Equinoxes - A graduate journal of French and Francophone Studies - Issue 4
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Return to Equinoxes, Issue 6: Automne/Hiver 2005-2006
Article ©2006, Jean William Cally

 

Jean William CALLY, Université de La Réunion

La peur des eaux en littÉrature fantastique

L’espace océanique et les îles engageaient, dans la pensée de l’Occident médiéval, tout comme la jungle ou la forêt, l’idée des lieux lointains, méconnus et, en ce sens, supposés hostiles. Ils représentaient des régions extérieures à l’enclave de la civilisation, des zones extrêmes, situées hors du lieu habité (). Territoires d’exotisme, d’instabilité matérielle (mer calme ou tempête), d’étrangetés (démons et merveilles), l’immensité océanique s’associait intimement, dans l’imaginaire, aux mondes miniatures insulaires la constellant. Les îles et les océans participaient d’une vision aussi angoissante que merveilleuse du monde1 et suggéraient ensemble l’itinéraire périlleux que se devait d’accomplir le navigateur, en défiance des monstruosités marines et des peuplades indigènes décrites massivement dans les cosmographies et les récits de voyage d’autrefois2. Aussi l’aire océanique tendait-elle à constituer un lieu indissociable de la peur ; c’est ce que soutient Jean Delumeau dans La Peur en Occident :

Pour le plus grand nombre, elle [la mer] est restée longtemps, dissuasion et par excellence le lieu de la peur. De l’Antiquité au XIXème siècle, de la Bretagne à la Russie, les proverbes sont légion qui conseillent de ne point se risquer en mer. (31)

Il semblerait, au regard de certaines œuvres fantastiques, que cette sentimentalité négative et cette angoisse relatives aux étendues aquatiques ne se soient nullement évanouies dans l’imaginaire de l’homme moderne. Même si ce dernier peut parfois participer d’une fascination poétique pour la mer et y voir, tel Lautréamont, la matrice originelle de la vie ainsi que le refuge maternel et ultime de toute existence animale3, il n’en demeure pas moins que l’appréhension hostile des eaux est parvenue, en dépit du progrès des connaissances, à se perpétuer. L’homme se trouve toujours soumis, bien malgré lui, à l’horreur aquatique. La présente étude va, de fait, tenter de repérer quelques cas remarquables, en littérature fantastique, de cette continuité de la peur des eaux.

La peur obsédante des eaux ou l’horreur fascinée de la mer, bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer qu’il s’agisse là d’une matrice indispensable à la création de monstres aquatiques, contribue cependant, de façon générale, à accroître, sous les pinceaux d’une écriture sensibilisée à de telles angoisses, l’impact terrifiant des bêtes imaginées. On observe ainsi plusieurs écrivains fantastiques dont l’œuvre se manifeste comme profondément empreinte de cette sentimentalité négative pour les étendues d’eau. Au premier rang de ceux-ci, il faudrait sans doute placer William Hope Hodgson, auteur britannique qui fit trois fois le tour du monde en tant que marin dans sa jeunesse, sans jamais voir décroître la profonde aversion qu’il entretenait maladivement par rapport à l’océan. Toutefois des auteurs tels que Maupassant, Lovecraft ou encore Cortázar seraient, sur ce plan, tout à fait susceptibles de lui faire concurrence.

Rien de plus aisé, il est vrai, que de déceler cette angoisse des eaux, en considérant l’œuvre de Julio Cortázar, par exemple. Le bestiaire aquatique cortázarien (axolotl, tortue, piranha, etc.) ne présente certes pas l’apparence des chimères monstrueuses d’un Hodgson ou encore d’un Lovecraft, mais il suggère pleinement, en effet, le sentiment d’une inquiétante étrangeté. Cette zoologie fantastique et anxiogène, à vrai dire, révèle régulièrement sa contamination par la négativité de son environnement vital, c’est-à-dire l’eau. L’élément aquatique, dans les textes cortázariens, représente lisiblement le miroir d’une peur archaïque propre au créateur lui-même. L’écrivain argentin confessa un jour, d’ailleurs, à Omar Prego, l’origine très ancienne de cette phobie des eaux profondes qui était la sienne4.

