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Return to Equinoxes, Issue 6 :Automne/Hiver 2005-2006
Article ©2006, Myriam Robic

 

Myriam Robic, Université Rennes II

SYMBOLIQUE DE L’EAU DANS LES REPRÉSENTATIONS D’OPHÉLIE CHEZ T. DE BANVILLE

Si la thématique de l’eau dans la littérature et les arts a été l’objet de nombreux ouvrages critiques abordant ainsi des questions de l’ordre de l’affect 1, du rapport de l’eau à la féminité 2, adoptant une approche tantôt esthétique, générique et rhétorique 3, théologique et religieuse 4, tantôt philosophique et herméneutique dans la lignée des travaux de Bachelard sur l’imaginaire poétique de l’eau 5, ou posant des questions esthétiques et symboliques quant à la spécificité de tel ou tel type de cours ou de masses d’eau 6, cet article se propose de repenser 7 le thème aquatique dans la  poésie banvillienne à travers la représentation funèbre de la mythique Ophélie associée au motif de la noyade. En effet, cherchant à suspendre ses guirlandes de fleurs aux branches d’un saule, la jeune héroïne de Shakespeare, fiancée malheureuse d’Hamlet, glisse puis se noie dans une rivière 8. Dans son Grand Dictionnaire Universel du 19ème siècle, P. Larousse précise d’ailleurs que « lorsqu’on fait allusion à la malheureuse Ophélie, c’est presque toujours en rappelant les circonstances dramatiques et touchantes de sa mort » 9 dans l’eau. Archétype de l’Eternel féminin, le personnage de Shakespeare a suscité un véritable engouement au 19ème siècle qu’il s’agisse de la littérature romantique (elle-même influencée par Shakespeare), des évocations post-romantiques dans la critique d’art de T. Gautier 10, dans la poésie de T. de Banville, d’A. Rimbaud (« Ophélie ») 11, d’H. Murger (« Ophélia », Les Nuits d’hiver), de J. Laforgue (« Dimanches », Fleurs de bonne volonté ; « Hamlet ou les suites de la piété filiale », Moralités légendaires) ou de la littérature décadente qui fait d’Ophélie, une femme martyre sanctifiée par sa noyade parmi les fleurs contrairement à toutes les femmes fatales (à l’homme) telles que Salomé, Lilith et Judith : « A la Salomé couverte de bijoux, sophistiquée, fille de feu, s’oppose, dans la mythologie décadente, l’innocente Ophélie, entourée de fleurs, la fille de l’eau. L’une est bourreau, l’autre est victime. Celle-ci a presque autant d’admirateurs que celle-là » 12. Le mythe a également été largement exploité par la musique (Berlioz, Strauss, Brahms) et la peinture romantique, symboliste et les préraphaélites anglais : on pense alors à Delacroix (La Mort d’Ophélie, 1857) qui dessina une série de lithographies pour la pièce de Shakespeare, P. Delaroche (La Jeune martyre, 1857), O. Redon (Ophélie, 1905), J.-E. Millais (Ophelia, 1852) dont la toile fait figure de référence, Waterhouse (Ophelia, 1894) ou M. Lemaire (Ophelia, 1880).

