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Return to Equinoxes, Issue 8:Automne/Hiver 2006-2007
Article ©2007, Jean Désiré Banga Amvene

Jean Désiré Banga Amvene

voix d'outre-mer dans la chanson africaine

La polyphonie comme révolution

Cette courte étude se donne pour objet de montrer qu’en raison de l’hétérogénéité foncière du langage, synonyme tout à la fois d’interaction et d’intertextualité, la parole mise en circulation parmi les multiples énonciateurs de la poésie orale francophone s’inscrit dans une dynamique de révolution. En effet, dans son acception première, révolution est synonyme de rotation, le terme désigne un mouvement circulaire tel celui qu’effectue la terre autour du soleil. Par métaphore, la parole d’autrui fait révolution ou s’inscrit dans une dynamique de révolution dans la mesure où les mots, voire les phrases d’autrui, sont transmis, discutés, pastichés ou distordus et peuvent faire le tour d’une communauté linguistique,  circulant d’un énonciateur à l’autre, sous la forme de discours rapportés ou narrativisés. La  démonstration de cette mobilité révolutionnaire trouve son fondement dans les théories pragmatico-énonciatives, notamment le dialogisme et la polyphonie qui s’inscrivent en faux contre la thèse de l’unicité du sujet parlant. Il faut se rappeler que l’énonciation est l’acte par lequel un individu mobilise la langue pour exprimer au travers d’un discours son rapport au monde. Dès que le locuteur se déclare tel et assume la langue, il implante un interlocuteur en face de lui, quel que soit le degré de présence qu’il lui attribue. Ainsi tout acte d’énonciation est-il, implicitement ou explicitement, une allocution car il postule un allocutaire (Benveniste 12-18). Or, autant l’acte d’énonciation postule un allocutaire, autant le locuteur engage simultanément son texte dans une série de rapports avec d’autres textes. Synonyme aussi bien d’interaction que d’intertextualité, cette hétérogénéité du discours que M. Bakhtine  désigne du terme de dialogisme, s’appréhende assez aisément :


Toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et  est construite comme telle. Elle n’est qu’un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elle, s’attend à des réactions de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. (Bakhtine 105)

A la suite de M. Bakhtine, O. Ducrot s’est intéressé à l’hétérogénéité du langage dans le cadre restreint de l’énoncé. A l’en croire, l'énoncé n'a pas une source unique indifféremment appelée sujet parlant, locuteur ou énonciateur. Le sujet parlant est le producteur physique ou empirique de l'énoncé.  Le locuteur est le point de repère de la référence des déictiques de la première personne, celui qui assume la responsabilité de l'acte illocutoire. Selon O. Ducrot, c’est  « un être qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable, c’est-à-dire comme quelqu’un à qui l’on doit imputer la responsabilité de cet énoncé »(193).  Il montre que le locuteur désigné par je peut être distinct de l’auteur empirique de l’énoncé, à l’exemple de la circulaire du lycée que l’enfant va faire signer par ses parents. Elle stipule : « Je, soussigné, .... autorise mon fils à ... ». Le père, qui appose sa signature au bas de l’énoncé, est l’être désigné par les marques de la première personne et responsable du contenu de la lettre. Il est donc le locuteur de l’énoncé mais il n’en est pas l’auteur empirique ou le sujet parlant, le texte ayant été conçu dans l’administration du lycée. Par rapport aux deux premiers, l’énonciateur est au locuteur ce que le personnage est à l’auteur. Le triptyque linguistique sujet parlant, locuteur, énonciateur correspondrait donc à celui d’auteur, narrateur, personnage, en littérature. En somme, O. Ducrot réussit à établir la présence d’une pluralité de voix, une polyphonie, au sein d’un même  énoncé :


Si on appelle s’exprimer être responsable d’un acte de parole, ma thèse permet, lorsqu’on interprète un énoncé, d’y entendre s’exprimer une pluralité de voix différentes de celle du locuteur […] une polyphonie. (Ducrot 44)

