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Return to Equinoxes, Issue 9: Printemps/Eté 2007
Article ©2007, Jean-Baptiste Chantoiseau

Jean-Baptiste Chantoiseau, Université Sorbonne Nouvelle (Paris III)

DE LA FASCINATION À L'ABJECTION: ENQUÊTE SUR LA PERTE D'AURA DE LA FIGURE DU SNOB DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

 

Le siècle dernier a été témoin d’un désenchantement profond des représentations littéraires de la figure du « snob » et, de manière plus générale, la mise en scène du « snobisme » dans la littérature de notre temps semble avoir perdu de cet « éclat » qui constitue pourtant l’essence même de ce phénomène. Une telle mutation appelle la réflexion : pourquoi et comment est-on passé du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1890) à Dorian, Une imitation de Will Self (2002), des œuvres de Francis Scott Fitzgerald, Marcel Proust, Colette aux romans de Michel Houellebecq, Christine Angot, Guillaume Dustan, emblématiques, chacun à leur manière, de leur temps ?


Ce passage d’un snobisme pétillant et fascinant à un snobisme froid et abject soulève de multiples enjeux - esthétiques, philosophiques et psychanalytiques. S’interroger sur le snobisme en littérature ne consiste d’ailleurs nullement, comme l’explique Françoise Coblence à propos du dandysme, à dresser une liste des types de snobs existants ou à énumérer « leurs hauts faits ou […] leurs bons mots, quelques plaisants qu’ils soient » (Coblence 10). Il faut bien davantage se demander comment la littérature, par les moyens qui lui sont propres, est parvenue à matérialiser, à donner vie, dans les mots, à ce phénomène par définition mondain et « insaisissable » qu’est le snobisme ; comment elle permet d’explorer ses multiples facettes. Au-delà des personnages « snobs », le snobisme correspond à une certaine façon d’appréhender et de (se) représenter l’existence. Au fil du temps, les manifestations du snobisme ont évolué : ces nouvelles façons d’exprimer le snobisme en littérature, loin d’être anodines, sont symptomatiques, plus généralement, des crises et débats qui agitent le monde de l’art ces dernières décennies. Une enquête s’impose donc. 


Ce terme, emprunté au vocabulaire policier, est d’autant plus approprié que le snobisme a pour particularité de donner dans la production de signes à profusion ; signes qu’il faut trouver, répertorier et interpréter tel un inspecteur zélé (Deleuze, Proust 36-50). Tout « snob », aussi futile ou « vaporeux » soit-il en apparence, connaît sur le bout des doigts, en réalité, les codes et signes distinctifs qui lui permettront de s’agréger « naturellement » aux univers mondains et huppés qu’il vise. Il manipule avec talent ce que Gilles Deleuze appelle les « signes de la mondanité » (12-13). Où qu’il soit, le snob, au milieu des « siens », se doit, en permanence, de « faire signe » : « Il n’y a pas de milieu qui émette et concentre autant de signes, dans des espaces aussi réduits, à une vitesse aussi grande » (12) que le milieu snob. Mais, revers imparable de la médaille, ce règne de la quantité, aussi « exaltant » soit-il… a pour conséquence la qualité plus que douteuse de cette profusion de signes : « Le signe mondain apparaît comme ayant remplacé une action ou une pensée. C’est donc un signe qui ne renvoie pas à quelque chose d’autre, signification transcendante ou contenu idéal […] C’est pourquoi la mondanité, jugée du point de vue des actions, apparaît comme décevante et cruelle ; et du point de vue de la pensée, apparaît stupide. On ne pense pas et on n’agit pas, mais on fait signe » (12-13). Gilles Deleuze dit plus loin que l’univers des signes de la mondanité suscite « une exaltation nerveuse superficielle » (16). 


