Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 6:Automne/Hiver 2005-2006
Article ©2006, Paola Ghinelli

Paola Ghinelli, Université de Bologne

l'eau comme trace du temps:

L'exemple de la littérature caribéenne contemporaine d'expression française

Comme Augustin le remarquait déjà, la banalité du temps au sein de l’expérience quotidienne ne facilite pas sa description, au contraire :

Qu’est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l’idée qu’il s’en fait ? Est-il cependant de notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ?1

La question de la représentation est fondamentale, car si la littérature peut saisir des caractères du temps, ce ne serait que sur un mode représentatif. La citation d’Augustin nous suggère que, bien que présent d’un point de vue empirique, le temps est absent sur le plan sémantique. Ainsi, la représentation saisit peut-être mieux le temps qu’une tentative de définition. Mais comment représenter littérairement le temps ?

L’eau est souvent une « image » du temps en littérature. Je place le terme « image » entre guillemets, car il m’a été inspiré par une étude que je suivrai partiellement, mais dont la date de publication impose une prise de distances, notamment par rapport à la terminologie utilisée. Il s’agit de L'eau et les rêves, par Gaston Bachelard2, un essai publié en 1942. Les réflexions de Bachelard m’ont été précieuses pour préciser la définition sur laquelle je m’appuierai, bien que sa perspective philosophique ne me semble pas s’adapter à mon objet. Bachelard fonde sa terminologie sur la distinction entre imagination formelle et imagination matérielle, qui donneraient lieu, respectivement, aux images de la forme et aux images directes de la matière. Je trouve que le terme « image » ne rend pas compte de la matérialité de l’objet que l’auteur évoque pourtant fréquemment. Les images sont généralement définies comme des représentations iconiques, alors que Bachelard veut « étudier la zone de rêveries matérielles qui précèdent la contemplation » (6) . Il est quand même significatif de remarquer que cette étude des « images matérielles » mène l’auteur à souligner des caractéristiques de la représentation littéraire de l’eau qui l’approchent curieusement de sa représentation dans le corpus littéraire caribéen francophone contemporain, dans lequel l’eau est souvent connotée temporellement. Ce qui est encore plus significatif est que Bachelard lui-même, dès son introduction fait une allusion précise au caractère transitoire et temporel de l’eau, en réinterprétant notamment l’héraclitéisme. Héraclite a crée en effet la métaphore du fleuve dans lequel on ne peut se baigner qu’une seule fois, pour faire allusion au changement perpétuel du tout.

La création d’une terminologie qui définisse ce qui « précède la contemplation » relève de l’anthropologie, alors que la définition que nous cherchons se borne exclusivement au domaine littéraire. Je propose de définir l’eau comme une trace du temps. La notion de trace est ambiguë, et elle est préférable à celle d’image car elle est matérielle ainsi qu’aléatoire. La trace est assez concrète pour être perçue par les sens, mais elle se manifeste en l’absence de ce qui l’a laissée. Comme le remarque Pierre-Marie Beaude dans son introduction aux actes d’un colloque de l’Université de Metz consacré à l’étude de la trace3, «  réfléchir à la trace conduit à mieux comprendre une composante essentielle de la condition humaine affrontée à la gestion de la présence et de l’absence » (7) . Et quelle entité plus que le temps est présente et absente ? Le temps est là, mais ne peut se dire, il laisse des traces de son passage dans les textes littéraires, et l’écriture n’est que la trace du temps. La notion de trace s’adapte à l’évocation de la présence-absence, et il y a des relations multiples entre la trace et l’écriture. La trace se prête plus que d’autres notions à une réflexion éminemment littéraire. « La seule trace, au fond, que l’on peut à la fois suivre et consigner est celle de l’écriture sur la page blanche » (81) . La trace s’adapte en somme à un concept aussi fuyant que le temps, mais aussi aux caractéristiques de dissémination de la littérature étudiée ici.