C’est pourquoi nous restreindrons notre recherche à la poésie de Banville qui présente une forte prédominance d’images aquatiques et liquides que l’on pourrait classer selon la typologie suivante : 1° La relation du masculin à l’eau considérée comme un élément féminin conduisant à l’érotisation de l’élément liquide ou à l’exaltation de sa pureté à l’image de « La Source » (Les Exilés), ekphrasis sur le tableau de D. Ingres qui représente la source sous les traits d’une naïade, d’une entité féminine virginale. 2° La représentation du corps féminin et de ses équivalents liquides. La femme est souvent associée à l’onde, à l’eau dormante ou mouvante, parfois simplement sujette à des métaphores liquides ponctuelles à l’image de la femme de « Songe d’hiver » (Les Cariatides) dont les cheveux sont « roulés en onde » ou de « La femme aux roses » (Les Stalactites) dont les cheveux s’étalent en « vagues blondes » 13. 3° Les motifs mythologiques et divinités des eaux telles que la naïade, la néréide, la nymphe des eaux, la Vénus anadyomène qui – étymologiquement et mythologiquement – « Jaillit dans la clarté sur l’écume de l’onde » 14, autant de personnages qui obsèdent la poésie banvillienne éprise d’hellénisme. 4° Le thème de la Nature et la métapoétique de l’eau. Certains poèmes exclusivement consacrés au motif liquide présentent l’eau comme le support d’images affectives telles que la mélancolie, dans le sillage des Romantiques, notamment les motifs de la mer, du fleuve, du lac ou de l’étang transformés en allégorie de la vie ou de la mort. Ajoutons la place prépondérante de la fontaine reliée à la mémoire, au passé heureux, à l’enfance et à une symbolique maternelle dans « A la Font-Georges » (Les Stalactites ; Le Sang de la coupe). La source d’eau renvoie donc par définition et topiquement au ressourcement, à la fraîcheur de la réminiscence. 5° L’évocation de lieux géographiques particuliers et de cours d’eau notamment la Seine, Banville s’étant vivement intéressé au paysage urbain dans les Odes funambulesques (« L’Amour à Paris ») et les derniers recueils tels que Sonnailles et clochettes (« La Nuit ») et Dans la fournaise (« Aimer Paris »). 6° L’eau et le symbole national. Le poète compose La Mer de Nice (et Nice française) pour le rattachement de Nice à la France en 1860. La description du paysage méditerranéen se charge donc de connotations patriotiques et idéologiques que l’on peut relier aux relations courtoises qu’entretient Banville avec le pouvoir notamment la Princesse Mathilde.

En dépassant cette typologie des eaux dans la poésie banvillienne, nous nous proposons d’interroger la symbolique de l’eau telle qu’elle apparaît dans quatre poèmes qui convoquent le mythe d’Ophélie à savoir « La Voie lactée » (Les Cariatides, 1842), « A Henry Murger » 15 (Odelettes et non Les Cariatides comme le prétendent C. Zissmann dans « Le secret du premier art poétique de Rimbaud » (36) qui cite A. Adam et P. Brunel dans Rimbaud ou l’éclatant désastre (163)), « Mascarades » (Odes funambulesques, 1859, seconde édition), « Metz et Nancy, Prologue d’ouverture », poème non recueilli, à la lumière des travaux de Gaston Bachelard qui a consacré lui-même un chapitre conséquent au « Complexe d’Ophélie » dans L’eau et les rêves. Il incombera donc de voir en quoi l’eau – qui apparaît volontiers sous les traits du fleuve, du ruisseau ou plus largement du cours d’eau – est non seulement vecteur de mort – en cela proche des représentations mythiques du Styx ou du Léthé –, thème hérité du fugittempus allégorisé en onde, mais aussi qu’elle se double d’une symbolique maternelle et sensuelle destinée à esthétiser le corps féminin qui gît à la surface de l’eau.

***

En effet, l’eau est constamment reliée à un réseau métaphorique funèbre rappelant ainsi les circonstances tragiques de la mort de la jeune fille. Ophélie est présentée comme la prisonnière du fleuve, un corps et une âme errants se laissant porter vers l’Hadès par le courant. La métaphorisation du Styx est clairement exprimée dans un poème non recueilli dédié à « Rébecca Félix » où le poète apostrophe Ophélie et Juliette : « O naïve Ophélie ! ô pâle Juliette !/ […]/ Le cœur tout rafraîchi dans les eaux du Léthé » 16. Bachelard insistait, à ce titre, sur l’image de l’eau funéraire développée depuis les époques primitives et qui véhiculent nombre de valeurs inconscientes autour de la mort « par l’image du voyage sur l’eau », « les légendes de la funèbre traversée ». Banville insiste donc sur ce mythe du voyage par une isotopie liée au courant ou aux types particuliers de cours d’eau qu’il s’agisse du « torrent » ou de « l’onde » :

