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Return to Equinoxes, Issue 6 :Automne/Hiver 2005-2006
Article ©2006, Sanda Mestouri

 

Sanda Mestouri, Université de Clermont-Ferrand II

L'IMAGINAIRE DE L' EAU CHEZ HENRI MICHAUX

Lacs, marais, étangs, océans, fleuves, ces différentes variantes de l’élément aquatique deviennent chez Henri Michaux de véritables « métaphores obsédantes » qui traversent toute l’Œuvre et accompagnent du coup tout son parcours poétique. Déjà dès les premiers périples de jeunesse, la mer a été la surface privilégiée où le poète, à la recherche de lui-même, d’une unité originelle qui se serait perdue, avait choisi de s’y abîmer ; dans un texte à dimension autobiographique de Epreuves exorcisme et s’intitulant à juste titre « La mer », Michaux revient sur sa première aventure maritime :

Ce que je sais, ce qui est mien, c’est la mer indéfinie (…) Tournant le dos, je partis, je ne dis rien, j’avais la mer en moi, la mer éternellement autour de moi1

Inscrite dès les premiers tâtonnements de l’aventure poétique, l’imagerie de l’eau ne fera que proliférer par la suite : dans une sorte de variation sur le même thème, Michaux puisera plusieurs titres de ses textes à même cette généreuse source qui s’offre à lui : « La mer », « Iceberg » (La nuit remue, p.89), « La jetée» (ibid., p129) et « Les fées du Rhin  » (Passages, p.159) sont autant de fragments qui accusent la place privilégiée qu’occupe le discours michaudien sur l’élément aquatique. Le discours sur l'eau est d'autant plus capital chez Henri Michaux qu'il contribue à entretenir ce rapport privilégié qui n'a pas fini de se tisser entre "eau" et "pensée", en leur qualité de substance fluide. Dans un premier temps, nous nous proposerons de voir les enjeux primordiaux du rapport privilégié qu’entretient la pensée avec l’élément hydrique. Ensuite nous essaierons d’étudier les affres d’une pensée (qui se veut fluide) aux prises avec un langage fait essentiellement de rigidité.

L'eau de la pensée ou la pensée de l'eau

Selon Bergson, l’idée à l’état brut, c'est-à-dire, appartenant encore au champ du dedans, emprunte ses attributs à « ce Temps fondamental » qui, se confondant avec « la continuité » même « de notre vie intérieure », et n’étant ni « mesurable  » ni « divisible  » (Durée et simultanéité, p.p41-47) accepterait plutôt l’imagerie de l’écoulement et de la fluidité. Ainsi ce « temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure » (ibid., p.42) contaminerait notre perception intérieure des choses et imprimerait son seau sur notre pensée, la transformant de ce fait en une substance éminemment liquide. Dès Qui je fus Michaux affirme que la dimension intérieure de l’homme (sa pensée), étant essentiellement un élément liquide, échapperait à toute tentative de saisie :

L’âme est un océan sous une peau. On n’en connaît que les tempêtes et quand elle résiste au mouvement, aux vibrations de ses environs. L’âme même nous échappe. Seules se proclament ses émotions.22

Le dedans, la pensée, cet « élément aquatique », qui veut se répandre et se déverser sur le monde extérieur pour en épouser harmonieusement  les formes et les surfaces, aspirerait à être ce « je ne sais quoi qui li(e) tout  » (Passages, p.36). Cette substance que Michaux hésite à nommer pour ne pas la pétrifier dans une forme définitive, trouve son expression la plus privilégiée dans l’imaginaire de l’eau. De ce fait, l’élément liquide, en substance se déversant d’une manière lisse, homogène et uniforme sur les choses, serait ce ciment imperceptible et léger qui viendrait donner une nouvelle unité à un monde conditionné par la fracture. La vision fluide d’un poète qui, se révoltant contre « l’insupportable état solide » (Passages, p.119)du dehors, aspire avant tout à « sentir le lisse et les courbes douces et harmonieuses » (L'infini turbulent, p.88) des choses. Essentiellement liée à ce que l’être aurait de plus intérieur, la vertu hydrique viendrait corroborer le caractère fluide de la pensée. Cette dernière emprunte à l’eau la continuité et la plénitude de sa matière qui résiste à toute tentative de division et de segmentation qu’entreprendrait le dehors. Un texte extrait de La nuit remue (« le vent ») met en place cette lutte sans merci entre une matière fluide qui veut à tout prix garder et protéger son unité et un dehors qui veut réduire à néant cet effort :