Les eaux, entendues comme un lieu où l’homme se retrouve hors de son élément naturel et donc sujet à la pesanteur de ses angoisses voire de sa solitude, représente un autre monde. Or, la peur qui s’insinue en nous devant toute altérité constitue une peur dont l’essence même est de provenir de notre incapacité de détermination ou d’identification. Les eaux d’un océan, d’un lac ou d’un fleuve, dissimulent, sous leur surface, l’origine profonde de cette peur qu’elles inspirent aux hommes. L’être humain peut ressentir de l’angoisse face à l’immensité marine, du seul fait qu’elle se dévoile comme un lieu privilégié de l’indéterminable, du non-identifiable ; on ne sait pas ce qu’il y a en-dessous ; on ne voit pas son dedans. « Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’Inconnu. C’est voir du côté terrible » (Hugo 241). T el est ce que Victor Hugo affirmait, dans Les Travailleurs de la mer, en terminant par un rapprochement, sur ce point, entre la nuit et le gouffre océanique : « Le gouffre est analogue à la nuit » (241). Le regard endoscopique prenant pour sujet la mer pourrait aussi s’apparenter au regard psychanalytique, autrement dit à celui qui prend pour sujet l’être humain ; la pulsion scopique dirigée vers l’intimité des eaux rejoindrait ainsi le désir de regarder le dedans de l’homme. En ce sens, une nouvelle fantastique telle que « Sur l’eau » de Maupassant pourrait se révéler des plus utiles en vue de mettre en évidence l’angoisse humaine relative à l’univers aquatique. Il y est fait état de la passion dévorante d’un canotier pour la rivière où il officie5 ; une rivière que les nuits sans lune rendent illimitée6, rendent donc, sur un plan symbolique, océanique. Pourtant la différence est clairement établie entre la mer et la rivière ; la première étant qualifiée de dure mais de loyale, tandis que la seconde est définie comme silencieuse et perfide7. Le narrateur de Maupassant, quant à lui, voguant sur l’eau de cette même rivière, ne ressent nullement d’extase similaire à celle dudit canotier ; c’est plutôt une peur absolue et impossible à déterminer rationnellement qui se met à l’assaillir, cependant qu’un brouillard épais dissimule sa barque ainsi que la surface des eaux enténébrées :

J’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. ( 93)

Il est certainement pertinent de penser que le brouillard et la nuit contribuent beaucoup à l’angoisse de ce personnage, toutefois il demeure frappant de constater que la peur véritable envahissant ce dernier se traduit finalement par l’image de créatures étranges et fantastiques surgissant des profondeurs aquatiques. Les eaux de Maupassant semblent donc dissimuler une monstruosité intime, un refoulé hydrique susceptible de refaire surface et s’avérant, par là même, source d’angoisse, de peur inexplicable. Or, pour qui a lu ce récit fantastique, la chute finale de l’histoire peut s’avérer particulièrement signifiante ; en effet, ce qui se révèle au terme de ce récit, sous les eaux noires et brumeuses de Maupassant, c’est la mort. Cette rivière qui obsède le canotier et terrifie le narrateur, recouvre et dissimule un cadavre, un être mort, que l’on finit par ramener à la surface :

L’homme […] unit ses efforts aux nôtres ; alors, peu à peu, l’ancre céda. Elle montait, mais doucement, et chargée d’un poids considérable. Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous le tirâmes à mon bord : c’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. (93)