L’eau, le temps

Fuyante et informe, l’eau suggestionne l’imaginaire humain. D’Héraclite à nos jours, elle porte la trace du temps auprès de peuples et de cultures séparées par l’histoire ou par la géographie. Le volume que Bachelard a consacré à l’étude de l’eau en littérature s’est révélé précieux pour en repérer précisément les connotations temporelles dans certains romans caribéens contemporains. Dans Le livre d’Emma de Marie-Célie Agnant4 l’eau est essentielle bien que peu perceptible à un premier niveau de lecture. L’intrigue est organisée autour de la rencontre entre deux femmes d'origine haïtienne dans un hôpital psychiatrique québécois : Emma, une folle qui refuse de communiquer en prétextant ne pas comprendre le français, et Flore, une interprète qui doit faire son travail en sachant que la patiente comprend parfaitement la langue qu'elle est censée traduire. Emma a commis un meurtre, s’est aliénée de la société, et méprise Flore qui, au contraire, a complètement refoulé la partie haïtienne de son identité. Il faut remarquer qu’Emma a choisi son exclusion en abandonnant ses études doctorales en histoire. Petit à petit, elle commence à évoquer ses aïeules, dont l’histoire se fond avec celle de l’esclavage auquel elle s’intéressait avant de devenir folle. L’eau est l’élément principalement associé à l’esclavage, à cause de la traite triangulaire, qui se faisait par bateau. L’océan était l’élément de passage entre l’ancienne vie libre et la nouvelle vie esclave. Dans Le Livre d’Emma la protagoniste se situe ouvertement dans la lignée des femmes de sa famille, et elle raconte leurs histoires à Flore pour lui passer le relais. Cela suffit pour que l’identité de Flore, apparemment assimilée, vacille.

Ce n’est pas par hasard si Emma choisira de se jeter dans le fleuve à la fin du roman. Bachelard identifie un vrai « complexe d’Ophélie » dans les textes littéraires où « l’eau dans la mort nous apparaît comme un élément désiré » ( 109) . Non seulement l’intrigue du Livre d’Emma correspond au complexe individué par Bachelard, mais la description de la mort d’Emma la rapproche d’Ophélie: « On avait retrouvé la robe, elle flottait sur l’eau, et la jupe gonflait comme une méduse »5. Comme dans la tragédie classique, le suicide d’Emma est préparé tout au long du roman, et « l’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement “noyés de larmes” »6. L’analyse que fait Bachelard convient parfaitement à ce roman dans lequel la focalisation de la narratrice sur les femmes de la famille d’Emma est si importante. Toutes ces femmes sont mortes, et représentent à la fois le passé et la mort par l’eau : « Emma me disait souvent qu’elle reprendrait un jour la route des grands bateaux pour rejoindre les autres »7. Il est évident que ces grands bateaux sont des bateaux négriers, et qu’en se jetant dans l’eau, Emma remonte le fleuve du temps.

Le fleuve que la protagoniste choisit pour mettre fin à ses jours est aussi associé à la couleur bleue, qui constitue la couleur fondamentale de la vie d’Emma. Dès sa naissance à Grand-Lagon, où « vous ne saurez jamais combien le bleu peut être bleu, insoutenable »8 jusqu’à sa mort, « tout ce bleu »9  revient pratiquement à chaque page du roman et connote la vie d’Emma ainsi que son malheur, lui dérivant principalement du fait qu’elle est une « négresse bleue »10. Emma est d’eau, et redeviendra eau. L’eau lui permettra de rejoindre ses aïeules disparues, et donc de remonter le temps, mais ce retour représente aussi une fuite en avant, car Flore, qui est la fille spirituelle d’Emma, songe un instant au navire négrier à la dernière page du roman, avant de dépasser sa défaillance, en composant avec l’histoire tragique des femmes haïtiennes. Ce roman semble confirmer que « le passé de notre âme est une eau profonde »11, mais, au fil des pages, la trace du temps que constitue l’eau s’enrichit d’autres suggestions, dont Bachelard ne s’est pas occupé.

Dans toute la littérature caribéenne, l’eau porte souvent la mémoire du « passage du milieu »12, comme on peut le constater dans Tout-Monde d’Édouard Glissant13, dont le premier chapitre se déroule en Ligurie, près de Gênes, la ville d’origine de Christophe Colomb. Comme il est fréquent dans les œuvres de Glissant, dans ce roman les passages entre une scène et une autre se font par des modalités moins romanesques que poétiques. En effet, la récurrence des thèmes et la subtilité des variations sont beaucoup plus importantes dans l’œuvre qu’une véritable trame. Ainsi, l’allusion implicite des premières pages aux lieux d’origine de Colomb, et donc à la mer comme moyen de communication et terme de comparaison, devient explicite dans la suite du roman. Notamment, le chapitre « Colombie », dont les faits narrés précèdent chronologiquement ceux du premier chapitre, développe le thème du temps et de l’eau. Le mot « Colombie » suggère, par assonance, Colomb, et c’est le nom du navire qu’emprunte Raphaël Targin pour quitter la Martinique. Ce personnage est logé dans la cale du bateau, ce qui évoque bien sûr le temps de la traite, comme il le rappelle lui-même en demandant à un de ses copains de voyage s’il ne sent pas les « emboulettés » qui « regardent par-dessous » ( 165) .