Compris à la fois comme interaction, intertextualité ou pluralité de voix, dialogisme et polyphonie mettent donc en lumière l’hétérogénéité du discours manifestée à travers l’intégration et la reproduction de l’énonciation d’autrui au sein d’une seconde énonciation. D’où l’idée d’une parole rotative, circulant tantôt entre des allocutaires dans le cadre dialogal d’un discours, tantôt entre différents êtres discursifs au sein d’un même énoncé. En guise d’illustration de cette circularité énonciative, nous nous proposons de montrer comment la chanson francophone africaine intègre des fragments de  discours de la francophonie du Nord, au moyen de  procédés tels que le discours direct rapporté, le discours narrativisé, les îlots textuels1 et la parodie. En effet, outre le procédé canonique du discours rapporté, l’intégration et la reproduction de l’énonciation d’autrui dans une seconde énonciation peuvent s’opérer selon d’autres formes de polyphonie dont le discours narrativisé et les îlots textuels. Tomber des nues du Camerounais D. Elwood2 , puis La Condition masculine 3 et Je pars Maria de F. Bebey paraissent pouvoir se prêter à cette démonstration.

    1. Le discours direct rapporté

Tomber des nues est un poème qui fait état du décalage entre les idées reçues au sujet de la France et la réalité vécue sur place par l’auteur, à l’occasion d’un premier voyage en Métropole. Celui-ci se montre fortement impressionné par le développement technologique de l’Occident qui dépasse l’imagination, en revanche d’autres aspects du vécu sont bien en deçà de ses attentes. Au tout début de la chanson, le poète rapporte telle quelle, une énonciation dont la responsabilité est attribuée à un agent de la mission diplomatique française préposé à la délivrance de visas d’entrée en France. Il s’agit d’un discours direct rapporté :


D’abord le petit Blanc des visas me fait : Que vas-tu faire à Paris ?
Je lui fais : je vais voir des amis et jouer de la musique

Si l’on considère le discours rapporté comme « le phénomène textuel polyphonique par excellence » (Nølke, Fløttum et Norén 57), le discours direct rapporté en est alors la forme la plus pure en tant qu’elle présente également les deux voix, chacune dans l’intégralité de sa forme et de son contenu. Ici, le locuteur fait apparaître  clairement et sans dissimulation le discours produit par une voix étrangère, celle du « petit Blanc des visas ». La présence d'une voix occidentale apparait donc difficilement réfutable car
exprimée par le discours direct rapporté, forme de polyphonie d'autant plus
manifeste qu'elle reproduit telles quelles les paroles de l'Autre.

    2. Des îlots textuels

Considérons cet extrait de La Condition masculine de Bebey :
Les gens-là, ils ont apporté ici la condition féminine
Il paraît que chez eux, ils ont installé une femme dans un bureau
Pour donner des ordres aux hommes.

L’expression condition féminine apparaît comme un îlot textuel inséré dans le poème. En effet, cette œuvre vocale de F. Bebey parut en 1975, au lendemain de la nomination d’une femme,  Françoise Giroud, comme  première secrétaire d'Etat à la Condition féminine en 1974. Par cette nomination, le président de la République française d’alors, Valéry Giscard d’Estaing, se montrait attentif aux courants idéologiques  de son époque. Onze ans plus tôt, l’Américaine Betty Friedan avait publié La Femme mystifiée, ouvrage qui contribua à la propagation du mouvement féministe à travers l’ensemble du monde occidental. L’expression condition féminine est donc un îlot textuel illustratif du discours féministe en circulation dans le monde occidental des années 1960-1970, qui confère au poème de F. Bebey une polyphonie effective.