Comme l’autre Ophélie,

Dont la douce folie

S’endort en murmurant

Dans le torrent,

Pâle, déchevelée

Et dans l’onde étoilée

Eparpillant encor

Ses tresses d’or   17

Après avoir souligné l’aspect statique de l’eau au début de son poème (« flotte très lentement »), Rimbaud use également du cours d’eau le plus emblématique du voyage, le fleuve, tout en faisant du corps féminin un spectre, un fantôme qui erre sur les rives du Styx 18 : « Voici plus de mille ans que la triste Ophélie/ Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ». La thématique du fleuve des Enfers apparaît très clairement par l’antithèse entre le « fleuve noir », périphrase stéréotypée du Styx, et le « fantôme blanc » à la recherche de sa patrie perdue : le fleuve est lieu de passage (« Passe »), cours d’eau également convoqué par Laforgue dans ses Fleurs de bonne volonté (« Dimanches » accompagné d’une épigraphe tirée d’Hamlet). Ce topos funèbre se trouve renforcé chez Gautier et Rimbaud par nombre de notations visuelles sur la profondeur et la couleur de l’eau : « Quelle fraîcheur humide, quels verts aquatiques et glauques ! Quel bleu noir d’eau profonde sous les arbres penchés ! » (Gautier), « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles/ La blanche Ophélia flotte comme un grand lys », « le long fleuve noir » (Rimbaud) 19. L’eau est également rattachée au motif de la nuit qui tend lui-même vers une symbolique funèbre comme l’indique Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves : « Pour certains rêveurs, l’eau est le cosmos de la mort. L’ophélisation est alors substantielle, l’eau est nocturne. Près d’elle tout incline à la mort » (123). Dans son odelette « A Henry Murger », Banville suggère aussi une Ophélie présentant ses yeux clos au ciel nocturne, l’eau jouant le rôle de miroir des astres (« Pâle, déchevelée/ Et dans l’onde étoilée ») tout comme Rimbaud (« Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles/ Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueilles »). Ophélie va jusqu’à se substituer à la lune, astre féminin par excellence, non seulement par une comparaison implicite au mythe floral et funèbre de Perséphone, déesse du monde végétal puis déesse des Enfers souvent associée à la lune dans la littérature antique 20, mais aussi par le motif récurrent de la pâleur du visage qui fait métaphoriquement figurer un astre blanc dans l’onde étoilée. Elle récuse ainsi tout principe narcissique souvent attribué à l’onde en se substituant à l’astre lui-même 21 contrairement à l’Ophélie de Murger (« Sur les claires eaux tandis qu’elle penche/ Son pâle visage et le trouve beau »). Désigné comme un « élément mélancolique » par G. Bachelard (123) et un « élément mélancolisant » par Huysmans conformément à ses nombreuses exploitations par la littérature romantique, l’eau se présente comme le reflet de la mélancolie, de la tristesse ou de la folie d’Ophélie, aspect déjà suggéré par l’association des larmes aux eaux du fleuve dans l’hypotexte d’Hamlet par Laertes : « Too much of water hast thou, poor Ophelia,/ And therefore I forbid my tears ». Dans « Mascarades » (Odes funambulesques) et « A Henry Murger » (Odelettes), la rivière permet à la fois l’identification stéréotypée de la mélancolie à l’élément liquide et une anesthésie de la « douce folie » d’Ophélie 22, expression que l’on retrouve chez Banville, Rimbaud et Murger :

Que la pâle Ophélie,

En sa mélancolie,

Cueille dans les roseaux

Les fleurs des eaux ! (« Mascarades »)

Sa plainte triste et pure

Dans le ruisseau murmure,

Et s’envole en rêvant

Avec le vent.  (« A Henry Murger »)

Qui répétant tout bas les chansons d’Ophélie,

Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie ? (« La Voie lactée »)

Hamlet ! ô jeune Hamlet, sombre amant d’Ophélie !

Pauvre cœur éperdu, que cette morte en fleur

Emporte dans la nuit de sa douce folie, (« Rouvière »)

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir. (Rimbaud, « Ophélie »)

Si Ophélie se rattache à une symbolique de l’eau mélancolique et funéraire comme l’indique Milan Kundera qui résume magistralement la destinée indissociable d’Ophélie et de l’élément liquide 23, d’autres mythes tragiques lui sont traditionnellement associés qu’il s’agisse de mythes féminins comme Sappho, poétesse grecque de Lesbos qui, après avoir trahi le « Rite » lesbien, se suicide en se jetant dans la mer du cap de l’île Leucade, ou de mythes funèbres masculins comme Orphée dont la tête flotte sur les flots de l’Hèbre après avoir été mis en pièce par les Ménades. Quand Lamartine révélait le pouvoir consolateur et amnésique de la mer de Leucade à travers le motif du suicide par désespoir (« Sapho, élégie antique ») 24, Banville rattachera seulement Sappho au foyer paradisiaque de Lesbos, île des lesbiennes dont la sensualité est suggérée par le paysage marin : « Près du flot glorieux qui baise Mitylène/ Marchent, vierges en fleur, de jeunes poétesses ». Quant à l’eau funéraire de l’Hèbre, elle compatit au martyre du poète orphique qui autrefois charmait de sa lyre, torrents, rivières, fleuves ou les eaux du Styx pour libérer Eurydice. Banville fera donc constamment de l’eau de l’Hèbre une métaphore du deuil et des larmes jusqu’à son anthropomorphisation en veuve éplorée comme le dévoilent « La Voie lactée » 25 et « La Cithare » 26, métaphores qui tiennent du cliché poétique. L’eau et les yeux échangent donc leurs vertus jouant sur les ressources d’une analogie stéréotypée à l’image de deux vers tirés de la « Clymène » des Cariatides : « Mes yeux voilés de pleurs se changent en ruisseaux », « Et mes yeux étoilés pleurent comme deux sources ». Ainsi Ophélie s’inscrit dans un cortège mythique de noyés ou de morts tragiques très en vogue au 19ème siècle.   