Le caractère « aquatique » du temps est explicité ainsi chez Glissant :

Le temps traînait en marée lente dans la cale. Il pouvait sentir ces houles de temps se bousculer lourdement dans les ombres à goût d’étain et monter vers le carré jaune qui maintenant découpait son éclat tout là-haut. […] Le temps avait embouti le temps et se précisait à nouveau à chaque recoin de cette cale. La traversée avait commencé ( 155) .

Thaël, qui peut être considéré le personnage principal de l’œuvre, voit en effet une série de personnages qui viennent de son passé quand il s’approche de l’eau, mais ces personnages

tissaient la suite des temps, si difficile à recomposer, les temps s’organisaient dans cet entassement et on pouvait, Thaël et sa fièvre, les suivre à la file enfin et comprendre. Tout ce désordre de gens ! toutes ces histoires à quoi vous dites ne rien comprendre, ô gens ! ( 153)

Contrairement à ce qui se passe dans Le Livre d’Emma, les personnages liés à l’eau ne sont pas exclusivement les ancêtres déportés. Ils appartiennent à un passé collectif dont Thaël se souvient directement. Le caractère collectif du temps dont l’eau porte la trace est souligné aussi par la promiscuité de la cale qui estompe les différences entre les individus14. En outre, la narration alterne le récit du voyage de Thaël à d’autres récits, d’autres histoires qui concernent d’autres temps et d’autres lieux et que la mer semble catalyser.

Les connotations temporelles de l’eau ne se limitent pas à la faculté de cet élément de retenir et relâcher une mémoire individuelle ou collective. Les exemples d’une plus vaste association eau/temps sont innombrables, et je ne pourrais les citer tous, faute d’espace15. Souvent, l’eau est un élément de réconciliation avec un temps volé par une histoire douloureuse, et la connotation temporelle de l’eau se densifie aussi quand le roman se focalise sur une histoire individuelle. L’élément liquide finit par représenter la naissance et la mort : « je sais que c’est la mer qui revient me chercher, je sais qu’elle revient me dire que c’est à elle que j’appartiens pour jamais …»16

L’homme peut aussi avoir un rapport conflictuel avec l’eau, et notamment quand cette dernière est une « eau violente » (l’expression est de Gaston Bachelard) :

Le jeune nageur est un héros précoce. Et quel vrai nageur n’a pas d’abord été un jeune nageur ? les premiers exercices de la nage sont l’occasion d’une peur surmontée. […] On ne s’étonnera donc pas qu’un léger complexe œdipien se manifeste où le maître nageur joue le rôle du père17.

Dans La Tapisserie du temps présent18 de Xavier Orville, l’oppression politique est identifiée avec la domination du temps. L’œuvre est organisée en « soleils », dont la résonance temporelle est forte, et quand il s’agit de la montée au pouvoir du président, l’effet de la force des « Tontons » sur le pays des « Eaux entre les Îles » est décrit longuement19 :

La ville se demande où elle va : le ralentissement et le silence lui répondent. La roue des moulins, les phonographes, les heures, les meules tournent de plus en plus lentement. Les images se fixent. Les sabliers s’étranglent. Les couleurs et les remous s’arrêtent. Les nuages se figent. Les regards aussi. Les rondes des enfants aussi. L’immobilité s’installe (30).

Une seule personne défie la violence de la dictature : le nageur. Cette figure de résistant, qui nage « prenant l’espace et le temps aux mailles de ses muscles » (71) est ouvertement métaphorique20 :  il nage sans s’arrêter sur des distances démesurées, il s’échappe à un attentat en gagnant « le double fond de l’ombre » (103). Si la dictature a déréglé le temps, le nageur, grâce à « l’ampleur des trois vertus qui barrent sa poitrine : la légèreté, le goût de l’indépendance, l’art de la fantaisie » (105) arrive à (re)construire un temps autre, et à passer aisément d’une dimension à l’autre. Dans notre cas, ce temps autre est le passé sous-marin, « la longue route de l’origine » (116), une dimension temporelle parallèle qui est en même temps une voie de fuite et une nécessité. Cet exemple montre encore une fois que les différents aspects littéraires de l’eau étudiés par Bachelard peuvent effectivement se retrouver dans le corpus, où pourtant l’eau est aussi, et explicitement, une trace du temps, une manière de le représenter.