Cette image de la noyée pourrait renvoyer aux eaux noires de Poe ; renvoyer notamment au monstrueux surgissement de la dépouille meurtrie de Mary Roget, à la surface de la Seine, cadavre dont l’auteur ne se prive pas de procéder à une description clinique des plus éprouvantes (« Le mystère de Marie Roget »)8. Un exemple qui contraste, il est vrai, de par son insistance sur le caractère horrible des stigmates laissés par la noyade, avec la figure de la noyée shakespearienne que l’on découvre dans Hamlet, à savoir celle de la belle Ophélie, qui se noie avec sa couronne de fleurs et dont la chair demeure aussi immaculée que de son vivant. Ainsi l’idée de la mort s’intègre-t-elle naturellement à l’imaginaire des eaux profondes ; le noyé jouant symboliquement le rôle d’un refoulé faisant surface et aidant l’homme à discerner la nature de cette peur indéterminée qu’il ressent vis-à-vis du territoire aquatique. On peut dire qu’il existe une peur archaïque de l’eau et du plus horrible de ses résidents, à savoir le noyé. Les morts qui pullulent dans les textes où l’eau noire, l’eau profonde est présente, qu’ils soient de Poe, de Hodgson ou encore de Maupassant, participent tous de cette grande entreprise de sublimation de la thanatophobie, l’angoisse primitive de la mort et du mort, que quelques-uns attribuent à la littérature fantastique9. La relation entre l’eau et la mort est favorisée, en outre, par le caractère transitoire relatif à l’élément liquide ; ce qui fait que l’eau en vient à suggérer, selon certaines interprétations, l’idée même d’une mort perpétuelle :

L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. (Bachelard 13)

L’écoulement liquide est une métaphore majeure du temps historique et linéaire. L’eau qui fuit entretient naturellement une symbolique temporelle, tout comme l’eau noire tend à s’apparenter au sang ; le sang qui « est redoutable à la fois parce qu’il est maître de la vie et de la mort, mais aussi parce qu’en sa féminité il est la première horloge humaine » (Durand 122). À travers ces quelques éléments, il est possible d’entrevoir la densité symbolique qui concerne la peur des eaux. La mer est un abîme où l’eau, qui dissimule son gouffre béant, s’apparente à un piège tendu à l’être humain, afin le faire sombrer vers la mort ou la folie. Aussi n’est-il pas étonnant, par exemple, de voir Stevenson laisser rejaillir, dans son roman Les Gais lurons, un certain caractère infernal à travers ses descriptions de la mer ; le Diable10 et l’Enfer11 y sont, en effet, mis en cause concrètement comme origines de la malignité et la malfaisance des océans. Dans Le Dit du vieux marin, il est question néanmoins d’un phénomène océanique pouvant susciter l’angoisse des marins autrement que par l’image de l’abîme ; il s’agit du phénomène de la mer qui se fige et en vient à immobiliser les navires. Le texte de S.T. Coleridge, qui nous conte les mésaventures d’un marin voyageant dans les régions polaires12 et voyant son bateau soudain paralysé sur la mer, évoque, à vrai dire, un événement des plus naturels : la glaciation de l’océan et sa transformation en banquise. Lecouteux nous explique, en quelques mots, la prégnance de cette appréhension de la banquise dans l’imaginaire médiéval :

L’Océan qui se fige […] est la vision mythique de la banquise. Nous le retrouvons un peu sur toutes les mers, et il porte divers noms : Oceans caligans (mer sombre), mare concretum, dans les textes en ancien français : la mer betée, c’est-à-dire figée, mare coagulatum (mer coagulée). (Lecouteux 14)

Le long poème de Coleridge n’est donc pas sans faire référence à cet imaginaire du Moyen-Âge et offre une vision particulièrement monstrueuse de la mer « coagulée », la décrivant comme un océan pourrissant, en pleine suppuration, où se débattent des créatures visqueuses13.

