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Return to Equinoxes, Issue 5: Printemps/Eté 2005
Article ©2005, Roxana Nadim

Roxana Nadim, Université de Paris III.

Témoignages oubliés sur Barcelone, capitale littéraire : la naissance d'un mythe chez les romanciers français au lendemain de la Première guerre mondiale (1925 – 1935)

Au cours du XIX ème siècle l'Espagne attire de nombreux écrivains voyageurs français tels que Chateaubriand, Hugo, Gautier, Mérimée ou Dumas. Dans un contexte romantique et orientaliste ces écrivains sont en quête d'une Espagne mauresque et privilégient donc le sud du pays. Barcelone, la ville industrielle et industrieuse ne les intéresse guère. Pourtant, à partir des années 1880, des écrivains catalans font de leur ville une matière littéraire ; ainsi La Papallona (1882) ou La Febre d'or (1890-1893) de Narcís Oller rencontrent un vif succès au moment de leur publication mais ne font pas réellement connaître Barcelone au-delà des frontières espagnoles. Il faut attendre les lendemains de la Première guerre mondiale pour que la littérature française s'intéresse à la capitale catalane. Cet intérêt nouveau pour Barcelone peut s'expliquer par la conjugaison de plusieurs facteurs. Tout d'abord, rappelons qu'en 1888 Barcelone accueille l'Exposition Universelle et, à cette occasion, la ville fait peau neuve : le plan Cerdà, adopté en 1859, modifie l'aspect urbanistique de la ville, créant le quartier de l'Eixample pour la bourgeoisie qui ne cesse de croître. Ensuite, au tournant du siècle, le modernisme s'impose en architecture et dans les arts décoratifs dans un climat d'effervescence artistique et intellectuelle. Enfin, la non participation de l'Espagne au conflit mondial rend le climat de la ville plus paisible et plus festif qu'ailleurs et l'économie catalane se porte bien, probablement mieux que celle d'autres régions d'Europe.

René Bizet, Francis Carco, Henry de Montherlant, Pierre Mac Orlan et Joseph Kessel font partie des premiers écrivains français à choisir de consacrer une œuvre ou quelques pages significatives à Barcelone 1. Avant toute considération critique ou théorique, il convient de rappeler brièvement la trame narrative de ces ouvrages. Dans Avez-vous vu dans Barcelone ?… (1925), le personnage principal arrive à Barcelone après un voyage de plusieurs années aux Amériques, il en informe sa femme qui prend le train depuis Paris pour le rejoindre. Or, à la gare, elle passe devant son mari sans le reconnaître et ce dernier décide alors de reprendre sa vie de voyageur. Printemps d'Espagne (1929) est un récit de voyage où l'auteur parcourt les grandes villes d'Espagne ; il consacre les deux derniers chapitres de son ouvrage à Barcelone. La petite infante de Castille (1929) est le deuxième volet de la trilogie Les Voyageurs traqués que Montherlant définit comme le « journal intime d'un homme en état de crise » (9). Le narrateur / personnage a, vraisemblablement, visité plusieurs villes d'Espagne mais son récit est centré sur Barcelone où il s'est épris d'une jeune danseuse. Dans La Bandera (1931), Pierre Gilieth quitte la France pour Barcelone afin de fuir un crime commis à Rouen, finalement il s'engage dans la Légion étrangère espagnole et, après une série d'aventures au Maroc, il trouve la mort au cours d'une opération militaire. Enfin, Une balle perdue (1935) est écrit à partir de l'insurrection barcelonaise d'octobre 1934 à laquelle l'auteur, Joseph Kessel, a assisté. C'est le seul ouvrage de notre corpus à mettre en scène un personnage espagnol : Alejandro, un jeune cireur de chaussures anarchiste, à mi-chemin entre le pícaro et le jeune Silvère Mouret de La Fortune des Rougon , va perdre ses illusions révolutionnaires et sa vie au cours de ces journées de révolte.

