognomonistes. L'opposition biblique entre le glabre Jacob et Esau le velu, ainsi que le portrait fictif d'un Christ à la peau parfaite créerent de puissants modèles dans l'imaginaire, associant des qualités de peau spécifiques à un tempérament équilibré et un comportement idéal.