Bien des traditions légendaires, à vrai dire, attribuent aux eaux, elles-mêmes, le caractère d’être vivantes et hostiles au genre humain, au point d’entraîner quelquefois les nageurs vers les profondeurs et de provoquer ainsi leur noyade :

Les eaux sont depuis toujours, chacun le sait, tenues pour des êtres vivants, mais on a d’elles une opinion plutôt négative. Les contes populaires savent nous le dire. […] C’est de cette crainte permanente que vient la croyance en l’existence d’êtres au fond des eaux, ceux qui s’appel leront plus tard Nix (masc.) et Nixe (fém.). (Lecouteux. ADM. 157-158)

Les courants marins ou fluviaux qui happent le baigneur et le conduisent à mourir noyé, se trouvent personnifiés à Madagascar, par exemple, comme une espèce particulière de créatures surnaturelles vivant aux fonds des eaux et que l’on nomme généralement « lolo rano » ou « lolondrano » (fantôme des eaux), voire « biby rano » (bête des eaux), dernier terme qui, dans le contexte malgache, peut aussi évoquer le crocodile. Très curieusement, Lecouteux, dans une enquête sur le culte de saint Nicolas et ses connexions avec certaines croyances relatives à des démons ou divinités des eaux, nous apprend que le mot « nicchus », qu’il relie naturellement au prénom du saint et qu’il affirme proche originellement de « nix/nixe », pourrait se traduire « crocodilus »14.

L’appétit carnassier et le caractère prédateur prêtés à la mer auront trouvé, en aval de cette peur générée par l’élément hydrique, nombre d’incarnations tératologiques à travers des créatures à l’origine légendaire. Divers rites superstitieux de conjuration en témoigneraient :

Polyphème, Scylla, Circé, les sirènes, les Strigones, Léviathan, Lorelei : autant d’êtres menaçants qui vivent dans l’eau ou en bordure de l’eau. Leur but commun est de happer les humains, de les dévorer ou du moins, comme Circé, de leur faire perdre leur identité d’homme. Aussi pour conjurer la mer faut-il lui sacrifier des êtres vivants qui rassasieront – peut-être ? – son appétit monstrueux. Des ex-voto napolitains de la fin du XVIème siècle présentent des navires qui portent à leur proue une peau de mouton. C’était un rite de conjuration de la mer. Au lancement du navire, on tuait un mouton blanc, on arrosait le bateau de son sang et on conservait sa peau à l’avant du bâtiment. (Delumeau 36)

Pourraient également être convoqués, dans cette optique, quelques-uns de ces monstres lacustres ou marins peuplant l’imaginaire et la mythologie des hommes : le Dragon, l’Hydre de Lerne, le Léviathan, le Kraken – décrit par l’évêque danois Éric Pontoppidan, en 1752, dans son Histoire naturelle de Norvège – ou bien encore les grands serpents de mer. La peur des eaux, force est de le constater, se situe, en règle générale, à la genèse et à la base de tout monstre aquatique exploité sur un mode fantastique, tant et si bien qu’il est possible d’affirmer que le premier des monstres marins n’est autre que la mer elle-même. En littérature fantastique, cette peur aquatique, cristallisée à travers de nombreuses figures tératologiques, semble s’être perpétuée et avoir trouvé des répercussions spectaculaires ; les poulpes géants de Hodgson (« La chose dans les algues »), les poissons-grenouilles de Lovecraft (« Le cauchemar d’Innsmouth »), le requin persécuteur de Buzzati (« Le K ») ou encore les méduséens axolotls de Cortázar (« Axolotl ») ne prouveraient nullement le contraire. Affronter la mer, cet espace où la monstruosité animale et le surnaturel peuvent émerger à tout moment, représente, de fait, un acte héroïque puisque quasi suicidaire. Le destin souvent réservé aux marins hodgsoniens n’est-il pas de finir happés par la bête fantastique ou d’accompagner, au fond des eaux, l’épave de leur bateau fracassé ? Poncif de l’écriture de William Hodgson, la menace que la mer fait peser constamment sur l’existence des matelots, hommes livrés sans défense à l’immensité vorace des eaux, est symptomatique de sa tendance à placer, dans ses histoires, l’élément aquatique, l’eau tout simplement15 , en position de prédateur suprême ; si bien que ses bêtes fantastiques n’apparaissent finalement plus que comme les « tentacules » symboliques d’un monstre plus vaste encore : la mer hodgsonienne. L’homme se trouve en péril, dès lors qu’il s’aventure sur le territoire marin16 ; ce fait contribue, par conséquent, à conférer au marin, dans l’imaginaire de W.H. Hodgson, la stature de modèle héroïque :

