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Return to Equinoxes, Issue 9: Printemps/Eté 2007
Article ©2007, Jana Dratvova

Jana Dratvova, Université Charles de Prague, Université Charles de Gaulle, Lille 3

SILENCE ÉLOQUENT DU SNOB

”Si je ne suis pas mon propre juge, qui me jugera, et si je déplais à moi-même, que m’importe de plaire à autrui? Quel autrui? Y a-t-il un monde de vie extérieur à moi-même ? C’est possible, mais je ne le connais pas. Le monde, c’est moi, il me doit l’existence, je l’ai créé avec mes sens, il est mon esclave et nul sur lui n’a de pouvoir.“1 - ainsi Hubert d’Entragues expose à Sixtine, au début de leur relation, le principe constitutif de sa vision du monde. C’est une telle philosophie, véhiculant l’idée d’une liberté vertigineuse ainsi que de ”l’effroyable solitude où nous naissons, où nous vivons, où nous mourrons“2, attractive et inquiétante en même temps, qui se trouve à l’origine du comportement des personnages littéraires (et sans doute non seulement littéraires) caractéristiques de la période fin-de-siècle.
Au terme snob l’on aurait préféré celui d’être excentrique, expression générique qui recouvrirait toutes les nuances possibles du phénomène nommé esthétisme, élitisme, dandysme ou bien snobisme, qui se réfèrent toujours d’une manière ou d’une autre à la philosophie mentionnée. L’équivalent anglais de ce mot – an outstanding being – serait peut-être dans ce cas encore plus pertinent car le fait de se trouver de côté, à l’écart, désintégré, est justement le point commun entre toutes nos ”variantes“ du snob, terme qui pourtant sera ici employé pour ne pas brouiller les définitions.
Comme le titre l’indique, notre attention se concentrera sur la problématique communication du snob avec son entourage. Même si au premier regard ce corpus3 pourrait paraître hétérogène, nous allons démontrer comment tous ces personnages sont condamnés à vivre dans un silence perpétuel sans pourtant arrêter le flot de la parole. Pour expliquer notre point de vue sur la problématique l’on esquissera d’abord le monde du snob pour après pouvoir exposer la question principale de cet article – la question du silence éloquent du snob.

 

Causeur au milieu de la société ou ermite vivant à l’écart derrière les murs de sa maison, le snob reste toujours étranger dans le monde soi-disant réel, ayant adopté, consciemment ou non, ”le refus du monde comme vocation première“4. L’on remarque à chaque fois la distance, spatiale ou spirituelle qu’il garde par rapport au monde extérieur ; en d’autres termes, le Moi du snob ne se mêlera jamais avec le non-Moi qui l’entoure. Mais que refuse-t-il précisément et pourquoi ?
La complexité de la relation du snob à la société et à la réalité nous semble trop grande pour être réduite, comme c’est souvent le cas, au simple mépris. Indépendamment de toutes les variantes de l’apparence extérieure, le barrage que le snob instaure entre son âme et la réalité cache à chaque fois une âme excessivement sensible. Qu’il s’agisse du rempart d’habit et de cynisme dans le cas du dandy ou de la distance spatiale et/ou spirituelle dans le cas des autres, le principe de protection de son intérieur vulnérable est toujours pareil. Par son subjectivisme extrême le snob évite toute dépendance des relations au monde extérieur dont il n’a jamais su accepter la philosophie imparfaite. Incapable de trouver un moyen de communication avec la réalité, il lui est impossible de nouer un contact social satisfaisant. Son existence est ainsi condamnée à ne se référer qu’à elle-même, son unique point d’accroche étant l’individu seul – point par définition extrêmement  instable. A l’intérieur du système autoréférentiel chaque excès est mille fois répercuté et multiplié par la réflexion, qui flotte dans un relativisme total, et ne fait aucune référence à un élément extérieur au système fermé tournant sur lui même, d’où l’angoisse profonde qui mène le snob d’habitude à l’autodestruction.
L’incompatibilité supposée avec le monde extérieur rend celui-ci susceptible d’introduire encore plus d’instabilité dans un système déjà assez instable et la réalité, quelle qu’elle soit, devient nécessairement a priori menaçante.
Pour éviter ce contact angoissant, le snob vote pour la dénégation d’une réalité extérieure et pour un remplacement de celle-ci par une autre, selon lui la seule existante. D’ailleurs selon la phrase d’Hubert d’Entragues au début de notre article, l’extérieur (ou bien la réalité) n’existe pas. ”La vanité est le lien fictif qui nous annexe à une extériorité imaginaire : un petit effort le brise et nous sommes libres! Libres, mais seuls […]“5.