Jetons à présent un coup d’œil sur ce vers d’Elwood dans Tomber des nues:
J’étais sur la plus belle des avenues
Obscur individu

L’expression métaphorique la plus belle des avenues, n’est certainement pas une trouvaille du poète. Une abondante littérature française, légèrement chauvine, désigne de cette manière l’avenue des Champs Elysées à Paris. Il ne fait donc aucun doute qu’il s’agit d’un îlot textuel inséré dans l’énonciation du poète. Plus loin, l’auteur évoque la France en termes de liberté : 
Le continent où j’avais vécu
Celui des présidents déchus que personne n’avait élus
J’avais du mal à imaginer qu’au pays des libertés absolues
Les jeunes s’entretuent

En effet, la France n’est-elle pas souvent présentée comme la nation des droits de l’homme, le « pays des libertés absolues » ? Il s’agit là d’un îlot textuel par lequel la voix de la France s’exprime dans ce poème. Et au-delà, c’est d’ailleurs l’Occident dans l’ensemble qui est généralement considéré comme le parangon du libéralisme et de la démocratie. A la liberté occidentale s’oppose, un vers plus haut, la barbarie africaine des présidents déchus que personne n’avait élus. La notion d’élection, intimement liée à la liberté démocratique évoquée au troisième vers de cet extrait, fait partie du vocabulaire de l’Occident et constitue, avec le terme de présidents déchus, un fragment de parole d’outre-mer.

Francis Bebey semble également avoir inséré des fragments de voix  occidentales dans Je pars Maria, qui n’est pas, à proprement parler, un texte chanté. Cette oeuvre vocale se présente sous une forme dialogale assez peu prototypique, puisqu’il n’y a pas alternance de paroles entre les interlocuteurs en présence.  Pourtant le locuteur implante un interlocuteur en face de lui dès le premier énoncé: Jepars Maria. Cependant, le dialogue, au sens d’échange de paroles, n’aura pas formellement lieu, les paroles de Maria n’étant pas clairement mentionnées. Quoi qu’il en soit, l’on croit comprendre  qu’il s’agit de l’histoire d’un tirailleur sénégalais disant adieu à sa bien-aimée. L’homme déclare ne pas connaître le pays où il va (Je pars à la guerre dans les pays que je ne connais pas)et pourtant, il sait en apprécier la distance (Le pays très très loin)et, au surplus, se montre capable d’identifier les habitants de ce pays comme des amis, au point de se montrer déterminé à  sacrifier sa vie pour sauver la leur :
Je dois partir
Parce qu’il faut sauver les amis
Faut pas pleurer, Maria
[...]
Je pars
Mais je reviendra encore
Si Dieu veut
Et si Dieu Il veut  aussi
Moi, je peux mourir même là-bas
Je peux mourir pour le bon mourir 4

Nous faisons l’hypothèse que lorsqu’il déclare ne pas connaître le pays en guerre, c’est-à-dire l’Europe et singulièrement la France, il parle de son propre chef. Mais ce qui s’ajoute à son discours concernant notamment l’éloignement spatial du pays en guerre, et le lien d’amitié qui l’unirait aux habitants du pays inconnu, viendrait d’un discours étranger probablement entendu auprès des forces coloniales. En effet, dans les années qu’évoque le poète, à l’époque de la Guerre, la France se proclamait amie de l’Afrique et les écoliers africains recevaient une instruction conséquente. Un ancien élève d’une école coloniale de Yaoundé se souvient encore d’un de ces chants patriotiques :


La France est notre mère, une si belle patrie qu’une autre ne peut égaler
Elle nous comble de tous les biens telle une mère fidèle
Honneur au nom de la France et gloire à son pays...
Nous n’avons pas la taille d’homme,
Nous sommes encore des enfants
Mais par le cœur, Français nous sommes
Nous aimons la Patrie et nous mourons Français (Ateba Yene 42).