Le marin est le héros exemplaire pour Hodgson puisque sa situation est le reflet de la condition humaine, vue sous un angle fantastique. Il est seul, perdu au milieu des éléments déchaînés, ou bien égaré parmi les éléments calmés […]. L’homme est alors en proie à ses terreurs, sa solitude lui fait affronter ses propres phantasmes qu’il engendre d’autant plus facilement dans cette ambiance propice. Et la "Chose" peut alors surgir et s’emparer de lui. (Truchaud 7)

La mer qui fait les épaves, la mer qui conduit aux naufrages, est nécessairement monstrueuse ; la tempête rend l’eau violente et, selon Bachelard, du même coup, masculine17. Elle tend ainsi à changer l’océan en une figure de monstre engloutisseur. Si Stevenson, dans Les Gais lurons, après avoir décrit la condition paradoxale d’un vieux marin dévoré par la hantise de la mer18, se met à comparer la tempête à un Léviathan furieux19, ce n’est sans doute pas pour une autre raison. La vision mythologique de la mer n’est jamais très distante, lorsque l’on se met à l’assimiler à une entité vivante. Elle peut être suggérée, par exemple, à travers l’illusion de la puissance vorace, ainsi que l’eau glaciale de l’océan, dans Le loup des mers de Jack London, se trouve rapprochée, par le prisme métaphorique de la morsure, d’une gueule broyant les os de l’être humain jeté à la mer20. Mieux encore, dans Les travailleurs de la mer de Victor Hugo, plusieurs descriptions se succèdent et agissent de manière à faire prendre, à la bestialité carnassière de la mer, toute son ampleur :

Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L’eau est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement. L’océan a le même coup de patte que le lion. (Hugo 313)

Si la mer, ainsi que suggéré à travers cette étude, tend à incarner le tout premier des monstres marins. Si, comme le prétend Hugo, la mer constitue une bête prodigieusement vorace. Il n’en demeure pas moins que l’homme de mer a pour nécessité de changer sa nature, de devenir autre, s’il entend apprivoiser durablement l’étendue immense de ses eaux. L’humanité, confrontée à l’univers aquatique, à ses angoisses et à ses mystères, à sa sauvagerie et à son caractère implacable, se voit contrainte à une mue symbolique ; laquelle peut se traduire à travers une bestialisation (les pirates de Stevenson, le capitaine Achab de Melville, etc.) ou à travers une surhumanisation (Ulysse, le capitaine Nemo, etc.). Tel est bien le destin des hommes de mer : troquer leur nature terrestre et strictement humaine, pour une nature adaptée à l’élément aquatique et, dès lors, étrangement hybride.