Le snob ne peut jamais accepter l’imperfection de la réalité. Son univers intérieur, œuvre artificielle, est un univers à 100% significatif : le moindre élément y est porteur de sens en soi, chaque parole, chaque geste, chaque acte et pensée porte en soi une signification précise. Quel sentiment de sécurité dans un monde où l’on peut tout comprendre ! S’orienter dans son monde parallèle subjectif où tout est organisé en fonction de ses besoins intellectuels, dont les lois et les mécanismes ne dépendent que de son créateur est sans aucun doute plus aisé que de chercher à comprendre les règles d’un univers où le hasard empêche de saisir entièrement le système.
Ce que le snob ne peut pas comprendre, ce sont justement ces lacunes de sens dans la réalité. Admettre qu’il existe des gestes gratuits et ne pas les interpréter, cela lui est, au fond de son Moi, impossible.6 En d’autres mots, il lui est impossible de vivre véritablement dans la réalité et de s’y sentir intégré. Mais comme il n’a pas beaucoup d’autres possibilités, il se procure donc un masque d’intégration et sépare ainsi les deux côtés de son existence. La surabondance de tentatives d’interprétation là où il n’y a probablement que de l’insignifiance est exactement le trait de caractère que Remy de Gourmont prête à Hubert d’Entragues :
Prosateur strict et toujours à la quête du mot juste, jeune ou vieux, rare ou commun, mais de signifiance exacte, il s’imaginait que tout le monde parlait comme il écrivait, quand il écrivait bien. […] Quand il entend des mots, Entragues croit toujours qu’il y a une pensée dedans. […] Cela compliquait beaucoup sa vie et ses dialogues, cela mettait dans ses actes et dans ses répliques de notables retards […]7

Plutôt que de s’intégrer dans une communauté où tout plonge dans la plate et vulgaire prévisibilité dérivant des mécanismes les plus bas de la nature, ou bien de chercher à comprendre les règles illogiques et incohérentes selon lesquelles elle agit, le snob préfère s’envelopper d’un voile d’imagination et restreindre ainsi le champ problématique de la compréhension uniquement à ce que lui-même avait créé et dont il possède les règles, évitant a priori tout imprévu décevant, cherchant les moments qui ne seraient troublés ”par aucune intrusion du problématique monde extérieur.“8
Inévitablement artiste, le snob est créateur de l’œuvre de sa vie qui se déroule dans son monde intérieur, purement subjectif, dans un monde artificiel et idéal où tout fait sens, où chaque élément trouve sa place dans un système esthétique parfait.
Le tout est de savoir s’y prendre, de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même.9

 

Solution au premier regard idéale qui pourtant ne peut pas se passer sans fissures qui lui deviendront plus tard fatales. Le snob, trompé par les sens peut-être, ou fatigué par l’exigence intellectuelle d’une telle conception de vie, n’arrête pas de chercher un point d’accroche dans la société10, d’où de nombreuses déceptions qui le confortent dans son point de vue. Le snob, fatalement attaché à l’idéal sans lequel la vie lui est impossible, fait une distinction nette entre son Moi profond qui vit dans son monde subjectif – donc le seul vrai – et son masque, l’image de son Moi profond, sous lequel il se présente dans la société.11
Comme nous avons constaté, le snob est un être extrêmement fermé, qui ne laisse qu’avec méfiance quelqu’un s’approcher de lui et qui refuse de s’investir dans une relation en faisant le pas vers une autre personne. Il ne sait pas se servir des moyens de communication habituels, les trouvant insuffisants pour établir une vraie relation. Il est vrai que pour établir une relation qui satisfasse le snob, les moyens ordinaires de communiquer échouent. Perfectionniste jusqu’au bout, le snob, s’il permet déjà qu’une autre personne s’approche de lui, ne saurait jamais se contenter d’une relation quelconque fondée sur l’attirance physique ou sur l’échange des paroles. L’exemple de Hubert d’Entragues suffit ici pour illustrer le fait que ce n’est pas la présence physique d’une autre personne qui intéresse le snob, mais uniquement la communication immédiate entre les âmes.12 Pour l’échange spirituel entre les âmes les paroles évidemment ne suffisent pas. Bien au contraire. La tentative de représenter les états délicats de l´âme, phénomène appartenant au domaine de l’Idéal, par des mots par définition imparfaits, approximatifs et donc incomplets, est un sacrilège salissant toute la communication.
L’on remarque bien sûr l'impossible réalisation d'une communication totale, puisqu’elle combine l’incombinable : l’introduction de la perfection du rêve dans la réalité imparfaite. Le snob ne souhaite pas retrouver son être proche dans la réalité. Non. Il attend de le trouver directement ancré dans sa propre âme comme son homologue exact. Il souhaiterait introduire le rêve dans la réalité tout en sachant à quel point c’est impossible – la représentation réelle détruit le concept idéal.13 Ainsi le snob, même en trouvant un être proche, ne sortirait jamais de son individualisme fermé – ce n’est que lui-même qu’il souhaite encore et toujours rencontrer dans ses pensées :
Si je pouvais jamais m’abstraire de moi, au profit d’une créature, ce serait à la manière d’un imaginatif, en recréant de toutes pièces l’objet de passion, ou bien, comme un analyste, en scrutant minutieusement le mécanisme de mes impressions.14