Le vent essaie d’écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à la mer, n’est ce pas évident, et le vent tient à souffler (…) les vagues de la mer lui sont indifférentes !3

Ainsi, la surface de l’espace maritime serait le symbole, la métaphore de ce champ de bataille sur lequel se jouerait le sort de la pensée : quand le dehors et tout son petit cortège se taisent (les mots, le langage…), le poète, donnant libre cours à sa pensée, pourrait à loisir éprouver la fluidité et le caractère particulièrement lisse de cette dernière, « se remet(tant) » ainsi « paisiblement à l’agitation pratiquement égale des milliers d’hectares de vagues devant (lui) du soin de (le) perdre en (le) massant ", (Passages, p.22) il savoure et se délecte du spectacle de cette « vaste unité » qui se profile à perte de vue : « j’étais en plein océan. Nous voguions. Tout à coup le vent tomba. Alors l’océan démasqua sa grandeur ». Nous pensons ici à un passage de Gilles Deleuze dans Milleplateaux où il affirme justement que « la mer », « (étant) l’espace lisse par excellence »4 (p.598), et s’opposant de ce fait à tout ce qui est rugueux, anguleux et « strié  » (ibid), serait en quelque sorte l’icône représentative de l’homogène, du continu, bref, de l’Un qui se soustrait au Multiple. C’est selon ce même principe d’unité que Lautréamont avait conçu et chanté son océan : « (V)ieil océan, tu es le symbole de l’identité. Toujours égal à toi-même. Tu ne varie pas… » (Lautréamont, les champs de Maldoror, Flammarion, p.111) . Ainsi remarquons-nous que le recours poétique à l’imagerie de l'eau est particulièrement prisé lorsqu’il s’agit de représenter, de dire le Vrai, l’essentiel : le murmure, la parole de l’eau fredonnerait l’incantation première, souterraine, originelle, celle-là même que seuls, les « initiés » parviennent à entendre et à déchiffrer. Dans « Les fées du Rhin », Henri Michaux est l’hôte privilégié d’un monde enchanteur : celui des « filles des eaux », des « ondines ». Les chants de ces dernières, provenant « des entrailles aquatiques » du fleuve, dévoilent au poète-novice qui aspire au statut d’initié le secret de la parole primordiale et par là même, celui du dire poétique :

De multiples liquides fuseaux (…) faisant entendre des murmures (…) de jeunes filles (…). Ce que j’entendais était leurs secrets chuchotés, était leurs confidences lancées à la volée (…). Les fées des eaux s’était donc ça l’appel des ondines ! (…) Je comprenais à présent les poètes d’autrefois (…) les vrais qui les avaient une fois entendues (…) fragment indéchiffrables, secret du fond du cœur…5

Au commencement est l’élément aquatique. Métaphore de ce qui est originaire, l’eau se confond dans l’imaginaire poétique de Michaux avec « la parole brute »6, primordiale dont les « ondes » (Passages, 119) et les « fuseaux  » (Passages, p.159) sinueux se dérobent à toute tentative de saisie et de déchiffrement. Compte tenu de son caractère éminemment fuyant et évanescent parce que fluide, la pensée est par essence ce qui échappe, ce qui se dérobe : filant la métaphore de l’eau dans une sorte de surenchère, et procédant métonymiquement (par contamination des éléments), Michaux compare le mouvement serpentin de la pensée à celui des créatures aquatiques :

De véritables bancs d’idées à en avoir la respiration coupée, mais d’un délicieux, d’un flou, d’un tel en deçà des mots pensées ! Fugitif fantômes desquels ne subsiste que l’impression de savoir, ou d’avoir su, de quelle façon souterraine les choses se tiennent réellement. (Ibid., p.23-24)