Il n’est pas étonnant, par conséquent, de constater que l’animalisation du marin représente un phénomène récurrent à travers la littérature. La mer, sauvage, âpre et bestiale, confère aux hommes qui s’associent à son destin, des caractéristiques identiques aux siennes. Ainsi, les chasseurs de phoques décrits par Jack London, dans Le loup des mers, répondraient ostensiblement à cette tendance ; voyageant depuis des années sur leur goélette, ces hommes de mer semblent avoir perdu certains traits propres à leur humanité, pour acquérir des caractères plus ou moins bestiaux ; on nous parle, de fait, d’hommes à l’allure simiesque, ayant des « corps robustes avec une tête d’enfant » (London 44), voire, plus radicalement, d’êtres mi-humain mi-bête, au langage grossier et émaillé de grognements21. Cependant, la palme semble devoir revenir au capitaine de cette goélette, dont le narrateur dessine un portrait d’homme préhistorique, aux traits simiesques particulièrement prononcés et animé d’une vigoureuse vie animale22. Autre type d’hommes de mer représentant, en considération de leurs actes sanguinaires et de leur marginalité sociale, la cible privilégiée de l’animalisation littéraire : les pirates. Stevenson (L’île au trésor) ou encore Hodgson (Les pirates fantômes) ont su exploiter, dans leur fiction, cette figure de « bête humaine » assoiffée de sang23 et à l’apparence souvent terrifiante24, qui s’attache au personnage du forban. Les pirates, mieux que tout autre catégorie de marins, se fondent à la sauvagerie et à l’impétuosité de l’océan ; ils incarnent, de manière ostensible, l’hostilité viscérale et la violence de cet enfer que peut devenir la mer ; ils en sont les démons anthropophages.

À l’inverse, certains héros marins de la littérature, confrontés également aux exigences de la vie sur les océans, en sont venus à dévoiler une stature tendant vers la surhumanité. Les modèles exemplaires que constituent, en la circonstance, Ulysse et le capitaine Nemo, ces deux navigateurs « surhumains », dévoileraient combien l’homme est susceptible d’acquérir de la grandeur, dès lors qu’il parvient à dompter l’immensité océane par la puissance de son intelligence. Le capitaine Nemo, inventeur du Nautilus, s’élève naturellement, dans sa position d’être humain face à la mer, au-dessus du commun des mortels ; de même qu’Ulysse, malgré une odyssée longue de plusieurs décennies, parvient finalement à bon port et triomphe donc, grâce à son intelligence légendaire, de tous les pièges tendus par la mer. Nemo comme Ulysse incarnent, à vrai dire, des hommes qui ont tenté d’imposer à l’océan leur propre empire, dans une démarche mégalomane et au prix d’une témérité surhumaine. Or, si la mer les a souvent châtiés pour cette arrogance (pensons aux pieuvres géantes attaquant le Nautilus et aux monstres peuplant l’Odyssée), il n’en demeure pas moins qu’ils ont, malgré tout, dans l’imaginaire, conservé entière l’aura de leur posture héroïque. La mer ne les a nullement anéantis, mais a plutôt contribué à les célébrer. C’est bien à l’océan que ces hommes doivent les marques les plus flamboyantes de leur noblesse, leur dimension chevaleresque, de telle sorte qu’ils ne pourraient jamais en être dissociés. Il est pertinent de signaler, d’ailleurs, que, parmi les divers surnoms attribués à l’extraordinaire Ulysse, le héros à mètis de l’imaginaire grec, la plupart sont relatifs au poulpe ou à la figure tentaculaire :

Pour toute la tradition grecque, il porte un nom : Ulysse, le polúmētis, celui-là même dont Eustache disait : c’est un poulpe. Mais le poulpe ne caractérise pas seulement un type de comportement humain. Il sert également de modèle à une forme d’intelligence : le polúplokonnóēma, une intelligence en tentacules (Vernant et Detienne 47).

La faculté de l’individu doué de mètis était, avant tout, la polymorphie, c’est-à-dire la capacité de s’adapter justement à la réalité multiple et changeante du monde qui l’entourait, afin de la mieux dominer et de surpasser, du même coup, d’éventuels adversaires25. Ainsi le plus rusé de tous les héros de la mythologie grecque, à savoir Ulysse, unanimement déclaré comme homme à mètis, s’est-il trouvé associé au poulpe comme à une figure zoomorphe. Cela laisse donc entendre combien l’intelligence retorse et de l’art de la feinte démontrés par le roi d’Ithaque était solidaire du domaine marin ; Ulysse, plus qu’un homme de mer, semble incarner un être de la mer, un « poulpe humain », l’apothéose de la mètis, la figure suprême de l’intelligence à tentacules.