Ardue est donc la tâche de l’écrivain voulant rendre compte du « snobisme » et de son univers intellectuellement superficiel et saturé de stimulations sensorielles. Le snobisme apparaîtrait de la sorte « selon la phénoménalité du phénomène saturé » (Marion 84), phénomène que Jean-Luc Marion définit par un « excès de l’intuition sur la signification » (143). En cela ces phénomènes saturés sont pour lui « paradoxalement invisibles » : ils donnent à pressentir un « toujours plus à voir » à l’image de l’invu qui, en phénoménologie, s’accroît « à la mesure même de la constitution des phénomènes vus » (131). Pour quiconque lui est extérieur ou doit apprendre à s’y fondre, l’univers snob est déconcertant et retors, parsemé de pièges et de chausse-trappes : le novice est « cerné », il pressent que des codes, que des attitudes lui échappent, que des regards, discrets mais implacables, sont tournés vers lui. C’est donc de toute une atmosphère, d’un état d’esprit que l’écrivain doit s’imprégner pour rendre compte de « l’univers des signes de la mondanité » et en restituer le fonctionnement. Rares sont ceux qui y sont parvenus avec précision, à l’instar de Proust ou de Fitzgerald à propos duquel Kendall Taylor déclare à juste titre qu’il a su « rendre le ton et le tempo de son époque » (Taylor 15).


Pour Françoise Coblence, le dandysme questionne « la possibilité même du récit » : « La fragilité du dandy offre au poète le miroir d’une écriture qui rencontre le risque de sa propre dissolution. Autour de cette figure nouvelle pourrait se tenter l’invention d’une prose nouvelle, prose poétique, prose moderne » (Coblence 30). Les réponses apportées à cette gageure que constitue la représentation littéraire du snobisme ne sont pas du tout les mêmes selon que l’on se situe au commencement ou la fin du XXe siècle. La mise en regard de la production littéraire de ces deux extrémités du siècle passé suscite une question vitale : comment est-on passé d’un snobisme élaboré, dans le sens psychanalytique du terme (Laplanche, Pontalis 130), avec une démultiplication de signes donnés à voir dans leurs moindres déploiements à un snobisme primaire, « brut » où les signes, eux aussi nombreux, s’additionnent dans une froide farandole ? Cette problématique esthétique est totalement reliée à une seconde, d’ordre psychanalytique, elle aussi au centre de cette étude.  

 
En effet, outre les problèmes posés par l’invention d’un récit porteur de sens dans un cadre mondain, le snobisme, contrairement au dandysme, met aux prises l’écrivain avec la question épineuse de la falsification et « la dimension du faux, de la tromperie, du mensonge, du frelaté, du travestissement du lieu-tenant, voire de la conspiration, de l’usurpation – bref, de la traîtrise – qui occupe chagrinement l’esprit » (Gagnebin 3). C’est sur ce point que se manifeste de la manière la plus radicale l’opposition ferme et incontestable qui existe entre le snobisme et le dandysme. Dans les formes, certes, dandys et snobs revendiquent tous deux « le pouvoir de l’artifice, le goût pour la mode et pour la perfection du geste » (Coblence 16) mais l’analogie s’arrête ici. Anti-conformiste par nature, le dandy demeure rebelle à tout mot d’ordre autre que le sien : l’isolement et la marginalité ne lui font pas peur ; il les recherche au contraire et y voit là un signe de son « élection », souvent teintée d’un romantisme noir (Delbourg-Delphis 13). À l’inverse du dandy, le snob est effrontément conformiste et opportuniste. Il n’a qu’une ambition : s’intégrer ou conserver sa place au sein de la « bonne société », celle qui occupe une position dominante. Contrairement au dandy, il ne souhaite pas être original mais cherche plutôt à reprendre et à imiter les manières et discours en usage dans le « beau » monde. « L’insolence, ses risques, ses excès séparent le dandy du snob respectueux de l’opinion et des barrières sociales » (Coblence 85) : au dandy « créateur », qui s’affiche, le plus souvent, comme un artiste « maudit » s’oppose le snob, rusé, « créatif » qui ne cherche qu’à plaire 1. Son univers ne ressemble en rien à celui du dandy : si « les dandies et leurs proches se composent une dissemblance qui proscrit les idoles du jour : utilité, progrès, vitesse, argent, succès à tout prix » (Kempf 9), les snobs, pour leur part, adhèrent sans concession à l’ultra-modernité et se gargarisent de vitesse, d’argent et de succès facile.