Cette mise en parallèle de la pensée et de l’eau met l’accent sur deux données capitales : tout d’abord, elles sont toutes deux des entités originelles (l’élément hydrique en ce qu’il est l’origine de toute forme de vie ; la pensée en ce qu’elle est le mouvement premier de toute activité langagière). Ensuite, « les leçons » de fluidité et d’aptitude à l’écoulement « que donnent l(es) rivière(s) »7  et les étendues aquatiques à une pensée qui veut couler de source et être un continuum, corroborent davantage les liens que tisse l’imaginaire poétique entre le langage de la pensée et le bruissement appliqué et continu que provoque le mouvement ininterrompu de l’eau qui coule : « la liquidité est un principe du langage ; le langage doit être gonflé d’eau (…) le ruisseau vous apprendra à parler (…) il vous dira à chaque instant, quelque beau mot qui roule sur des pierres » (ibid., p.262). Telle serait donc la parole suprême, essentielle qui, se propageant en vagues, en ondes sonores, submergerait et noierait tout sur son passage. Ce langage fluide aux vertus particulièrement berçantes, ne peut être qu’intérieur : « ce courant qui se révèle, cet inattendu liquide » (Passages, p.179) proviennent des « entrailles aquatiques » d’un être que Henri Michaux s’était plu à définir comme « un océan sous une peau » (Qui je fus, p179). Nous pensons ici à l’exclamation antérieure d’un Lautréamont qui, devant le mystère et de l’océan et de la pensée s’était exprimé en ces mots : « souvent je me suis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain (…) quel est le plus profond, le plus impénétrable ».

Dans « En pensant au phénomène de la peinture », texte qui figure dans Passages, Henri Michaux mesure le caractère éminemment fluide de sa pensée torrentielle : entraîné par « l’énormité de la vague qui déferle en (lui) » (Passages, p65), le poète naviguerait sur « le(s) flot(s) ininterrompu (de ses) sensations et (de ses) pensées en leur état naissant » (Evelyne Grossman). Le langage harmonieux et les signes dansants que scrute l’écoulement fluide d’une activité pensante dont les mouvements ne se sont pas encore faits les prisonniers des mots, trouveraient leur expression dans les ondes fluides et évanescentes que dégage la musique. Selon Michaux la parole « sans mot » et « sans entente » qu’est la pensée première, dont l’attribut suprême est la liquidité, serait à rapprocher du phénomène musical :

…Il y a ce qu’on appelle la musique / Il s’agit aussi de vagues, de toutes petite et de jouer avec, non certes en les recevant sur les pieds mouillés mais seulement, tant elles sont minuscules, dans le plus profond de l’oreille qui les reçoit vibrantes et comme un secret. Invisibles, elles arrivent en lignes circulaires, qui bientôt vont l’entourer comme si elle venait de partout, et dans une immense cuve le tenir baigné. (Passages, p.119).

De par la légèreté et la fluidité de sa matière, la vague s’évapore pour se muer en une substance aérienne sonore et musicale qui garderait cependant sa liquidité. « Aboutir à la notion d’ondes et lui donner une importance capitale »8, tel que le fait remarquer Évelyne Grosseman dans un article sur Henri Michaux, trouverait donc sa légitimité dans la dimension particulièrement proliférante que revêt la poétique de l’onde chez Michaux : le poète voudrait réussir le tour de force suivant : transformer l’onde pensante en « onde verbale » (ibid., p.108) tout en sauvegardant à la pensée sa substance liquide et son écoulement continu et sinueux. Cette opération semble particulièrement délicate, car, se convertissant en mots, la pensée qui se veut avant tout « fluidité » perdrait à tout jamais la souplesse de sa matière. La plénitude de cette dernière fait fatalement place au néant du langage.