Ces cinq œuvres ont en commun de mettre en place une série de motifs propres à Barcelone, contribuant ainsi à faire de cette ville un topos littéraire qui sera largement exploité dans la littérature française après la Guerre civile espagnole. Il faut donc lire ces textes comme autant d'œuvres de transition qui contribuent à singulariser Barcelone pour en faire une véritable capitale de l'imaginaire littéraire français.

L'Espagne éternelle ou les héritages du XIX ème siècle

Ecrire l'Espagne au début du XX ème siècle c'est s'inscrire dans un grand ensemble littéraire et prendre position par rapport à une série d'œuvres. Il n'est donc pas étonnant que les échos intertextuels soient nombreux dans les ouvrages qui nous intéressent. Ainsi, le titre du roman de René Bizet est la retranscription de l'incipit du poème « L'Andalouse » de Musset : « Avez-vous vu, dans Barcelone, / Une Andalouse au sein bruni ? / Pâle comme un beau soir d'automne ! / C'est ma maîtresse, ma lionne ! / La marquesa d'Amaëgui ! ». Dans Printemps d'Espagne , Carco est guidé dans son périple par Théophile Gautier, le « bon Théo » (183), dont il cite abondamment le Voyage en Espagne , ainsi que par Jean-Louis Talon, auteur de La Marquesita , roman de mœurs aujourd'hui oublié.

Les intertextes qui ponctuent nos œuvres signifient la prégnance d'une approche romantique de l'Espagne. En effet, des écrivains tels que Gautier ou Musset inscrivent durablement dans la culture française une série d'images espagnoles figées et préconçues. Cette représentation stéréotypée, qui s'articule autour d'un exotisme oriental, se retrouve dans les œuvres de notre corpus. Ainsi, les femmes décrites par Montherlant sont caractérisées par leur érotisme et leur aspect primitif ou cruel, c'est-à-dire par deux sèmes propres, depuis Bajazet notamment, aux descriptions orientales. Une jeune gitane rencontrée dans un train est « animale » (25), elle pourrait être « remarquable dans le plaisir » (26) et son odeur rappelle celle de la « grande salle de la fabrique de tabac à Séville » (25), lieu éminemment connoté puisqu'il renvoie à Carmen de Mérimée. D'un point de vue théorique, l'exotisme peut être divisé en trois procédés majeurs : la « fragmentation pittoresque », « la théâtralisation qui change l'autre en spectacle et l'inclut dans un décor » et « la sexualisation qui permet de le dominer ou de s'y abandonner plus ou moins faussement » (Pageaux, « Orientalisme » 311). On retrouve ces trois procédés dans un passage tout à fait significatif de La Petite infante de Castille lorsque le narrateur se rend dans un dancing et assiste au numéro d'une des jeunes filles – notons que la théâtralisation est ici au premier degré. Il détaille tout d'abord chaque parcelle du corps de la danseuse : poitrine, dents, jambes, cuisses, bouche (c'est la fragmentation pittoresque) ; puis déclare :

Alors le mouvement de volupté qui, depuis qu'elle s'était rapprochée sur la passerelle, avait germé en moi comme la pointe tendre d'une plante, atteignit à son paroxysme. Là, sur mon fauteuil, je sentis une exaltation bien connue, puis un épanouissement, puis un étourdissement, puis une faiblesse, puis une sécheresse et quelque chose de morose qui ne cessa plus de m'occuper, comme si dans mon être on venait de mettre en veilleuse une lumière auparavant resplendissante. … Il n'y avait pas de doute : j'avais possédé la petite fille. » (58-59)

Cette scène de jouissance constitue le troisième moment de la peinture exotique.