Jean William Cally est en quatrième année de doctorat dans le département de littérature française et comparée à l' Université de La Réunion. Il est l' auteur de Kapali, la légende du Chien des cannes , publié aux éditions Orphie (coll.« Prix de l’océan Indien », 2003) et aux éditions L' Harmattan (coll. « Lettres de l’océan Indien », 2005). Il a obtenu plusieurs prix littéraires et cinématographiques, tels que: Prix de l’océan Indien de la Nouvelle en 2000, Prix spécial du Jury de l’océan Indien en 2003, Prix Universitaire de La Nouvelle (Université de La Réunion) en 1997 et en 2003, Prix de la Fiction , Festival du Film Étudiant de l’Université de La Réunion, pour le court-métrage fantastique créole Bébèt Toute (Kapali Studios CCFC), en avril 2005.


Notes:

1 « L’Océan et les îles s’intègrent dans une vision merveilleuse du monde, toute contrée méconnue ou lointaine se voit peuplée de toutes sortes de merveilles. » (Lecouteux.ADM. 30)

2 « Que l’océan soit l’itinéraire privilégié des démons, c’est ce que croit, au début du XVIIème siècle, le célèbre et sinistre magistrat de Lancre, bourreau du Pays basque. […]. Douterait-on du caractère démoniaque de la mer qu’on en serait vite convaincu par la multitude et l’énormité des monstres qui l’habitent et que décrivent à l’envi "Cosmographies" et récits de voyages de la Renaissance. » (Delumeau 40)

3 « L’eau constitue effectivement l’une des substances élémentaires de base de l’univers imaginaire de Lautréamont : sorte de toile de fond, elle accuse plusieurs autres leitmotive des Chants[…]. L’hymne chanté à la gloire des eaux installe l’océan au cœur de la thématique lautréamontienne, comme matrice primitive d’où viennent tous les animaux et toutes les masses visqueuses, et comme abri ultime, possibilité et projection d’une diffusion de l’être.» (Pickering 47-48)

4 « À vrai dire, l’eau en grande quantité m’effraie et je ne l’aime pas. J’aime me baigner sur une plage mais dans des conditions d’absolue sécurité ; je me méfie toujours de l’eau. Je ne nage jamais là où je n’ai pas pied, il faut que je sois sûr que s’il m’arrive quelque chose j’ai un point d’appui et je peux sortir de l’eau. […]. La peur de me noyer est une peur chargée de je ne sais quoi, de quelque chose de pathologique, qui vient peut-être de ce qu’étant petit, mon professeur de natation m’a jeté à l’eau, croyant que c’était le meilleur système pour que je surmonte ma peur. J’ai cru que je me noyais et j’en ai conçu un tel effroi que je suis resté longtemps sans vouloir m’approcher de cette piscine, même en passant. J’avais neuf ans à l’époque. Cela a dû me marquer… » (Cortázar 247-248)

5 « Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière. » (Maupassant 89)

6 «… dans l’ombre, quand il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. » (90)

7 « Un marin n’éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. » (90)

8 « Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de la bouche. Il n’y avait pas d’écume, comme en voit dans le cas de personnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures et des impressions de doigts. Les bras étaient repliés sur la poitrine et roidis… » (Poe 53)

9 «.. le fantastique macabre n’est pas un simple reflet de nos angoisses, mais bien plutôt un recours contre la thanatophobie, ce que nous opposons à l’opacité terrifiante de la mort. » (Guirlinger 31)

10 « Et, ma foi, si ce n’était imprimé dans la Bible, je serais fort tenté de croire que ce n’est pas le Seigneur, mais le grand diable noir qui a créé la mer. » (Stevenson 23)

11 « La mer est bien voisine de l’enfer ! » (23)

12 « Les falaises de neige, à travers les rafales,/ Sur les flots renvoyaient une clarté sinistre ; / Point ne rencontrions forme humaine ou de bête,/ La glace, de tous les côtés, nous entourait. » (Coleridge 26-27)