Les moules du langage :

Le travail de l’écriture consisterait donc à emmagasiner, à emprisonner ces flots torrentiels que sont l’intériorité, la pensée… dans des réceptacles appropriés. Il faut que la pensée, tout en prenant forme, garde sa vertu première : la fluidité de sa matière. Henri Michaux aspire à convertir cet élément fluide en un code, un langage qui puisse harmonieusement épouser les courbes rondes et serpentines de la pensée : « il y a un certain fantôme intérieur qu’il faudrait pouvoir peindre (…) un être fluidique qui ne correspond pas aux os et à la peau  » (Passages, p.62). Comme nous l’avons signalé un peu plus haut, l’aspect, à la fois, fluide et vaporeux de l’idée à l’état naissant fait qu’elle est éminemment fuyante : comment contrer le caractère serpentin et du coup insaisissable des ondes pensantes ? Pour ce faire, le poète n’aura d’autres alternatives que de verser cet « élément liquide du continu »9 (la pensée) qui veut fuir et « déborder tout contenant » (Passages, p.103) dans les réceptacles, les moules que sont les mots de la langue.

Pour rendre traduisible, saisissable des flots pensants qui, tels des « nappes » et des rivières souterraines, seraient condamnés à rester invisibles et cachés, le poète se doit de faire affluer à la surface de l’être ces flots, « ces ruisselets grâce auxquels s’allument (s)es pensées  » (Passages., p.23), en un mot, de les extirper de ses « entrailles aquatiques » pour qu’ils puissent se déployer et déferler librement sur les choses du dehors. Ce contact qui veut s’établir avec l’extérieur ne peut se faire sans risque : le poète, voulant y éprouver sa pensée par le recours à la parole, risquerait de défigurer cette dernière et de la perdre sans possibilité d’appel.

Dans « En pensant au phénomène de la peinture », texte dont nous avons cité un fragment un peu plus haut, Henri Michaux, cherchant le matériau pictural le plus apte à exprimer sa pensée de la façon la plus fidèle, conclut à la suprématie de l’aquarelle sur la peinture à l’huile : le poète-peintre ébauche une comparaison entre la consistance, la fluidité des deux matières. Michaux loue le caractère évanescent et l’aptitude à l’écoulement particulièrement propre à l’aquarelle :

Eau de l’aquarelle, aussi immense qu’un lac, eau, démon-omnivore, rafleur d’îlots, faiseur de mirages, briseur de digues, débordeur des mondes… Je vois avec une joie secrète (…) cette dérivation de la ligne de mon dessin, dans l’eau et l’infiltration qui gagne partout. (Passages, 72)

Ainsi, cette substance sinueuse et dansante qui glisse d’une manière anarchique et désordonnée sur la surface de la toile déborde sans cesse les signes picturaux et affiche par là même une liberté d’expression rebelle à tout carcan, à toute cloison. Mimant le travail de la pensée, l’eau de l’aquarelle serait ce flux ininterrompu et incessant qu’aucun récipient, aucun signe n’arriverait à en contenir la matière et à en calmer le mouvement fougueux et torrentiel. Il en va autrement de la peinture à l’huile ou de la gouache dont la substance pâteuse, voire gluante, manquerait de dynamisme et se rapprocherait, de ce fait même, non de la pensée mais d’un langage qu’Henri Michaux se plaît à définir comme un « collan(t) partenair(e) »10, bref, de tout ce qui est arrêté, fini, circonscrit dans une forme ; pour reprendre les termes de Michel Leiris nous dirons : «englué, encagé »11. Donc, cette matière rigide qui mime le fonctionnement de la langue est loin de satisfaire aux exigences d’une « peinture-pensée » (d’une « poésie-pensée ») qui tient surtout à préserver sa malléabilité et sa souplesse originelle.

La gouache résiste davantage à l’eau. Elle fait son petit mortier contre les évanescences qui la guettent. Elle tente de respecter les intentions de l’auteur, du respectable auteur ! Ne me convient pas. (Passages, p73)

Cette comparaison qu’Henri Michaux médite « en pensant au phénomène de la peinture », mettant l’accent sur les choix esthétiques du poète, témoigne du statut particulier qu’occupe le discours sur la pensée chez Michaux : qu’il se livre à un jeu d’acrobatie avec les sons, qu’il s’adonne à la poésie ou qu’il s’invente peintre, le fonctionnement de la faculté pensante constitue le pivot qui donne une certaine unité à une œuvre aussi hétérogène qu’est la sienne. Les rapports problématiques, voir précaires qu’entretient la pensée avec ses différents codes d’expression (scriptural, pictural…) disent l’ambivalence des liens entre l’ouvert et le fermé, entre le caractère lisse et fluide de l’idée à l’état naissant et l’aspect strié et granuleux du code qui se propose de la transcrire.