Parmi les snobs, se cachent donc un grand nombre de calculateurs prêts à toutes les perfidies pour s’agréger aux classes dominantes dont ils miment les habitus. De fait, « lorsque la naissance n’est plus la condition exclusive d’appartenance à une classe, la voie est ouverte à tout ce qui s’acquiert, aux artifices, aux imitations » (Coblence 62). En ce sens, le snob constituerait l’équivalent, dans la sphère sociale, du faussaire dans le monde de l’art. Tout comme lui, il est « un être avant tout magistralement doué » (Gagnebin 5), adepte de l’usurpation et de la perversité. Son psychisme est habité « par la parataxe, par le manque de liens organiques, par des vides ou des brisures » (88). Il adule « le signe et non la chose » (89) : le snob, comme le faussaire, tiendrait de la sorte  « à la fois du mélancolique et du pervers » (88). Ces snobs recherchant l’ascension sociale, omniprésents dans la littérature contemporaine, présenteraient un penchant de plus en plus marqué pour les perversions en tous genres. Le passage d’un snobisme élaboré à un snobisme primaire se dédoublerait ainsi d’un glissement d’une esthétique littéraire masochiste et mélancolique, reconnaissable à de nombreux procédés privilégiant la réflexivité (Wilde, Fitzgerald, Proust) à une esthétique perverse narcissique instrumentalisant autrui et donnant libre cours aux pulsions primaires sans souci de liaisons (Christine Angot, Michel Houellebecq, Guillaume Dustan…).


Ces deux trajectoires, parfaitement imbriquées l’une dans l’autre, seront rapidement illustrées par quelques exemples littéraires significatifs.

 

De la fascination dandie à la fascination snobe : Proust  vs Fitzgerald
Passons synthétiquement en revue deux types de fascination que tout, ou presque, oppose : le ravissement dandy et celui qui est propre au snobisme.
Introduire la question du snobisme en évoquant Proust est particulièrement éclairant tant ce dernier occupe une place charnière dans le panorama littéraire partant du dandysme – avec Byron, Barbey d’Aurevilly 2 et Baudelaire – et allant jusqu’au snobisme dans ses expressions les plus contemporaines. L’œuvre de Proust nous fait assister au déclin progressif du dandysme qui, dans la littérature française, a connu une multitude d’incarnations des années 1820, avec Chateaubriand, jusqu’à la fin de la décennie 1870 (Kempf). Émilien Carassus note une émergence de la thématique du snobisme dans les lettres françaises sur la période 1884-1914 (Carassus). Il souligne combien Proust a ressenti fortement dans son travail littéraire l’« irréductible opposition de la vie spirituelle et de la vie mondaine » (582).


Arrêtons-nous sur le personnage du baron de Charlus tant sa description et sa mise en scène par Proust matérialisent les dernières heures de gloire du dandysme. Simone François voit, dans Charlus, une incarnation du « dandysme dans le stade dernier de son évolution » (François 125). Pour Gilles Deleuze, « Charlus est le plus prodigieux émetteur de signes, par sa puissance mondaine, son orgueil, son sens du théâtre, son visage et sa voix » (Deleuze, Proust 12). Mais ces manifestations extérieures, ces « signes », renvoient, dans le cas du baron de Charlus, à tout un passé, à une lignée, à une tradition. On pourrait multiplier à l’envi des citations de passages d’À la recherche du temps perdu présentant Charlus comme le digne ressortissant d’une aristocratie prestigieuse. Nous illustrerons plutôt la puissance et la nature de cette fascination par un passage anecdotique, extrait du Côté de Guermantes. Le petit Marcel, alors de sortie, croit reconnaître, à certains signes qui ne trompent pas, le baron de Charlus : « Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais le grand escalier de l’Opéra, j’aperçus devant moi un homme que je pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ; quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un employé, je vis que je m’étais trompé, mais je n’hésitai pas cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la manière dont il était habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre » (Proust 41). L’enfant, impressionné, voit, à quelques signes, tout un univers sémantique lui apparaître. 