13 « Jusques aux profondeurs qui pourrissaient : ô Christ ! De pareilles horreurs sont-elles donc possibles ? Oui, des êtres, tout en pattes, grouillaient sur la putridité de cette mer visqueuse »  (29)

14 « Il n’est guère étonnant que le culte de saint Nicolas se soit fondu avec la croyance en des démons ou des divinités des eaux puisque Nicolas était le patron des bateliers. Qu’il y ait eu un rapport quelconque entre le saint et le nicchus, […], ne peut faire de doute. Peut-être l’identité de la syllabe Nic/Nick a-t-elle contribué au rapprochement des deux personnages, mais nous ignorons encore pourquoi nicchus traduit crocodilus. Que ce soit bien clair : nicchus désigne à l’origine une divinité des eaux, d’où la glose notkérienne nichussa/nympha ; mais celle-ci a pris différente formes selon les régions – cheval, animal ou homme monstrueux.» (Lecouteux. ADM. 160)

15 « L’eau, toujours. Elle continue de le hanter. Les algues tissent sa surface de pièges immondes où se font prendre les hommes, et cachent dans leurs profondeurs des créatures voraces. » (Arous 54)

16 « Sur mer, l’homme est sans défense, livré aux forces mystérieuses qui peuvent surgir des profondeurs ou des brumes. » (Raymond et Compère 91)

17 « D’abord, dans sa violence, l’eau prend une colère spécifique ou, autrement dit, l’eau reçoit facilement tous les caractères psychologiques d’un type de colère. Cette colère, l’homme se vante assez rapidement de la mater. Un duel de méchanceté commence entre l’homme et les flots. L’eau prend une rancune, elle change de sexe. En devenant méchante, elle devient masculine. » (Bachelard 23)

18 « Une crainte de la mer, une hantise constante de la pensée de la mer, se révélaient dans ses propos et dans ses dévotions, voire dans ses regards alors qu’il se taisait. » (Stevenson 58)

19 « Parfois, la tempête dans toute sa force empoignait et secouait la maison, des quatre coins, en rugissant comme un Léviathan furieux. » (59)

20 « L’eau était glacée et sa morsure me causait des souffrances intolérables, comme si j’avais été plongé dans un brasier. J’étais broyé jusqu’à la moelle des os dans un étau qui ressemblait à l’étreinte de la mort. » (London 16)

21 « Mi-hommes, mi-bêtes, les chasseurs de phoques continuaient leur discussion, émaillée de grognements et de jurons obscènes. » (45)

22 « Il m’évoquait ces ancêtres préhistoriques, tels que notre imagination se plaît à les décrire : modèle des races humaines d’aujourd’hui, ébauche farouche et féroce de ce que nous sommes devenus, et plus proche du singe courant dans les arbres que du citoyen des villes. Une vie animale imprégnait totalement le personnage : cette vie tenace qui fait encore s’agiter le corps d’un serpent décapité ou tressaillir un morceau de chair de tortue quand on la gratte avec le doigt. » (25)

23 « Qu’ils soient fantômes ou qu’ils n’en soient pas, je suis sûrs que ce sont des pirates assoiffés de sang. » (Hodgson 149)

24 On peut penser au célèbre pirate amputé de L’île au trésor de R.L. Stevenson, « Chien noir », dont le surnom seul suffit à laisser entendre la figuration bestiale.

25 «… l’individu doué de mètis, qu’il soit dieu ou homme, lorsqu’il est confronté à une réalité multiple, changeante, que son pouvoir illimité de polymorphie rend presque insaisissable, ne peut la dominer, c’est-à-dire l’enclore dans la limite d’une forme unique et fixe, sur laquelle il a prise, qu’en se montrant lui-même plus multiple, plus mobile, plus polyvalent que son adversaire. » (Vernant et Détienne 11)


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