L’absence de l’échange des paroles audibles entre le locuteur et l’interlocuteur – conception classique du silence – est substituée dans notre problématique par le fait que les paroles, même prononcées, n’ont aucun effet sur le récepteur émotionnel des paroles. Le bruit insignifiant autour du snob laisse celui-ci sans provoquer en lui de véritable émotion, et le laisse, en effet, entouré de silence. Il en est de même pour la production de la parole par le snob : son mode d’expression échappe au schéma ordinaire de la communication, donc à la transmission du sens par l’intermédiaire de la parole audible, et l’on perçoit son expression comme silencieuse, malgré son vain effort communicatif.
Le snob n’est prêt à écouter vraiment que sa parole intérieure, donc imprononcée, toute-signifiante, idéale. Hugues Viane se ferme ainsi après la mort de sa femme. Elle entre dans son intérieur désormais fermé à la réalité et commence peu à peu à se transformer en idéal sans représentation. La mémoire sélective recompose son image et peu importe si celle-ci ressemble encore à la vraie épouse décédée. Hugues construit son monde intérieur en choisissant dans la réalité les éléments pour lui signifiants, c’est-à-dire les éléments de Bruges qui reflètent sa douleur15, et exclut tout ce qui serait dérangeant. Dans son for intérieur il parle à sa morte ou à l’image qu’il s’en était faite, il nourrit son âme de cette relation sociale inexistante. A l’intérieur de lui il s’adresse à chaque moment à un interlocuteur éventuel pour lui communiquer son chagrin, mais cette parole reste imperceptible pour les oreilles des passants. Quand il se laisse tromper par les sens et rencontre la femme qui ressemble à son épouse, il n’est pas capable de lui transmettre son état d’âme et de dire ce qu’il attend d’elle16. Hugues s’intéresse uniquement à son apparence qu’il souhaiterait parfaite17, voulant exclure toute manifestation de sa propre volonté comme intervention de quelque chose d’étranger dans l’image subjective et idéale qu’il s’était formée. Quel désenchantement quand la réalité entre dans la création de son œuvre d’art ! En essayant de recréer l’image encore plus complète de sa femme dans le personnage de Jane, il lui demande de mettre la robe de la Morte, mais reste ébahi devant l’inanité d’un tel effort : ”Cette minute, qu’il avait rêvée culminante et suprême, apparaissait polluée, triviale. […] Pour la première fois, le prestige de la conformité physique n’avait pas suffi.“18 L’incompréhension de Jane en tant que personnage, donc élément extérieur au monde subjectif de Hugues, revient pour lui au même qu’un silence impénétrable. La parole intérieure de Hugues ne peut jamais, par principe, être ni entendue, ni comprise par qui que ce soit de réel puisque ce n’est pas vraiment à une personne réelle qu’elle est adressée.19