Or, nos écrivains sont conscients que cette représentation exotique et stéréotypée de l'Espagne commence à être usée : « Evidemment, me dis-je : l'Espagne ? j'arrive trop tard ! » (19) s'exclame Carco. Le renouvellement de l'image littéraire de l'Espagne va alors passer par Barcelone, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque, comme l'écrit Bizet, « Ce n'est pas là qu'il faut chercher l'Espagne » (40). En effet, pour les narrateurs / voyageurs qui ont connu d'autres villes espagnoles, Barcelone constitue un contraste saisissant : « Aux stations [le narrateur arrive en train, probablement de Madrid] on ne vendait plus de l'eau fraîche mais des journaux. Changement symbolique. » (28-29), écrit Montherlant, puis il ajoute :

A mesure qu'on approchait de Barcelone, on voyait une campagne industrielle, des villas « coquettes », des autos sur les routes, et même – spectacle d'une modernité inouïe, quasi incroyable en Espagne – une jeune fille à bicyclette ! Dans le train, les gens de la campagne, si bruyants tantôt, si farauds, maintenant la bouclaient, se sentaient tout petits, comprenant que leur heure était passée (30).

Barcelone est donc une ville moderne, riche et industrielle, qui se situe aux antipodes de l'Espagne éternelle des orientalistes : elle permet donc aux œuvres se déroulant en Espagne de modifier leur système de représentation. Nos cinq auteurs, s'ils sont les héritiers d'une écriture dix-neuvièmiste, annoncent néanmoins, avec la peinture de Barcelone, de nouvelles thématiques espagnoles. Pour comprendre ce processus, il faut étudier, référencer, les grands invariants et les principales isotopies de leurs œuvres.

« … une grande ville, enfin ! la seule d'Espagne ! »

Barcelone est, rappelons-le, la capitale de la Catalogne et l'on trouve, dans nos textes, de nombreux éléments signifiant la « catalanité ». Dans les cabarets du Paralelo il arrive que l'on chante « l'hymne catalan » et que l'on danse la « sardane » (Montherlant 51), lors de l'insurrection d'octobre 1934 les manifestants portent des brassards aux couleurs de la Catalogne et crient « Vive le gouvernement catalan ! » (Kessel 41) ; enfin, des expressions telles que « football catalan » (Mac Orlan 17), « police catalane » (Bizet 69) ou « azur catalan » (Bizet 69) témoignent clairement d'une volonté de distinction identitaire. La première caractéristique de Barcelone est d'être en Espagne tout en étant autre ; on peut donc lui appliquer de nouvelles images, de nouveaux fantasmes.

Il faut bien comprendre que les Catalans ne souhaitent pas être assimilés aux Espagnols et qu'ils ont toujours défendu leur droit à être reconnu comme peuple. C'est pourquoi un homme rencontré à Barcelone déclare à Carco :

… nous n'aimons pas d'être Espagnols [Carco cherche à retranscrire l'accent du personnage] ; nous le sommes pas. Nous sommes Catalans.

Et pour mieux se faire comprendre, il ajouta :

•  Modernes ! (269)

Le mot est enfin prononcé : la Catalogne se distingue du stéréotype espagnol parce qu'elle est moderne, c'est-à-dire plus occidentale qu'orientale, plus laborieuse que langoureuse. Barcelone est une capitale, certes régionale, mais elle est, comme le dit Montherlant, « une grande ville », « la seule d'Espagne ! » (33). Il faut aussi noter que ce même auteur s'ennuie à Madrid dont il dit qu'elle est « province ! province ! et que la rusticité [la] pénètre de toutes parts ! » (33). Nous assistons donc à un renversement puisque Barcelone ressemble davantage à une capitale que la capitale elle-même.

Comme toutes les capitales, Barcelone a son avenue célèbre : les Ramblas, passage obligé de tous les promeneurs et touristes, sont un motif incontournable des œuvres se déroulant à Barcelone. « Voici les Ramblas pleines de chants d'oiseaux » (16) écrit Bizet, « Barcelone ravie s'épanouissait sur les Ramblas bordées de boutiques étincelantes » (22) lit-on dans La Bandera et Carco évoque les « étalages de fleurs » et les « kiosques à journaux » (267) qui bordent l'avenue.