La fascination que peut susciter le snob est toute autre : elle joue moins sur le référentiel historique que sur la vitesse et l’ivresse des sens. Gatsby le Magnifique  de Fitzgerald l’illustre parfaitement. Tentant de décrire le charme émanant de la personne de Gatsby, le narrateur, Nick Carraway, évoque sa « responsiveness » (Fitzgerald, The Great Gatsby 8), terme anglais qui résume à lui seul bien le snobisme par la réactivité, la plasticité et la créativité qu’il sous-entend. À son aise dans l’air du temps, le snob s’adapte et se laisse emporter dans des soirées, où il est rarement convié et où l’atmosphère « résonne de petits cris, de petits rires, de mystérieux sous-entendus » (Fitzgerald, Gatsby le Magnifique 58) 3. Parmi les siens, il se sent rapidement chez lui où qu’il soit. C’est ainsi que dans les fêtes de Gatsby l’espace sonore est envahi « d’exclamations extasiées de femmes qui se croisent sans même savoir qui elles sont » (58) 4 ; chacune veut se montrer et avoir partout son quart d’heure de gloire : « les femmes sûres d’elles-mêmes […] deviennent pour un temps très bref le centre d’une excitation joyeuse, puis, fières de leur triomphe, [elles] reprennent leur navigation, portées par le courant des voix, des couleurs, des visages, dans une lumière qui change sans cesse » (59) 5.


De fait le héros snob, à l’instar de Gatsby, finit presque toujours par se brûler les ailes. Une phrase dans Gatsby le Magnifique semble, à ce sujet, révéler l’essence même du snobisme :


« Des hommes et des femmes voltigeaient comme des phalènes à travers ses jardins enchantés, dans une atmosphere de murmures, de champagne et d’étoiles » (57) 6. Assimiler les snobs à des « phalènes »  (« moths »), à des papillons de nuit attirés par la lumière et qui finissent par s’y brûler complètement est une image qui rend bien à la fois l’idée de profusion de signes, d’éclat et le danger qu’il y a à vouloir trop longtemps investir l’univers du snobisme.

D’Oscar Wilde à Will Self ou la « perte de l’aura »


Même si les univers de Proust et de Fitzgerald diffèrent à bien des égards, il n’empêche que la fascination ressentie par le lecteur pour des personnages comme le baron de Charlus ou Gatsby joue à plein et demeure intacte. Que ressentir, en revanche, vis-à-vis des héros de Christine Angot, de Michel Houellebecq ou bien encore de Guillaume Dustan sinon cette indifférence grise recherchée par ces auteurs à travers un certain nombre de procédés littéraires revenant en boucle ?


Pour qualifier une telle disparition, mais aussi pour commencer à en dévoiler le mécanisme, le concept de « perte de l’aura » de Walter Benjamin s’est imposé. Dans « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (Benjamin), le philosophe explique combien « à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura » (Benjamin 276), cette touche magique qui lui donnait son unicité et la reliait au sacré. Désormais « la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série » (276). D’un snobisme dépeint dans son unicité on serait passé à un snobisme éclaté, du règne de la qualité à celui de la quantité. Afin d’illustrer cette trajectoire, étudions la reprise par l’écrivain anglais Will Self du Portrait de Dorian Gray dans un roman précisément intitulé Dorian. Une imitation.