Nous citerons encore La Belle créole, de Maryse Condé, une sorte d’enquête intime visant à illustrer les raisons profondes du meurtre d’une békée (blanche guadeloupéenne) par le protagoniste, un noir guadeloupéen. Or, le point de départ de cette enquête métaphorique est que la motivation raciale liée au passé de la Guadeloupe n’est pas satisfaisante. La focalisation sur le passé est donc un postulat du roman. Ensuite, la structure de La Belle créole se compose de quatre parties, dont les trois premières font allusion à des moments de la journée : « L’après-midi », « le serein » (qui, en Guadeloupe, correspond à la tombée de la nuit) et « la nuit ». Dans ce roman, la référence à l’organisation du temps est ouvertement métaphorique car le rapport entre les faits dont le protagoniste se souvient et le moment du jour dans lequel il s’en souvient est important. Le narrateur se sert de longs passages rétrospectifs, car le personnage de Dieudonné repense aux phases principales de son crime en hantant les lieux où il l’a commis. Ainsi, la plus grande partie du roman relate des événements antérieurs, mais le fil temporel principal qui organise le récit demeure chronologique et la descente de Dieudonné vers le crime et vers la décision de se suicider, est parallèle au déclin de la lumière du jour. La Belle créole est le nom du navire dans lequel Dieudonné repense à son crime et finit par se suicider en laissant les amarres et en dérivant vers la mer ouverte21. Cela nous rappelle les réflexions générales de Bachelard sur l’eau22, car l’être voué à l’eau est un être soumis au temps, et il est significatif que des écrivains comme Condé aient choisi cet élément pour l’associer à des personnages qui meurent quotidiennement et qui se font inonder par leur passé.

Conclusion

L’eau peut être considérée comme une trace du temps dans la littérature francophone contemporaine de la caraïbe (et sans doute d’ailleurs), et ceci nonobstant les subtiles variations qui lient l’une à l’autre les nombreuses références aquatiques. L’étude de Bachelard nous a aidé à comprendre que l’eau est très versatile d’un point de vue littéraire et se soustrait à une interprétation définitive. Quelques brèves allusions à Biblique des derniers gestes23, de Patrick Chamoiseau nous seront utiles pour récapituler les différentes connotations temporelles de l’eau et pour montrer qu’elles peuvent coexister au sein du même roman. Biblique se déroule autour de son protagoniste, un révolutionnaire oublié qui sent la mort s’approcher le jour où il constate que la colonisation de la Martinique a réussi. L'annonce de l’heure exacte de sa mort prochaine, qu’il publie sur France-Antilles, attire un petit groupe de personnes qui assiste à son agonie. L'observation du corps du mourant suscite des témoignages et des récits, tandis qu’il suggère au marqueur de paroles une évocation de la vie du révolutionnaire à travers les femmes qui l’ont rythmée, en modifiant parfois son déroulement. Toutes ces histoires se contredisent partiellement, et elles se mêlent à ce que raconte l’agonisant qui, à son tour, narre souvent des versions différentes du même épisode. Patrick Chamoiseau a eu occasion de commenter ainsi la présence de la mort dans ses œuvres : « Pour qu’il y ait renouvellement, la mort d’un état antérieur se rend nécessaire »24.

D’ailleurs, quand Bachelard étudie les eaux mortes, il définit l’eau comme le « véritable support matériel de la mort » (90), comme une mort « immobile, […] une mort en profondeur, […] une mort qui demeure avec nous, près de nous, en nous » (96). Ainsi, Biblique des derniers gestes, qui raconte précisément la trajectoire d’un personnage qui meurt à l’ancien pour renaître au nouveau, d’un indépendantiste de type traditionnel qui se transforme en guerrier, est ponctué par des références à l’eau, ou aux eaux. L’auteur souligne d’habitude en italique les exclamations qu’il associe aux bains que prend Balthazar, le personnage principal: « Toutes ces eaux ! Toutes ces eaux ! ». Celles-ci sont très fréquentes25 parce que le protagoniste est obsédé par l’hygiène personnelle, bien que le narrateur souligne à plusieurs reprises que, étant caché dans la jungle, Balthazar se lavait souvent dans des eaux mortes, ou dans des marigots. Mais « le limon est une des matières plus fortement valorisées. L’eau, semble-t-il, a, sous cette forme, apporté à la terre le principe même de la fécondité calme, lente, assurée »26. L’ablution est donc rituelle, et marque la transformation du personnage. Ces exemples montrent que Chamoiseau exploite la fonction de l’eau comme catalyseur du changement des temps, mais Biblique des derniers gestes semble exprimer tout l’éventail de connotations de l’eau exploré par Bachelard27. Ce roman permet également à son auteur de faire allusion à l’eau comme élément de la traite :