Je pars, Maria met donc en scène un personnage de cette époque-là, un jeune homme précocement arraché à l’école et enrôlé dans l’armée, comme des centaines d’autres Camerounais, par la Mission ambulante de mobilisation forcée dont une des méthodes est rapportée par un témoin oculaire:


L’évêque français, Monseigneur Graffin, en 1941, avec la connivence d’un administrateur cerbère nommé Salin, organisa une rafle ignominieuse au sortir d’une grand’messe à la mission catholique de Mvolyé, la seule église qui accueillait tous les fidèles de Yaoundé. Ce dimanche-là c’était comme par hasard l’évangile du bon samaritain. A la sortie de la messe, l’église était cernée par un cordon de soldats, mitraillettes aux poings [...] Les indigènes à la carrure d’haltérophile, bons pour le service militaire, furent enrôlés et envoyés le lendemain dans les différents fronts. On ne reverra que quelques rescapés cinq ans plus tard. (Ateba Yene 40) 

Par ailleurs, le Dieu transcendant qu’invoque le soldat et dont la demeure serait dans les  cieux (Là-haut) n’est probablement pas un dieu du cru, les peuples d’Afrique noire étant connus pour leur animisme traditionnel. D’ailleurs, mis ensemble, les fragments mourir pour le bon mourir (mourir pour une bonne cause), sauver les amis et là-haut chez Dieu, ne sont pas sans rappeler la doctrine chrétienne. D’abord, le Dieu chrétien réside dans les cieux, ensuite, au verset 13 du livre de Jean, il est écrit: « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Notre soldat serait donc fortement imprégné des homélies de ces prêtres qui appuyaient l’autorité coloniale dans le recrutement de la soldatesque nègre. En clair, ces paroles sont autant d’îlots textuels illustratifs d’un discours idéologique venu de l’autre rive.

    3. Le discours narrativisé

La polyphonie de l’oralité poétique africaine se manifeste également par le procédé du discours narrativisé qui permet l’intégration des paroles de l’Occident dans l’énonciation des poètes africains. Un premier exemple nous est donné dans Tomber des nues lorsque le locuteur déclare: Une belle inconnue sur moi jeta tout son dévolu. La femme occidentale qui tombe amoureuse du chanteur a certainement dû exprimer son choix verbalement, étant donné le caractère dialogal des préalables amoureux. Seulement, les paroles de la partenaire sont narrativisées et ne sont pas reproduites telles quelles, discrétion oblige ! Sa voix se profile néanmoins à travers cette énonciation. Dans cet autre extrait du poème, on n’a aucune peine à imaginer que les sept derniers vers constituent la narrativisation de paroles lues ou entendues au chapitre des faits divers dans la presse écrite ou parlée.


J’avais du mal à imaginer qu’au pays des libertés absolues
Les jeunes s’entretuent
Les abus des hommes en tenue
L’amour et la bouffe qui tuent
Des usines qui polluent
Les valeurs se dévaluent
La pédophilie continue
Et le vol évolue

La Condition masculine de F. Bebey comporte deux vers qui se présentent également comme des illustrations du discours narrativisé:

Il paraît que chez eux, ils ont installé une femme dans un bureau
Pour donner des ordres aux hommes.


En effet, l’installation à des fonctions officielles est généralement marquée par une déclaration performative explicite du genre : « Je vous déclare installé(e) dans les fonctions de... », toute fonction sociale n’étant en réalité qu’un fait institutionnel, c’est-à-dire, si l’on en croit Searle (151), un fait non naturel créé par un acte de langage. En conséquence, « Ils ont installé une femme dans un bureau »est un discours narrativisé, tout comme le vers qui le suit. Un peu plus loin, dans le même poème, une autre phrase signale la présence d’un discours narrativisé : « Et depuis, toutes les femmes de notre pays parlent de la condition féminine ». En tant que lecteurs/auditeurs, nous n’avons pas directement accès aux paroles authentiques prononcées lors de l’installation,  ni lorsque les femmes parlent de la condition féminine, le narrateur ayant intégré toutes ces paroles dans son récit, tels des événements. Le lecteur/auditeur n’a accès qu’au contenu sémantique, une sorte de résumé des propos tenus par la seconde source énonciative. Quoi qu’il en soit, l’usage du discours narrativisé signale la présence d’une polyphonie. Et en ne gardant que l'essentiel des propos échangés, le discours narrativisé se soucie probablement de ne point ralentir le rythme de la narration. Au lecteur donc d’imaginer comme il l'entend, la conversation ainsi suggérée.