Le snob, comme le dandy, vit dans le « culte des images » (Coblence 18). Ces deux romans ont pour point commun d’accorder une place prééminente à l’image. Mieux : ils abordent la question de la fabrication des images  et de leur circulation (ou de leur rétention). D’où leur caractère emblématique : leur récit et leur esthétique révèlent de manière quintessencielle deux types de snobismes bien différents, qui renvoient tous deux au contexte dans lequel ils ont vu le jour. Dans le roman d’Oscar Wilde, le jeune et beau Dorian Gray tombe amoureux de son portrait effectué par le peintre Basil ; pactisant avec le diable, il obtiendrait de ce dernier que sa représentation vieillisse à sa place et prenne les affres de tous ses vices. Les apparences, sur son propre corps, sont sauves ; Dorian Gray est un snob authentique : « Oscar Wilde, qui était dandy, savait bien que Dorian Gray ne l’était pas à vouloir garder sa jeunesse et son éclat à l’abri de toute altération » (Coblence 10). Dans Le double miroir de l’art, Liliane Louvel montre combien cette exploration thématique du thème du double est portée par une poétique qui pratique en permanence le dédoublement : structure en deux parties dont l’une est l’image inversée de l’autre ; multiplication des échos artistiques dans la matière même du récit qui font de ce dernier un véritable « manteau d’Arlequin » (Louvel 9-22). Le snobisme est ici appréhendé et matérialisé par le biais d’une esthétique masochiste dans laquelle « les images réfléchies » (Deleuze, Sacher-Masoch 31) jouent un rôle essentiel. Dorian regarde le mal progresser sur son reflet non sans un effroi mêlé de plaisir. La réflexivité, dans le phénomène du snobisme, est permanente : il faut être aussi parfait que les autres et vice-versa ; d’où l’importance vitale des figures du masochisme dans la peinture du snobisme.


L’ « imitation » de Will Self opère un changement majeur. La toile a été remplacée par une installation vidéo, « Cathode Narcissus » (Self, Dorian, Une imitation 25), constituée de neuf écrans présentant, à des échelles différentes et simultanément, le corps de Dorian Gray. Son créateur assure : « Ce support est mort. Il est decadent, putain, mort-né, comme l’ensemble de l’art conceptuel. […] Dorénavant, l’art conceptuel va dégénérer vers l’autobiographie pure et simple » (Self, Dorian, Une imitation 25) 7. Le travail de l’artiste, pinceau en main, est remplacé par un simple enregistrement. De même, au fil du récit, les actions des snobs des temps nouveaux qui peuplent le livre sont présentées de manière directe et froide : drogues, sexe, violence. L’un des personnages centraux, Wotton, est un pervers narcissique qui ne cherche qu’une chose : pouvoir disposer d’un autre être et le manipuler à souhait. Le narrateur assure ainsi « ce que cherchait Wotton, c’était de l’argile mortelle qu’il pût modeler et façonner jusqu’à une netteté formelle qu’il ne trouvait pas chez lui-même. Henry Wotton voulait seulement être quelqu’un par procuration » (Self, Dorian, Une imitation 56) 8. Derrière le snob, derrière celui qui cherche à paraître, souvent pour ce qu’il n’est pas, se cache donc un être aux intentions retorses ; visage diabolique de moins en moins masqué dans la littérature contemporaine.     

Les affres de l’abjection
ou du snobisme en littérature comme expérience extrême de la modernité