* * *

Cette mort tragique est pourtant largement euphémisée puisque Banville prend soin d’associer le cours d’eau au sommeil et à la délivrance. Dans « Mascarades », le fleuve devient non pas le lieu extatique de la mort et de la raideur corporelle mais le locus amoenus d’un dynamisme illusoire. Ce pouvoir de l’eau rejoindrait donc les propos de Bachelard selon lesquels « L’eau humanise la mort ». En effet, Ophélie n’est pas sujette aux verbes d’état mais aux verbes d’action la ramenant, par un flash-back ante-mortem, à la cueillette des fleurs près de la rivière où elle se noie. Elle accomplit ainsi sa cueillette aquatique (« roseaux », « fleurs des eaux ») déjà atteinte par la pâleur de la mort comme les fleurs qui l’entourent, glissement de l’image du corps gisant vers le motif de la fleur fraîchement coupée flottant sur l’eau : « Mais l’éternel Amour nous console. Ophélie/ Cueille au bord du ruisseau la fleur déjà pâlie » (« Metz et Nancy »), « La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys » (« Ophélie »). Rappelant la métaphore gautiériste des néréides en « lis noyés » folâtrant dans l’eau 27, symbole floral de la pureté et de la beauté, la confusion de l’eau et de la fleur avec la féminité contribue ici à l’esthétisation du cadavre féminin 28. Si Rimbaud use de l’anecdote de la cueillette des fleurs en la transposant au monde de l’au-delà par l’image du fantôme qui revient hanter chaque nuit le lieu de la noyade par une sorte de mythe de l’éternel retour («Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueilles »), le poète joue davantage sur le statisme, dans la première partie du poème, par la reprise du verbe flotter avec un effet de rime brisée et de rime enchaînée et le recours au registre descriptif (motifs végétaux, couleurs…) qui renvoient volontiers à un effet de tableau, l’influence de la peinture sur les premiers vers du poème étant sensible à tel point qu’on pourrait y voir une transposition de la toile inoubliable de Millais datant de 1852 elle-même conforme au récit que la reine Gertrude avait fait de la noyade d’Ophélie 29. L. Forestier soulignait, à ce titre, le « caractère déjà préraphaélite » du poème rimbaldien qui pouvait « séduire Banville » (238).

De plus, ce fleuve funéraire se double de vertus morphéiques jusqu’au bercement maternel, à l’apaisement et au repos comme l’indique Rimbaud : « Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ». Quand Banville insiste sur la jeunesse d’Ophélie en la comparant à la tragique Juliette dans « Rébecca Félix », « A Henry Murger » et « La Voie lactée » (« Comme ces deux enfants, ces deux âmes jumelles »), tout en mettant en lumière la pathétique destinée des héroïnes shakespeariennes qui entretiennent un rôle particulier à l’élément liquide – suicide par ingestion de poison ou noyade –, Rimbaud associera la jeunesse et la soif de liberté d’Ophélie à sa propre expérience d’adolescent comme l’indique J. Chocheyras 30 (« Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !/ - C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège 31/ T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ; ») 32. Banville, Gautier et Rimbaud usent donc constamment de l’euphémisme de la mort en faisant de l’eau un élément anesthésique et apaisant comme le suggère l’isotopie du sommeil. L’horreur de la mort a disparu pour céder la place à une sorte de douceur onirique suggérée par l’élément liquide :

Comme l’autre Ophélie,

Dont la douce folie

S’endort en murmurant

Dans le torrent […]   

Et, comme Juliette,

Qui craignait l’alouette

Eveillée au matin

Parmi le thym (Banville, « A Henry Murger »)

Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophelia flotter, comme un grand lys. (Rimbaud, « Ophélie »)