Mais si Barcelone a tout d'une capitale (identité fédératrice, modernité, axe célèbre…), il faut attendre longtemps pour que le gouvernement central reconnaisse ce statut. En effet, l'histoire a malmené les Catalans et l'autonomie, acquise aujourd'hui, a été obtenue après des luttes longues et violentes. Au début du XX ème siècle Barcelone a déjà la réputation d'une ville insoumise : les grèves sont un « sport national » (Kessel 15), tout comme « les campagnes électorales et les assassinats politiques » (Montherlant 28). Dans Ouvert la nuit de Paul Morand, dont la publication est antérieure de quelques années aux œuvres de notre corpus, le narrateur évoque un « libertaire catalan, légalement assassiné au printemps dernier à Barcelone par la réaction policière, militariste et cléricale » (16-17). La contestation politique constitue donc une dimension essentielle de l'image littéraire de Barcelone et cet aspect de la ville prend toute son ampleur au cours de la Guerre civile espagnole qui génère une abondante littérature sur la capitale catalane – que l'on repense aux œuvres de George Orwell, André Malraux ou Claude Simon.

Les isotopies que nous avons pu relever jusqu'à maintenant sont toutes présentes dans les littératures espagnoles et catalanes du XIX ème et du début du XX ème siècles. Les romans de Narcís Oller, ainsi que nombre d'œuvres du « noucentisme », disent la modernité de la ville. Les odes patriotiques de Verdaguer ou de Maragall insistent sur l'identité catalane de la ville, revendiquant, en filigrane, l'idée d'une patrie catalane. Quant aux Ramblas, axe structurant de la ville, elles sont presque toujours mentionnées. En revanche, comme le souligne Manuel Vázquez Montalbán, « la ville pécheresse, portuaire, torve devra attendre que les romanciers français viennent la codifier » 2. En effet, à partir des années 1920, les quartiers populaires et populeux suscitent un vif intérêt chez les écrivains français. Ainsi, le Barrio chino, avec son cortège de maisons closes et de cabarets, son ambiance sordide et misérable, est une étape incontournable pour les écrivains de notre corpus. « De tous côtés, le long des murs, des centaines de prostituées vous hélaient au passage » (248) écrit Carco et Mac Orlan, sur un ton similaire, ajoute : « L'odeur de la rue était affreuse. A l'horrible présence de la misère se mêlaient les vapeurs nocturnes des bars enfumés et des dancings pouilleux qui renouvelaient leurs mètres cubes d'air en prévision de la nuit suivante » (16). Signalons enfin que parmi les nombreux dancings du Barrio chino « La Criolla » semble occuper une place de choix : c'est un lieu très connu où se rendent Carco et le personnage de La Bandera .

Considérations imagologiques : vers la création d'un mythe littéraire

Les motifs récurrents que nous avons relevés contribuent à la création de l'image littéraire de Barcelone. Une image est constituée d'isotopies singulières, de réseaux de significations récurrents et, lorsque l'image est répétée de façon significative au sein d'une même culture, elle peut alors aboutir à la constitution d'un stéréotype. Le cliché barcelonais, tel qu'il se met en place dans notre corpus, ne doit cependant pas être envisagé sous un aspect analogique : l'image littéraire n'a pas pour but d'être fidèle au réel. Rien ne doit donc nous laisser penser que les choses se passaient ainsi à Barcelone. L'image littéraire d'une ville étrangère ne doit pas être analysée parallèlement à la « culture regardée » mais à travers la « culture regardante » puisque, comme le rappelle Daniel-Henri Pageaux, « on ne "voit" l'étranger qu'avec les outils emportés dans ses bagages (culturels) » (Pageaux, « Imagerie » 156). Toutes nos hypothèses imagologiques reposent sur ce constat préliminaire.