En définitive, tout se passe comme si ce qui était présent en creux dans le phénomène du snobisme dans la littérature du début du siècle – le goût du pouvoir, de l’argent, l’imposture, la fausseté – se trouvait désormais exposé de façon explicite, sans plus aucun habillage, et finissait par constituer la seule et unique matière de la production littéraire 9. D’une littérature qui « a du ventre », qui amalgame un grand nombre de données, les digère puis les restitue dans une riche matière littéraire on serait passé à une « littérature sans estomac » (Jourde) qui se contente d’exposer à la chaîne des matériaux bruts.
C’est toute la froideur et, sans doute, la pauvreté intellectuelle du phénomène du snobisme qui de la sorte se trouvent mis en avant. Les Désaxés de Christine Angot est l’un des romans les plus symptomatiques de cette tendance. Son héros, François, qui travaille dans le cinéma, est en permanence « déprimé » tandis que sa femme fait « régulièrement des séjours en clinique psychiatrique » (Angot 9). Comme tout snob parisien - « Il avait toujours vécu à Paris, et disait qu’il ne pourrait pas vivre ailleurs » (9) - il rêve d’avoir un « coach » (12) et témoigne d’une obsession très marquée pour le « fric » (10). De fait, le roman est envahi en permanence de données chiffrées, froidement exposées. De son héros, en perdition, elle déclare, vers la fin du livre, qu’« il était démonétisé » (135). Tout est faux ici : « faussement gai, faussement léger, faussement agréable » (27). Règne « cette mondanité légère où les conversations ne pouvaient être que rapides » (45).


Pour reprendre les mots de Tzvetan Todorov, extraits d’un essai intitulé La littérature en péril, qui provoque en France un débat important dans le monde littéraire : « L’intersubjectivité, qui repose sur l’existence d’un monde commun et d’un sens commun, cède la place à la pure manifestation de l’individu » (Todorov 65) : règne désormais « la triade formalisme-nihilisme-solipsisme » (67). Par le passé, notamment chez Proust, l’exploration des signes de la mondanité constituait une première étape dans la découverte des signes de l’art. Aujourd’hui, la littérature semble tout à l’inverse enferrée dans les signes mondains, d’où le risque de tourner à vide et de s’épuiser. Il s’est ainsi produit un renversement pour le moins paradoxal : le snob du début du siècle dernier, par son apparence brillante et sa légèreté, est l’être qui met de l’art dans sa vie ; maintenant le snob, désenchanté, semble charrier un souffle mortifère dans l’art, un vide suicidaire symptomatique de toute une époque (Thévoz).   


Jean-Baptiste Chantoiseau est diplômé cum laude de l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po) et doctorant à l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Il y poursuit une thèse sur les représentations de la transgression (formes et moyens) au littérature, au théâtre, en peinture et au cinéma au Centre de Recherches sur les Images et leurs Relations (CRIR), sous la direction de Murielle Gagnebin. Éditeur de livres d’art, il a assuré le suivi d’une quinzaine de catalogues d’exposition pour le musée Rodin, le musée du Louvre, le musée d’Orsay et les Galeries nationales du Grand Palais à Paris. Il va publier à la rentrée 2007 un essai intitulé « De la poïétique du bref à la poétique du long : l’exemple de Coffee and cigarettes de Jim Jarmusch (2003) » (Paris, Actes du colloque de l’ASSIC des 11 et 12 mai 2007 sur « Les formes brèves » – Université Paris 3, La Sorbonne Nouvelle) et en novembre 2007 un autre sur le cinéma de Jean Cocteau dans le numéro 14 de la revue Figures de l’Art. Précédentes publications : « La mort retournée. Nick’s movie de Wim Wenders » in RASPAIL Thierry et WORMSER Gérard (dir.), L’Expérience de la durée, actes du colloque de la Biennale de Lyon, éditions Parangon, 2006, p. 125-136. ; « Lavements de l’image et évaporation du sujet : Dead Man (1995) de Jim Jarmusch » in Revue Sens Public, n°2, Paris, éditions Sens Public, 2005, p. 67-78.


 

Notes:

1 Sur la distinction entre « création » et « créativité », cf. Anzieu 17-18.

2 Auteur, entre autres, pour la question qui nous occupe, d’un livre incontournable. Cf. Aurevilly.   

3 Dans la version anglaise d’origine, Francis Scott Fitzgerald écrit : « the air is alive with chatter and laughter » (46). 

4 Dans l’édition anglaise il est question d’ « enthusiastic meetings between women who never knew each other’s names » (46).  

5 Francis Scott Fitzgerald parle de  « confident girls who […] become for a sharp, joyous moment the centre of a group, and then, excited with triumph, glide on through the sea-change of faces and voices and colour under the constantly changing light » (46).