Sa tête repose sur l’oreiller du flot qui soulève ses cheveux mêlés de brins de paille et de fleurs des champs. (Gautier)

Le motif de la noyade chez les trois écrivains est, en ce sens, très proche du célèbre « Dormeur du val » puisque Rimbaud y convoquait, parallèlement à l’horrible blessure, l’image de la douce mort au bord de l’eau (« dort », « lit », « dort », « fait un somme ») et une nature anthropomorphique (soleil, rivière, val) chantant une berceuse au soldat désigné par la métaphore filée de l’enfant (« enfant malade ») 33. A noter la dimension christique de ces noyades et morts aquatiques suggérée par l’image du « suaire de l’onde » ou de la couronne d’épines symbolisée par la couronne de fleurs : Quand Ophélie est « couchée en ses grands voiles » chez Rimbaud, elle prépare elle-même sa toilette funèbre chez Banville par la cueillette de fleurs qui viendront orner ses bras et son visage. Ces représentations d’Ophélie ne sont pas systématiques si l’on consulte l’« Ophelia » 34 de Heym, poète expressionniste allemand, qui convoque non seulement un bestiaire répugnant entrelaçant élément aquatique et règne végétal autour d’une Ophélie cadavérique mais joue également d’une analogie entre l’eau et le tombeau, « lieu de la putréfaction et de la vermine » comme l’indique R. Schosmann 35.

Comme nombre de poètes, Banville associe, de plus, l’image d’Ophélie à une nymphe des eaux (néréides, naïades ou autres divinités des eaux), association nourrie depuis le Hamlet de Shakespeare comme l’indiquent la réplique d’Hamlet du célèbre monologue To be or not to be (acte III, scène 1) 36 et la réplique de la Reine (acte IV, scène 7)  : « Voici la belle Ophélie ! Nymphe, en tes oraisons, souviens-toi de tous mes péchés » (III, 1) »37 , « Ses vêtements s’étendirent largement et la maintirent d’abord comme une nymphe » (IV, 7). Bachelard relève d’ailleurs cette métaphore en précisant dans le chapitre « Le Complexe d’Ophélie » extrait de L’eau et les rêves : « L’eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine » (111). Banville insiste, à ce titre, tout particulièrement sur le motif de la chevelure onduleuse et sur son mouvement dans l’eau qui renvoient non seulement à un lieu commun de la rhétorique amoureuse et du désir depuis le Moyen-âge 38 mais aussi de la littérature mythologique des nymphes et néréides. Quand chez Baudelaire, la chevelure trouve une expansion euphorique dans l’élément liquide passant des correspondances horizontales aux correspondances verticales, déclenchant une rêverie synesthésique (« Un port retentissant où mon âme peut boire » 39) faisant ainsi écho aux propos de Bachelard « une chevelure vivante, chantée par un poète, doit suggérer un mouvement, une onde qui passe, une onde qui frémit », Banville joue, de manière récurrente, sur ce motif dans ses poèmes helléniques sur les néréides à l’image de « Clymène » (Les Cariatides) 40, la chevelure d’Ophélie se faisant avatar sensuel de la chevelure des néréides qui mêlent à leurs têtes blondes « l’écrin et la flore des eaux » (Gautier 105) :

Pâle, déchevelée

Et dans l’onde étoilée

Eparpillant encor

Ses tresses d’or (« A Henry Murger »)

C’est ainsi que Banville s’inscrit dans la longue lignée des poètes et rêveurs pour qui Ophélie apparaît « flottant sur son ruisseau, avec des fleurs et sa chevelure étalée sur l’onde ». Elle sera, ainsi que le dit Bachelard, « l’occasion d’une des synecdoques poétiques les plus claires. Elle sera une chevelure flottante, une chevelure dénouée par les flots » (114). Ajoutons que l’étymologie grecque du terme « nymphe » désigne « celle qui est recouverte d’un voile, fiancée ou jeune mariée » 41 : la représentation d’Ophélie coïncide ainsi avec le thème de la jeune fille sur le point de se marier et le motif du voile – voile funèbre, voile marial, voile de l’onde – qui est convoqué par la majorité des poètes qui mettent en scène Ophélie dans la seconde moitié du 19ème siècle. L’identification d’Ophélie à la nymphe devait, d’une certaine manière, indiquer le retour naturel de la jeune fille à l’élément liquide auquel elle appartient. 