Pour se concrétiser en un code communicable et accessible à l’autre, pour devenir  la parole de ce même autre, le flux pensant devra affronter l’épreuve de cet appareil convertisseur qu’est le langage : il n’en sortira pas victorieux. Martelant de ses « coups de sabre » (L'infini turbulent, p.112) tranchants ce continuum qu’est la pensée, cette opération de conversion émiettera la masse continue et homogène de la substance spirituelle :

La rivière des enchaînements, (…) de la méditation, de la rêverie, n’est plus. Plus de rivières, seulement les gouttes isolées qui ensembles faisaient rivières, (…), masse, continuité. (L'infini turbulent, p.12)

Ces propos qui figurent dans les premières pages de L’infini turbulent montrent un Michaux sans illusion sur le sort que la discontinuité des signes réserve à sa pensée. Lorsque cette dernière, en substance toute intérieure qu’elle est, tente d’explorer le dehors, elle subirait en quelque sorte des variations de température : affrontant « les vents de gels » (Qui je fus, 216) du monde extérieur, la matière fluide (parce que tiède) de la pensée perdra sa malléabilité et  se cristallisera en mots. Des rafales de froid viennent calmer les ardeurs de « l’énorme lac tumultueux » (Passages, p.103) qui, voulant suivre le mouvement de la pensée, s’était proposé de casser « le cadenas du mot ». L'infini turbulent, p.135) et de « déborder tout contenant ». Ainsi cette substance pensante qui se veut fluide, coulante et continue, se gélifie, se pétrifie et devient du coup plus sensible au « martèlement » d’un dehors dont les coups persistants « mitraille(ront)» (L'infini turbulent, p53) et feront voler en éclats cette matière désormais pétrifiée. « Se disloqu(ant) dans l’informe » et « dériv(ant) vers le rien », vers le néant du langage, l’homogénéité, l’unité de la pensée fait place au caractère fragmentaire et heurté de la langue : une « onde verbale (…) en dent de scie, agressive, discontinue » (Philippe Jaccottet, op.cit., p.108)se substituerait à l’onde pensante fluide et serpentine. Tel que le fait remarquer Henri Michaux dans L’infini turbulent : « Le plus habituellement uni, le plus coulant va céder à la loi d’interruption, s’arrêtera dix fois, vingt fois, cinquante fois  » (L'infini turbulent, p.13) sans plus en finir.

« Le heurté, le craquelé, le ciselé, le grainé » et « le rugueux  » (ibid., p.88) du dehors, ce dernier étant la métaphore privilégiée d’un langage fait de discontinuité, se posent comme autant d’obstacles et de digues comprimant et immobilisant le jet torrentiel de la pensée. Pensée qui, émergeant des rivières souterraines et mouvantes de l’être « pour noyer (…) les angles (…), le dur (…), le calleux (…), le poids et l’encombrement des choses » (Passages, 80), trouve à sa rencontre, non une étendue lisse et propice à son désir d’écoulement, mais une surface qui, présentant des cavités et des glissements de terrain, retient, absorbe et immobilise le flux pensant. Ceci revient à dire que tant que la pensée restera cloîtrée dans le dedans, elle gardera son aspect liquide ; mais une fois qu’un contact veut s’établir entre le moi et le monde, une fois que l’onde pensante tente de se muer en onde verbale, le multiple, le fragmentaire se substituent à l’Un : pour s’exprimer, le moi verserait, distribuerait, en quelque sorte, la masse liquide et compacte qu’est sa pensée dans des moules langagiers inappropriés à son usage et qui veulent lui incruster une forme finie et définitive. Pris dans les mailles de ces « préfabriqués en nombre limité » que sont les signes de la langue ayant déjà une moulure consacrée par l’usage, l’écoulement sinueux et continu de la pensée prend fin pour laisser place à une matière verbale rigide et pétrifiée.