M. Balthazar Bodule-Jules se revendiquait aussi avec la même emphase, d’une Genèse autre, et pour le moins inattendue. Elle était associée à la première et lui permettait de relever d’un Temps long de seulement quatre siècles. […] Je compris que son agonie l’avait transporté d’une étrange manière dans la cale d’un vaisseau négrier. La Traite des nègres à travers l’Atlantique. Le crime fondateur des peuples des Amériques (56-57).

Balthazar est né plusieurs fois, et à chaque fois dans des conditions symboliques. Cette naissance dans une cale de bateau négrier, ou en tout cas près de cette eau originelle est sans doute une des plus suggestives. Dans d’autres passages du roman de Chamoiseau, l’eau est associée plus banalement à l’écoulement du temps, et notamment lors d’un affrontement entre Man L’Oubliée, qui protège le protagoniste, et Yvonnette Cléoste qui le contraste. Man L’Oubliée change le courant du fleuve dans lequel Yvonnette a attaqué Balthazar et fait remonter ce dernier jusqu’à la source. Le narrateur remarquera plus tard :

Man L’Oubliée dans son affrontement à l’Yvonnette Cléoste avait manié le temps ; sans mollir pour l’ennemie, elle savait agencer les patiences. Elle savait attendre comme un canon chargé. […] En fait, après la course, elle avait passé plusieurs heures dans le bassin de la source à espérer que la bataille reprenne ou se poursuive autrement28.

Biblique des derniers gestes nous offre la possibilité de constater que des variantes du rapport eau/temps peuvent cohabiter dans le même roman. Certainement, l’eau est souvent la trace du temps en littérature, ce qui est démontré par les coïncidences partielles entre les démonstrations de Bachelard et un corpus dont le contexte culturel n’avait pas été pris en considération par le philosophe. Ce même contexte culturel, et en particulier, la présence d’un douloureux passé colonial, précisent et articulent cette trace. Par les métaphores aquatiques et les allusions à l’eau, l’irrecevable passé caribéen est intégré au présent et au futur. En fait, ces trois dimensions perdent leur sens au sein d’une conception qui représente le temps comme un élément fluide. Je dirais que l’association anthropologique entre l’eau et le temps convient spécialement à des écrivains, comme ceux que j’ai cités, pour lesquels la réélaboration du passé collectif est fondamentale aussi bien du point de vue de la collectivité que du point de vue de l’individu. En fluidifiant le temps, ils parviennent à désenclaver au moins certains de leurs personnages de la gangue du passé.


  Paola Ghinelli  est doctorante en littératures francophones à l'université de Bologne, Italie. Elle prépare actuellement une thèse sur les représentations du temps dans les littératures caribéennes de langue française. En 2005, elle a publié un livre intitulé Archipels Littéraires. Chamoiseau, Condé, Confiant, Brival, Maximin, Laferrière, Pineau, Dalembert, Agnant aux éditions Mémoire d’encrier de Montréal .


 

Notes

1 Augustin, Les Confessions, p.263.

2 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Désormais, cette œuvre sera désignée dans les notes comme Bachelard.

3 Pierre-Marie Beaude et al, La Trace. Entre absence et présence, actes du colloque international de Metz. Désormais, cette œuvre sera désignée dans les notes comme Trace.

4Marie-Célie Agnant, Le Livre d’Emma. Désormais, cette œuvre sera désignée dans les notes comme Emma.

5Emma, p. 163.

6Bachelard, p. 113.

7Emma, p. 164.

8Emma, p. 19.

9 Il s’agit du titre d’un des chapitres du roman.

10 C’est à dire une Noire à la peau très sombre, qui est plus facilement portée à être victime d’exclusion sur base raciale.

11Bachelard, p. 74.

12 Ce qui est témoigné, par exemple, dans l’œuvre d’écrivains caribéens non francophones, tels Edward Kamau Brathwaite et Derek Walcott.

13 Édouard Glissant, Tout-Monde.

14Tout-Monde, p. 158.