A la différence de Hugues Viane, qui vit avec sa représentation purement spirituelle, Hubert d’Entragues, ainsi que le héros de Paludes, projettent symboliquement leur désir de compagnie idéale dans le roman. Sixtine et Angèle restent, comme Jane, de simples écrans de projection pour le développement d’un idéal, mais appartenant toujours à une réalité incomplète dont le snob n’accepte que les éléments signifiants. Le leurre de l’existence physique (donc entière, avec ses insignifiances) des deux (trois) femmes facilite pour l’imagination la tâche de trouver la compagnie idéale, jusqu’au moment où leur réalité se manifeste et l’image se brise par la vulgarité de l’évidence et par l’imperfection de la représentation.20 La parole de ces idéalistes, ce sont leurs romans où ils trouvent la compagnie spirituelle absolue. Dans le cadre symboliste ils peuvent se permettre ce genre d’expression sans risquer le sacrilège d’une représentation imparfaite puisque justement leur parole ne se montre pas comme la parole quotidienne utilisée pour désigner les vulgaires faits ; il s’agit du langage purement symbolique qui n’a pas pour tâche de représenter, mais d’évoquer. S’il existait une âme absolument pareille à la sienne capable de capturer immédiatement l’intention communicative de leur réflexion, ce serait sûrement par l’intermédiaire de ces textes symboliques qu’ils pourraient lui communiquer directement le besoin de compagnie. Mais, comme ils sont condamnés à la vie dans la réalité, la désillusion liée à la mauvaise compréhension de leur œuvre, notamment par la femme qui leur sert d’écran de projection, donc d’idéal approximatif, est d’autant plus blessante.
Dans cette mesure le duc des Esseintes se trouve ”à l’avance“ par rapport à ceux qui n’arrêtent pas de chercher et de s’accrocher aux individus réels. Les gens dont il a pu s’approcher un peu dans sa vie (comme les prêtres qui l’ont élevé21) étaient toujours ceux qui pouvaient lui servir de partenaires dans le dialogue ou bien, comme dans le cas des autres, d’écran de projection pour ses phantasmes, l’aidant ainsi à se transposer dans une autre réalité. Les autres facettes de ces personnes n’ont jamais intéressé des Esseintes, qui tire de leurs existences uniquement les éléments qu’il inclut dans sa propre imagination. Et à nouveau l’on constate que toutes les paroles qu’il adresse à ses interlocuteurs ne sont jamais comprises telles quelles. Tout comme Hugues Viane n’explique pas à Jane la véritable intention se cachant derrière son désir de la voir dans la robe de sa femme décédée, des Esseintes n’expliquera jamais à ses maîtresses le vrai jeu qu’il leur fait jouer. Tout ce qu’il ordonne, c’est l’attitude extérieure de leur comportement (chose profondément insignifiante, mais probablement seule compréhensible à l’esprit limité de ces femmes22) qui lui ouvre la porte d’un espace de sensations incommunicables, inexprimables et impartageables. Pourvu que leur attitude ”naturelle“ ne surgisse pas !23 Pour que la nature bête de la ventriloque ne compromette pas la belle forme de sa voix par des propos insipides, des Esseintes lui fait réciter les paroles de Flaubert. Quelle béatitude  pour lui !
Ah! C’était à lui-même que cette voix, aussi mystérieuse qu’une incantation, parlait ; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvre d’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art !24