Le versant scriptural de l’activité pensante (l’œuvre), se définissant avant tout comme « une forme », « un mouvement arrivé à sa conclusion » 12, prendra racine à l’intérieur de l’être puis bourgeonnera à l’extérieur. La floraison qui s’annonce n’est qu’illusoire : car à peine commencée, cette germination touche déjà à sa fin. Nous pensons ici à une réflexion de Barthes figurant dans la préface de S / Z où il affirme que celui qui s’essaie à l’écriture condamne sa pensée au néant : « le monde lui renvoie toujours son œuvre comme un objet immobile, muni une fois pour toutes d’un sens stable »13 et définitif.


Sanda Mestouri  est doctorante au centre de recherche sur les littératures modernes et contemporaines (CRLMC, Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II). Elle prépare actuellement une thèse sur Henri Michaux qui s'intéresse à la poétique du secret chez ce poète.


Notes:

1 « La mer », Epreuves exorcismes, Paris, L’imaginaire Gallimard, 1950 et 1963, p.108

2 « Qui je fus », Qui je fus, Paris, Poésie / Gallimard, 1973, p.197.

3 « Le vent », La nuit remue, Paris, Poésie / Gallimard, 1967, p.38.

4 Gilles Deleuze, « Le lisse et le strié », Mille plateau, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980. p.598.

5 « Les fées du Rhin », Passages, Paris, L’imaginaire Gallimard, 1950 et 1963.p.p.159-160-161.

6 Maurice Blanchot, L’espace Littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p.40.

7 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, p.250.

8 Philippe Jaccottet, L’entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968, p.106.

9 Roger Dadoun, « Ténuité de L’être », Passages et langages de Henri Michaux, textes réunis et présentés par MATHIEU, Jean Claude et COLLOT, Michel, Paris, José Corti, 1986, p.42.

10 « Postface », Mouvements, cité par Antoine Raybaud, « Le désassemblage », Passages et langages, op.cit., p.174

11 Michel Leiris, Langage, tangage ou ce que les mots me disent, Paris, Gallimard, 1985, p.25.

12 Pareyson, cité par Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1962, p.42.

13 Roland Barthes, S /Z, Paris, Points Essais, p.10.

 

Bibliographie  

Œuvres de Michaux

L’infini Turbulent , Paris, Poésie / Gallimard, 1964.

Passages, Paris, L’imaginaire Gallimard, 1950 et 1963.

Qui je fus, Paris, Poésie / Gallimard, 1973.

Ouvrages sur Henri Michaux :

BELLOUR, Raymond, Henri Michaux, Paris, Folio Essais, 1986.

BUTOR, Michel, Le sismographe aventureux : improvisation surHenri Michaux, Paris, Les Essais, Édition de la différence, 1999.

DADOUN, Roger, Rupture sur Henri Michaux, ouvrage collectif, Paris, Payot, 1976.

LEBEL, Jean-Jacques, « La danse neuronale », Magazine littéraire, N°364, 1998.

MARTIN, Jean Pierre, Henri Michaux : écriture de soi, expatriation, Paris, José Corti, 1994.

MAULPOIX, Jean Michel, Michaux, Passager clandestin, Paris, Champ poétique / Champ Vallon, 1984.

TROTET, François, Henri Michaux ou la sagesse du vide, Paris, Albin Michel, 1992

Passages et langage de Henri Michaux , textes réunis et présentés par MATHIEU, Jean Claude et COLLOT, Michel, Paris, José Corti, 1986.

Ouvrages Généraux  :

BACHELARD, Gaston,L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942.

BARTHES, Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953-1972.

BLANCHOT, Maurice, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.

DELEUZE, Gilles, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

ECO, Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1962.

Complément de lecture :

CHAR, René, La parole en archipel, Paris, Gallimard, 1962.

LEIRIS, Michel, Langage tangage où ce que les mots me disent, Paris, Gallimard, 1985.

JACCOTET, Philippe, L’entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968.