15 Je rappelle au moins un roman qui peut être lu comme une variation sur l’eau et qui suggère que les analogies physiques entre le paysage italien et le paysage martiniquais, et notamment la présence de l’eau, auraient une certaine influence sur l’esprit des deux pays et sur la mentalité des gens: Roland Brival, En eaux troubles. Désormais ce roman sera désigné dans les notes comme Eaux. L’eau y est également identifiée avec le temps intérieur du personnage principal, un homme incapable d'assumer son propre passé, qui entretient une « amnésie artificielle à propos de [ses] origines et [se contente] de vivre, parmi [ses] identités possibles, la seule à ne jamais risquer de rouvrir [ses] anciennes blessures » (Eaux, p. 36).

16Eaux, p. 182.

17Bachelard, p. 218-219.

18 Désormais, cette œuvre sera désignée dans les notes comme Tapisserie.

19 « Les jours aveugles trébuchent dans les escaliers. Les frissons courent à travers les rues. Troublant les feux rouges. Agitant les lampadaires de tics nerveux. Déréglant l’heure des horloges et le sang des femmes ». Tapisserie, p. 29.

20 Voir, par exemple: « À quel clou avez-vous suspendu votre imagination native pour supposer le nageur incapable de nager la mer? Il fut un temps où vos cœurs se seraient émerveillés devant lui ; mais vous avez vieilli. Gangrenés par la raison. Le rêve s’est rouillé en vous. Vous vous êtes essoufflés à suivre un monde prétendu rectiligne, et n’ayant plus de poumons, vous voudriez nier ceux du nageur. (…) Le nageur avance à la jonction de l’espace et du temps ». Tapisserie, p.72-73.

21 Plus subtilement, un roman comme  Mille eaux, d’Émile Ollivier, pivote autour de la polysémie du titre qui est à la fois le surnom du protagoniste, et l’évocation du temps d’enfance dont le souvenirs « viennent par vagues » (Mille eaux, p. 80). La mer et d’autres eaux sont évoquées souvent dans le roman pour signifier « le mouvant, le nomade » (Mille eaux, p.77).

22 « Le lecteur comprendra enfin que l’eau est aussi un type de destin, non plus seulement le vain destin des images fuyantes, le vain destin d’un rêve qui ne s’achève pas, mais un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l’être. Dès lors, le lecteur comprendra plus sympathiquement, plus douloureusement un des caractères de l’héraclitéisme. Il verra que le mobilisme héraclitéen est une philosophie concrète, une philosophie totale. On ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule. L’eau est vraiment l’élément transitoire. […] L’être voué à l’eau et un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écroule. La mort quotidienne […] est la mort de l’eau », Bachelard, pp. 8-9.

23 Désormais, cette œuvre sera désignée dans les notes comme Biblique.

24 In Ghinelli, Archipels Littéraires, p. 21.

25 Par exemple, à p. 176, 180, et 208 mais elles reviennent très souvent dans le texte, parfois avec des variations dont la plus intéressante est : “Toutes ces eaux ô ces femmes!”, p.206.

26Bachelard, p. 149.

27 Il est question aussi de Manman Dlo, qui s’apparente certainement des « dames des fontaines » ou des ondines dont s’occupe Bachelard qui séduisent les imprudents et les mènent à la mort (Bachelard, p. 114).

28Biblique, p. 218.

Ouvrages cités

AGNANT, Marie-Célie. Le Livre d’Emma. Montréal/Port-au-Prince : éditions Mémoire/éditions du

Remue-Ménage, 2001.

AUGUSTIN. Les Confessions, trad. J. Trabucco, livre XI, chap. XIV. Paris : GF-Flammarion, 1974.

BACHELARD, Gaston. L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière. Paris: José Corti, 1942.

BEAUDE, Pierre-Marie, Jacques Fantino, Marie-Anne Vannier, Erik Borgman (dir.). La Trace. Entre

absence et présence, actes du colloque international de Metz. Paris, éd. du Cerf, 2004.

BRIVAL, Roland. En eaux troubles. Paris : Phébus, 2002.

CHAMOISEAU, Patrick. Biblique des derniers gestes. Paris : Gallimard, 2002.

CONDÉ, Maryse. La belle Créole. Paris : Mercure de France, 2001.

GHINELLI, Paola. Archipels Littéraires. Chamoiseau, Condé, Confiant, Brival, Maximin, Pineau,

Laferrière, Dalembert, Agnant. Montréal : Mémoire d’Encrier, 2005.

GLISSANT, Édouard. Tout-Monde. Paris : Gallimard, 1993.

OLLIVIER, Émile. Mille eaux. Paris : Gallimard, 1999.

ORVILLE, Xavier. La Tapisserie du temps présent. Paris : Grasset, 1979.