L’illusion, bien fermée contre le dérangement de l’extérieur, lui assure des états presque extatiques :
Doucement, il étreignait la femme silencieuse, à ses côtés, se réfugiant, ainsi qu’un enfant inconsolé, près d’elle, ne voyant même pas l’air maussade de la comédienne obligée à jouer une scène, à exercer son métier, chez elle, aux instants du repos, loin de la rampe.25

Des Esseintes se réfugie dans la solitude pour que le monde extérieur ne puisse pas déranger son illusion. Mais comme ses maîtresses, même les œuvres d’art dont il s’entoure dans sa solitude et grâce auxquelles il se construit un monde parfaitement signifiant ne sont pas intégrées dans son univers entièrement, dans leur totalité et de la manière dont l’artiste peut-être aurait voulu qu’elles fussent acceptées. Le snob admet les œuvres d’art en filtrant leur essence par son optique subjective et en reconstituant leur image repercutée par sa propre vision du réel. Il comprend donc l’œuvre d’art seulement après l’avoir décomposée dans la réalité et recomposée selon son interprétation dans son Moi profond.26
Si on laisse de côté tout l’aspect satirique et caricatural de la nouvelle, le héros de Monsieur de Bougrelon a probablement trouvé la solution la plus réussie. Descendant décadent d’un dandy brumellien, M. de Bougrelon a parfaitement su détacher la vie sur scène où il se plaît, et la vie quotidienne nécessaire pour survivre matériellement. Les deux vies sont anxieusement tenues à l’écart. Les moments où il se sent vivre véritablement, ce sont les périodes de noyade dans les mythes qu’il émet en nombre illimité, visiblement sans aucun souci de vraisemblance. Pendant quasiment tout le temps que M. de Bougrelon accompagne les deux visiteurs à Amsterdam, c’est lui qui parle.27 Heureux d’avoir trouvé deux personnes devant qui (et non à qui) il peut exposer ses histoires, il les accompagne partout et n’arrête pas de parler. Mais justement, ce n’est qu’à soi-même que M. de Bougrelon parle. Il ne s’agit pas d’un vrai dialogue puisqu’il pose des questions auxquelles il n’attend même pas de réponse, l’entretien ne lui servant que de prétexte pour sombrer plus aisément dans ses propres phantasmes.
Ce qui le protège de la déception, c’est qu’il ne cherche véritablement que l’écran de projection, sans espérer trouver un être proche du sien, comme M. de Mortimer, dont les ressemblances suspectes avec ses propres traits indiquent que M. de Bougrelon n’a probablement jamais été accompagné que par des êtres nés de son imagination. L’amour pour les portraits de femmes pourrait très certainement s’ajouter à la théorie de l’impossibilité de s’ouvrir à une personne réelle.
La parole abondante de M. de Bougrelon ne contient donc vraiment pas l’intention communicative au sens propre puisqu’elle ne se tourne pas vers son interlocuteur. Les mots sont encore et toujours adressés au locuteur même, qui n’écoute de toute façon pas ce que l’on pourrait vouloir lui dire. Des Esseintes voulait un isolement parfait, ce qui lui est devenu fatal. De ce point de vue M. de Bougrelon s’y est peut-être mieux pris en se fermant en soi tout en conservant l’illusion, moins fragile parce qu’attestée par les sens, d’être resté dans la société, ce qui lui a probablement épargné de sombrer dans la névrose.
D’ailleurs, même le narrateur principal dans Monsieur de Bougrelon hésite parfois quant à la véracité de ce qu’il raconte, ce qui fait de cette nouvelle une œuvre exemplaire de la littérature symboliste où rien n’est vraiment sûr, où tout se repercute, où tout est relatif, où le lecteur reste finalement parfaitement mystifié. Le narrateur se laisse peut-être trop enchanter par la correspondance de la ville et de son humeur un peu morose :
Notre guide à travers les Hollandes nous avait abandonnés dès notre sang-froid revenu. M. de Bougrelon était le produit de notre ennui, de cette atmosphère de brouillard et de quelques griseries de schiedam ; nous avions prêté un corps à nos songeries d’alcool, une âme aux suggestions des tableaux de musées, une voix aux mélancolies du quai du Prince-Henri et du canal du Nord28

Ce que le snob refuse alors, ce sont les relations insignifiantes pleines de lacunes de sens, et donc incompréhensibles, qui mettent tous les personnages présentés dans un silence paradoxal. Le snob ne peut pas accepter les lacunes de sens dans un dialogue ordinaire puisqu’il est incapable de vouloir moins que l’absolu d’un entretien avec une autre personne. En d’autres termes, son Moi profond cherche un autre Moi profond, ce qui est, malheureusement pour le snob, impossible, car : si dans son univers n’existe qu’un seul Moi, comment pourrait-il en trouver un autre?


Jana Dratvova poursuit un doctorat en cotutelle à l'Université Charles de Prague et à l'Université Charles de Gaulle Lille 3. Sa thèse porte sur la problématique du roman symboliste dans la littérature française et belge, les auteurs étudiés y sont avant tout J.-K. Huysmans, Jean Lorrain, Remy de Gourmont, André Gide et Georges Rodenbach. Elle a travaillé sur des thèmes comme le dandysme, le snobisme, ou l'excentricité, non seulement dans les limites de la littérature, mais également en relation avec les autres arts. Elle s'occupe en même temps de la traduction littéraire, notamment de la littérature belge francophone en tchèque (prix de traduction en 2007 pour le roman Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach).


Notes:

1 Gourmont, 14

2 Gourmont, 15

3 L’on va se référer notamment aux textes : Huysmans, Joris-Karl. À rebours ; Rodenbach, Georges. Bruges-la-morte ; Gide, André. Paludes ; Lorrain, Jean. Monsieur de Bougrelon ; Gourmont, Remy. Sixtine.