La vision de Barcelone qui se dégage de nos œuvres n'est nullement surprenante si l'on considère le contexte français dans lequel elles sont écrites. Certes, les auteurs de notre corpus, héritiers d'une longue tradition orientaliste, calquent sur Barcelone une série de topoï exotiques. Néanmoins, ils évoluent dans un univers intellectuel et artistique en pleine mutation : n'oublions pas que le Manifeste du surréalisme date de 1924 et même s'il n'a pas une influence directe sur l'écriture de nos auteurs il marque cependant une étape importante dans l'évolution des arts en France. Carco et Mac Orlan, qui étaient intimes, sont les témoins de ce renouveau artistique : « écrivains de la Bohème », ils vécurent tous deux à Montmartre et fréquentèrent « Le Lapin agile », où se retrouvaient Apollinaire, Max Jacob ou Picasso. Mais Montmartre avait deux visages : le haut de la butte – illustré par Le Moulin de la Galette de Renoir – et le bas de la butte, c'est-à-dire le boulevard de Clichy – où se trouve le Moulin Rouge qui inspira à Toulouse Lautrec des toiles célèbres. Carco et Mac Orlan ont bien connu cet aspect plus marginal de Montmartre et ils font partie des premiers écrivains à exploiter la pègre, le « Milieu », comme matière littéraire, créant des décors et des personnages particulièrement sombres comme ceux du Quai des brumes ou de Jesus-la-caille . A ce sujet, Carco déclarait : « La nuit joue un grand rôle dans ma vie. Elle m'a permis de rencontrer certains individus qui se terrent, le jour, au fond de chambres d'hôtel où ils remâchent leur désespoir » (Delvaille 29). On peut alors supposer que ces auteurs transposent des éléments de leur expérience parisienne sur Barcelone, faisant du Barrio chino une sorte de Montmartre du sud. Tout comme Pigalle, le Barrio chino est un repaire de putains et de malfrats.

Le Barrio chino est un motif essentiel du stéréotype de Barcelone car il va s'imposer comme un élément structurant de son image littéraire. De son passage dans la capitale catalane, le personnage de La Bandera retient ses moments de misère dans le Barrio chino : « Il revivait avec honte les jours de dégradation dans le vieux quartier de Barcelone » (51). En 1949, dans Journal du voleur , Genet reprend ce thème et introduit son récit barcelonais en déclarant : « Voici l'époque de ma vie la plus misérable » (18), puis il ajoute : « C'est les mœurs de la vermine que je vais décrire » (19). Les auteurs de notre corpus sont des écrivains de transition en ce sens qu'ils ouvrent la voie à une certaine image de Barcelone sans forcément développer pleinement ces nouvelles thématiques : Carco évoque les prostituées tout en feignant la gêne et la pudeur tandis que plusieurs décennies plus tard Sigismond (le personnage de La Marge de Mandiargues) décrit non seulement les prostituées du Barrio chino mais fréquente chaque jour l'une d'entre elles. La pudeur et la gêne ont disparu. L'image du Barrio chino ne choque plus : elle s'est imposée durablement dans notre culture comme un élément inhérent à Barcelone. Prenons un autre exemple pour illustrer cette idée de transition. Montherlant débute son récit avec l'isotopie de la puanteur : « Barcelone est une ville de six cent mille deux cents âmes, et elle n'a qu'un urinoir. On devine si à certaines heures il a charge d'âmes », or il affiche tout de suite une réticence sur le mode de la prétérition et ajoute : « Mais je sens qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit » (15). A nouveau, un motif est avancé pour la constitution d'un stéréotype mais il reste à écrire le scénario, c'est-à-dire le développement et l'enchaînement de ces motifs selon un canevas précis. Barcelone n'est pas encore un mythe littéraire, mais c'est un espace en voie de mythification. Ce n'est qu'à la fin des années 1930, après la Guerre civile, que l'on peut parler d'un mythe littéraire de Barcelone – nous envisageons bien sûr le mythe dans une acception large (il n'y a rien de sacré dans nos textes) et structuraliste. La notion de mythe littéraire peut être utilisée dans la mesure où une série d'images stéréotypées font autorité : on ne peut plus écrire Barcelone sans se référer au Barrio chino, à ses prostituées, à ses cabarets et à ses marginaux. En effet, l'image, tout comme le mythe, se divise en grands moments narratifs qui sont autant de « séquences obligées et reconnues par le public car déposées de façon stable dans la culture regardante » (Pageaux, « Imagerie » 149). Aussi Genet accorde-t-il des pages remarquables à « La Criolla », le dancing dont parlaient Carco et Mac Orlan, alors que tout laisse à penser qu'il n'a pas pu connaître ce lieu qui, à son époque, n'était plus le lieu de rendez-vous des travestis et des souteneurs mais un cabaret très chic. Probablement était-il sous l'influence d'un stéréotype littéraire.