6 « In his blue gardens men and girls came and went like moths among the whisperings and the champagne and the stars » (45).

7 « The whole fucking medium is dead. Fuck, it was born decadent, like all the rest of conceptual art […]. From now on, conceptual art will degenerate to the level of crude autobiography » (Self, Dorian, An Imitation 13).

8 « […] what Wotton sought was mortal clay to be moulded and shaped with a degree of definition that he felt lacking in himself. Henry Wotton wanted to be anybody by proxy » (Self, Dorian, An Imitation, 40).

9 Nancy Huston a ainsi dernièrement démontré combien la production littéraire de Michel Houellebecq témoigne d’une « extase pour le dégoût », à l’œuvre dans chacun de ses romans. Cf. Huston.

 

Bibliographie


Angot, Christine. Les Désaxés. Paris : Éditions Stock, 2004.

Anzieu, Didier. Le corps de l’œuvre. Paris : Gallimard, 1981.

Aurevilly, Barbey (d’). Du dandysme et de George Brummell (1845). Paris : Éditions Payot & Rivages, 1997. 

Benjamin, Walter. « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935 et 1939) in Œuvres III, trad. de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch. Paris : Gallimard, 2000 ; version de 1935 : p. 67-113, version de 1939 : p. 269-316.

Carassus, Émilien. Le snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884-1914. Paris : Armand Colin, 1966.

Coblence, Françoise. Le dandysme, obligation d’incertitude. Paris : PUF, 1988.

Delbourg-Delphis, Marylène. Masculin singulier. Le dandysme et son histoire. Paris : Hachette, 1985.

Deleuze, Gilles. Proust et les signes. Paris : PUF, 1998.

Deleuze, Gilles. Présentation de Sacher-Masoch, Le froid et le cruel, avec le texte intégral de La Venus à la fourrure (trad. Aude Willm). Paris : Minuit, 1967.

Fitzgerald, Francis Scott. Gatsby le Magnifique (1925), trad. Jacques Tournier. Paris : Grasset, 1996.

Fitzgerald, Francis Scott. The Great Gatsby (1925). Londres : Penguin Books, 1994.

François, Simone. Le dandysme et Marcel Proust de Brummell au Baron de Charlus. Bruxelles : Palais des Académies, 1956.

Gagnebin, Murielle. Authenticité du faux. Lectures psychanalytiques. Paris : PUF, 2004.

Huston, Nancy. « Michel Houellebecq : The Ecstasy of Disgust ». Salmagundi, n° 152, automne 2006 : 20-37.   

Jourde, Pierre. La littérature sans estomac. Paris : L’Esprit des péninsules, 2002.

Kempf, Roger. Dandies. Baudelaire et Cie. Paris : Éditions du Seuil, 1977.

Laplanche, J., Pontalis, J.-B. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF, 2004.

Louvel, Liliane. Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray, Le double miroir de l’art. Paris : Ellipses, 2000.

Marion, Jean-Luc. De surcroît, Études sur les phénomènes saturés. Paris : PUF, 2001.

Proust, Marcel. Le Côté de Guermantes (1921-1922). Paris : Bookking International, 1994.

Self, Will. Dorian. Une imitation, trad. Francis Kerline. Paris : Éditions de l’Olivier / Le Seuil, 2004.

Self, Will. Dorian. An Imitation (2002). Londres : Penguin Books, 2003.

Taylor, Kendall. Zelda et Scott Fitzgerald. Les années vingt jusqu’à la folie (trad. Camille Fort). Paris : Éditions Autrement, 2002.

Thévoz, Michel. L’Esthétique du suicide. Paris : Les Éditions de Minuit, 2003.

Todorov, Tzvetan. La littérature en péril. Paris : Flammarion, 2007.

Wilde, Oscar. The Picture of Dorian Gray (1890). Londres : Penguin Books, 1994.