    4. La parodie

La parodie peut s’entendre au sens général comme l’imitation d’un parler que l’on veut tourner en dérision. Selon Maingueneau,


L’analyse de la parodie peut également s’opérer en termes de polyphonie. Elle fait en effet intervenir deux instances énonciatives : le locuteur y fait entendre à travers son dire une autre source énonciative qu’il pose comme ridicule montrant par là même sa supériorité. L’énonciation s’accompagne nécessairement d’indices de mise à distance qui permettent au co-énonciateur de percevoir une dissonance. (88)


Dans La Condition masculine, les paroles de l’Occident au sujet de  l’émancipation de la femme sont parodiées par le locuteur aux fins de démolition. Il s’agit notamment de l’îlot textuel la condition féminine et des discours narrativisés évoqués plus haut. Ces paroles dont la responsabilité est imputable au monde occidental (Les gens-là) sont doublement rapportées, à la fois par l’épouse, Suzana, qui s’approprie le discours occidental dans l’espoir d’une libération du joug marital, et puis par le mari qui stigmatise un discours étranger venu déstabiliser dix-sept ans d’un mariage paisible :


Je lui disais : Suzana, fais ceci, et elle faisait
Fais cela, et elle obéissait
Et moi j’étais content, je regardais tout ça avec bonheur
Ah, je te dis que Suzana,...
Suzana était une très bonne épouse auparavant !
Seulement, depuis quelques jours
Les gens-là, ils ont apporté ici la condition féminine
Il paraît que chez eux, ils ont installé une femme dans un bureau
Pour donner des ordres aux hommes
Aïe ! tu m’entends des choses pareilles
Et depuis, toutes les femmes de notre pays parlent de la condition féminine
Maintenant je dis à Suzana : donne-moi de l’eau
Elle répond seulement que la condition féminine ...
Il faut que j’aille chercher l’eau moi-même

A l’observation, la parodie réside dans l’évocation des paroles d’une autre source énonciative posée comme ridicule et appuyée par la présence d’indices de mise à distance permettant au co-énonciateur de percevoir une dissonance (Maingueneau 88). En effet, des indices de mise à distance sont perceptibles : Les gens-là ; chez eux ; il paraît que ; etc. Par ailleurs, le locuteur ridiculise le discours de la condition féminine en lui opposant celui de la condition masculine:


Ecoute, moi je ne connais qu’une seule condition féminine :
La femme obéit à son mari
Elle lui fait à manger,
Elle lui fait des enfants
Voilà tout !
Le mari autoritaire ne s’arrête pas en si bon chemin. Après une bonne raclée infligée à son indocile épouse, il rajoute:
Eh, dis donc, la condition féminine
Est-ce que c’est même plus grand que la condition masculine ?

Pour conclure, cet exposé atteste du dialogisme foncier du langage et confirme  l’hypothèse bakhtinienne de l’hétérogénéité du discours, entendue comme interaction, intertextualité ou pluralité de voix, c’est-à-dire la manifestation des paroles d’autrui au sein d’une énonciation. En effet, le discours direct rapporté, les îlots textuels et le discours narrativisé  témoignent de la polyphonie de ces textes et montrent surtout des voix ou des paroles occidentales en circulation au sein de la chanson africaine francophone. Ainsi le discours occidental fait-il, de locuteur en locuteur,  le tour de la francophonie africaine.  Il faut voir dans cette dynamique circulaire, une révolution propre au langage et dont les illustrations sont multiples. Que l’on se souvienne, par exemple, du discours préfacier qui, aux premières heures de la littérature négro-africaine, apparaissait comme un rite implacable auquel avaient recours tous les écrivains noirs soucieux de se faire lire en métropole (Mateso 92). Rédigées par des Européens, ces préfaces constituaient un lieu de polyphonie, car le discours africain se mettait en circulation dans le monde des lettres en France. Jean Paul Sartre, prenant le parti de publier « Orphée noir » en  préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache en 1948, fit mieux que se démarquer de la cohorte des préfaciers colonialistes  tels que G. D. Perier, Robert Randau, Robert Delavignette, Jean Richard Bloch ou Georges Hardy: « Cette poésie qui paraît d’abord raciale est finalement un chant de tous pour tous » (Sartre xi). Par ces propos, le philosophe  rendait hommage à la vocation polyphonique et révolutionnaire de la jeune littérature.  Il en va de même pour la chanson francophone. A charrier les voix du globe, elle fait le tour du monde.