Les œuvres de ce corpus, si elles occupent une place mineure dans la littérature française, ont néanmoins le mérite de créer, à partir de séquences et de motifs récurrents, une image littéraire de Barcelone. Cette image stéréotypée prend, quelques décennies plus tard, les allures d'un mythe littéraire dont les grands invariants s'imposent aux écrivains qui choisissent de situer leur œuvre à Barcelone. Nous avons délibérément réduit notre étude du processus de mythification au Barrio chino, car cette image de Barcelone est très précieuse pour le comparatiste. Nous avons déjà dit que cet aspect de la ville, contrairement au thème politique par exemple, est introduit et développé par les écrivains français, il faut ajouter que cette représentation française de Barcelone sera reprise par les écrivains hispano-catalans. Manuel Vázquez Montalbán, Juan Goytisolo, Terenci Moix sont des héritiers de Genet ou de Mandiargues et avant eux de Montherlant, Carco ou Mac Orlan … Francesc Madrid, journaliste catalan, déclarait en 1926 : « le jour où il y a aura un roman du cinquième district [synonyme de Barrio chino], il y aura une littérature traduisible et qui aura une portée universelle. » 3 car il avait déjà pressenti que seul le Barrio chino permettrait à Barcelone de devenir une capitale littéraire à l'échelle internationale.


Notes:

1En 1922, une des nouvelles de Ouvert la nuit de Paul de Morand, « La nuit catalane », se déroule partiellement à Barcelone, cependant, la référence à la ville est trop brève pour que ce texte soit inclus dans notre corpus. Nous prendrons néanmoins la liberté de le citer lorsque cela nous semblera nécessaire.

2 La traduction est libre. Manuel Vázquez Montalbán : « la ciudad pecadora, portuaria, torva se quedaría esperando a que llegaran los novelistas franceses a codificarla ». Préface de Le Barcellone perdute di Pepe Carvalho , Alberto Giorgio Cassani, Milano, Edizioni Unicopli, 2000.

3 La traduction est libre. Francesc Madrid : « el día que haya una novela del distrito quinto, habrá una literatura de posible traducción y universalización ». « Del Distrite V », in L'Esquella de la Torratxa , 1926.

Ouvrages cités:

Bizet, René. Avez-vous vu dans Barcelone … ? Paris: La Renaissance du livre, 1925.

Carco, Francis. Printemps d'Espagne. Paris: Albin Michel, 1929.

Delvaille, Bernard.« Ah, M'sieur Francis .» Le Magazine Littéraire, n°185, « Les écrivains de Montmartre », juin 1982.

Genet, Jean. Journal du voleur. Paris: Gallimard, 1949.

Kessel, Joseph. Une Balle perdue. Paris: Editions de France, 1935 / édition utilisée : Paris: Gallimard, 1982.

Mac Orlan, Pierre. La Bandera. Paris: Gallimard, 1931.

Madrid, Francesc. « Del Distrite V. » in. L'Esquella de la Torratxa , 1926.

Montherlant (de), Henry. La Petite infante de Castille. Paris: Gallimard 1929, réédition 1954.

Morand, Paul. Ouvert la nuit. Paris: Gallimard, 1922.

Pageaux, Daniel-Henri.« De l'imagerie culturelle à l'imaginaire. »Précis de Littérature comparée, Pierre Brunel and Yves Chevrel ed. Paris: PUF, 1989.

--- « L'orientalisme littéraire .» in. Le Grand Atlas des littératures. Paris: 1990, Encyclopedia Universalis, p. 311.

Pieyre de Mandiargues, André. La Marge. Paris: Gallimard, 1967.

Vázquez Montalbán, Manuel. Préface de Le Barcellone perdute di Pepe Carvalho. Alberto Giorgio Cassani, Milano, Edizioni Unicopli, 2000.