Ainsi, chez Banville, les représentations d’Ophélie mettent en jeu de nombreuses symboliques autour de l’élément liquide : mort, maternité, sensualité... Si l’eau permet surtout d’esthétiser la dépouille et le cadavre féminins, elle peut également devenir un élément dysphorique dans les représentations réflexives du poète à l’image de « L’Etang Mâlo » des Stalactites (77), poème inspiré de Byron : « Il est un triste lac à l’eau tranquille et noire/ Dont jamais le soleil ne vient broder la moire ». 


Certifiée de Lettres Modernes et Doctorante en Littérature française, Myriam Robic a enseigné la poésie du 19ème siècle à l’Université Rennes 2. Tout en préparant une thèse sur les « Fonctions et représentations de la Grèce dans les œuvres poétiques de T. de Banville », elle mène actuellement des recherches sur l’imaginaire mythique, l’hellénisme et le saphisme dans la poésie post-romantique (Baudelaire, Banville, Verlaine notamment). Elle est aussi membre du laboratoire de recherche de l’Université Rennes 2, le CELAM, où elle dirige en compagnie d’autres jeunes chercheurs un séminaire sur les rapports Textes/ Images.


Notes:

Queen.- There is a willow grows aslant a brook,

That shows his hoar leaves in the glassy stream ;

There with fantastic garlands did she come

Of crowflowers, nettles, daisies, and long purples,

That liberal shepherds give a grosser name,

But our cold maids do dead men’s fingers call them:

There, on the pendant boughs her coronet weeds

Clamb’ring to hang, an envious sliver broke ;

When down her weedy trophies and herself

Fell in the weeping brook. Her clothes spread wide ;

And, mermaid-like, awhile they bore her up ;

Which time she chanted snatches of old tunes ;

As one incapable of her own distress,

Or like a creature native and indu’d

Unto that element : but long it could not be

Till that garments, heavy with their drink,

Pull’d the poor  wretch from her melodious lay

To muddy death.

Laer.- Alas, then she is drown’d ?

Queen.- Drown’d, drown’d.

Laer.- Too much of water hast thou, poor Ophelia,

And therefore I forbid my tears […].

Ouvrages cités

Alix, R., L’Univers aquatique de Lamartine. Charnay-les-Mâcon, 1991. 

Andrès, P., La Femme et ses métamorphoses dans l’œuvre de Théodore de Banville, Paris : Champion, 1993.

Bachelard, G., L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. J. Corti, 1985.

Banville, T. de, Œuvres poétiques complètes, Les Cariatides, dir. P.-J. Edwards, Paris : Champion, 2000, tome 1.

---, Œuvres poétiques complètes, Odes funambulesques, dir. P.-J. Edwards, Paris : Champion, 1994, tome III.

---, Œuvres poétiques complètes, Les Exilés, dir. P.-J. Edwards, Paris : Champion, 1994, tome IV.

---, Œuvres poétiques complètes, Dans la Fournaise, dir. P.-J. Edwards, Paris : Champion, 2001, tome VIII.

Blain, M. et Masson, P. dir. Rêveries marines et formes littéraires. Nantes : Pleins Feux, 2001.

Blain-Pinel, M., La mer et le sacré chez Chateaubriand Alberville : C. Alzieu, 1995.

---, La mer, miroir d’infini : la métaphore marine dans la poésie romantique. Rennes : Presses Universitaires, 2003. 

Brunel P., Rimbaud ou l’éclatant désastre, Seyssel : Champ Vallon, 1991.

Centre G. Bachelard. L’eau, mythes et réalité. Actes du colloque. Dijon : Ed. Universitaires de Dijon, 1994.

Darras, J., La mer hors d’elle-même : l’émotion de l’eau dans la littérature. Paris : Hatier, 1991.

Eymard, J., Ophélie ou le narcissisme au féminin. Paris : Lettres Modernes, 1950.

Gautier, T., Les Beaux-Arts en Europe en 1855, Paris : Lévy Frères, 1855.

Helm, Y. dir. L’eau, source d’une écriture dans les littératures féminines francophones . New York : P. Lang, 1995.

Murger, H., Les Nuits d’hiver, Paris : Lévy, 1868.

Rimbaud, A., Poésies, éd. de L. Forestier, Gallimard, 1984.

Rousseau, L., Images et métaphores aquatiques dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq. Paris : Lettres Modernes, 1981. 

Zissmann, C., « Le secret du premier art poétique », Charleville-Mezières : Centre culturel Arthur Rimbaud, septembre 1986, cahier n°10.