 


Né le 25 11 65 à Garoua, Jean Désiré Banga est titulaire d'une licence ès lettres (Yaoundé 1987), d'une Maîtrise ès lettres (Yaoundé 1988) et d'un Master ès lettres et sciences humaines de l'Université de Bergen en Norvège (2006). Après une carrière de professeur de lettres en lycées, je suis à présent doctorant et Assistant de recherche vacataire à l'Institut des Etudes romanes de l'Université de Bergen, Département de Français.


 

Notes

1 Les îlots textuels sont des fragments de texte non propositionnels, par opposition aux formes canoniques qui impliquent toujours des propositions grammaticalement complètes (Nølke et al, 2004 :77). Quant au discours narrativisé, il s’agit d’un procédé qui consiste à intégrer entièrement le discours dans le récit, la parole citée apparaissant alors traitée comme un événement.

2 Donny Elwood, de son vrai nom, Dieudonné Ella Owoudou, est né le 9 octobre 1968 à Ebolowa, chef lieu de la province forestière du Sud, au Cameroun. Tomber des nues fait partie d’un recueil d’oeuvres vocales publié sous le titre Eklektikos, en 2001. Francis Bebey, lui, vit le jour le 15 juillet 1929 à Akwa, à Douala, la capitale économique du Cameroun. Après une licence  d’Anglais obtenue à la Sorbonne, F. Bebey s’initie au journalisme. Il abandonne une carrière de fonctionnaire à l’Unesco et entame une riche carrière artistique internationale. Bebey aura publié au total treize 45 tours, vingt-sept 33 tours, une douzaine de Disques compacts (Cd) et une dizaine de livres.

3 La Condition masculine est une chanson contenue dans le disque éponyme de Francis Bebey qui date de 1975. Je pars Maria fait partie du même album.

4 Mourir pour la bonne cause

 

Bibliographie

Ateba Yene, Théodore. Cameroun. Mémoire d’un colonisé. Paris : L’Harmattan, 1988.

Bakhtine, Mikhaïl. Le Marxisme et la philosophie du langage. Paris : Minuit, 1978.

Bebey, Francis. La Condition masculine. Sonodisc, 1975.

Benveniste, Emile. « L’Appareil formel de l’énonciation. » Langages. Mars 1970 : 12-18.

Calvet, Louis-Jean. « Donny Elwood. L'Afrique au quotidien. »   Le Français dans le monde. Nov-Dec.1998 :13.

Ducrot, Oswald. Le Dire et le dit. Paris : Minuit, 1984.

Ducrot, Oswald et al. Les Mots du discours. Paris : Minuit, 1980.

Elwood, Donny. Eklektikos. Pygmoïd, 2001.

Maingueneau, Dominique. Eléments de linguistique pour le texte littéraire. Paris : Dunod, 1997.

Mateso, Locha. La Littérature africaine et sa critique. Paris : ACCT/ Karthala, 1986.

Moeschler, Jacques et Reboul, Anne. Dictionnaire encyclopédique de pragmatique. Paris : Seuil, 1994.

Ndachi Tagne, David. Francis Bebey. Paris : L’Harmattan, 1993.

Nølke, Henning, Fløttum, Kjersti et Norén, Coco. Scapoline : La Théorie scandinave de la polyphonie linguistique. Paris : Kimé, 2004.

Sartre, Jean Paul.  « Orphée noir. » Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Ed. Léopold Sédar Senghor. Paris : PUF, 1948. Préface.

Searle, John R. La Construction de la réalité sociale. Paris : Gallimard, 1998.