4 Melmoux-Montaubin, 89-98

5 Gourmont, 14-15

6 Rappelons juste l’exemple de des Esseintes qui a préféré quitter complétement la société, n’étant pas capable d’accepter l’insignifiance et l’ignominie des paroles et des actes des gens qu’il a fréquentés avant de s’installer à Fontenay : ”Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’un lettré.“ Huysmans, 44

7 Gourmont, 12

8 Gourmont, 66

9 Huysmans, 62

10 Tentatives généralement décevantes : Hubert d’Entragues, Hugues Viane et le héros de Paludes subissent une désillusion dans la relation avec une femme. Paradoxalement les cas de M. de Bougrelon et de des Esseintes sont plus heureux puisqu’ils se renoncent à nouer une véritable relation, c’est-à-dire telle qu’ils y investiraient une partie d’eux-mêmes. Ils ne se séparent plus de leur masque. Le monde extérieur ne cesse pourtant pas de les attaquer d’une manière ou d’une autre.

11 Cette réflexion relève de la philosophie bergsonienne qui distingue le moi fondamental vivant hors de la notion du temps et de l’espace, ou si l’on veut, au profond de l’âme, et le moi fantôme, reflet du moi fondamental dans le temps et l’espace. Les actes dans la réalité ne sont alors qu’une représentation imparfaite du fond de quelque chose d’inexprimable par les moyens de la perception pragmatique de la réalité. A ce propos voir le texte d’Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.

12 Ce sont pourtant les sens qui trahissent la concentration spirituelle du snob. Malgré tout effort, l’intrusion de l’extérieur autrement tenu à l’écart est donc inévitable.

13 Guido, le héros du roman écrit par d’Entragues adore de loin la Madone, être qui ne sert évidemment que d’écran de projection à son amour idéal. Le rapprochement est destructeur pour Guido et pour son amour : ”Le contact est destructeur du rêve. Tu ne connaîtras pas le livre d’amour où je t’aurais béatifié, car il s’évanouira avec le désir, brûlé par les flammes de ton premier baiser.“ Gourmont, 240

14 Gourmont, 40

15 ”Il se décida pourtant à sortir, non pour chercher au dehors quelque distraction obligée ou quelque remède à son mal. Il n’en voulait point essayer. Mais il aimait cheminer aux approches du soir et chercher des analogies à son deuil dans de solitaires canaux et d’ecclésiastiques quartiers.“ Rodenbach, 20

16 ”Ah! tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que je manie dans tes cheveux…  - Il semblait vouloir en dire davantage ; puis s’arrêtait, comme au bord d’un abîme de confidences.“ Rodenbach, 44

17 ”Jane […] était comme le portrait le plus ressemblant de la morte.“ Rodenbach, 54

18 Rodenbach, 58

19 Hugues se rend compte du simulacre de la femme dont il avait tellement désiré l’identité avec la Morte : ”Dans la clarté de la lampe, il revit son clair visage, ses prunelles noires, ses cheveux d’un or faux et teint, faux comme son cœur et son amour! Non! ce n’était plus là la figure de la morte […]“ Rodenbach,  87

20 Entragues paradoxalement ne peut jamais accepter l’existence physique de Sixtine. ”Je prétends que les femmes ne sont ni belles ni laides, et que tout leur charme s’irradie de leur sexe ; le désir esquisse la beauté et l’amour l’achève.“ Gourmont, 49

21 Très tôt les prêtres l’avaient laissé travailler de son côté et discutaient avec lui juste ce que lui-même voulait. ”[…] ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s’aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.“ Huysmans, 42

22 ”Miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon la curiosité cérébrale qu’elle avait fait naître.“ Huysmans, 147

23 ”[…] sa bêtise était malheureusement toute féminine. […] elle possédait le caquet et la coquetterie des filles entichées de balivernes […]“ Huysmans, 146-147

24 Huysmans, 149

25 Huysmans, 149

26 C’est dans cette perspective que s’exprime Albert Mockel : ”J’entends bien que chaque Poète ne crée pas à nouveau l’univers, mais il le crée en partie pour ceux qui savent le lire et le compléter […]“ Mockel, 75. André Gide introduit son texte Paludes avec cette même intention : ”Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, - cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu.“ Gide, 11. Hugues Viane, lui aussi, reconstruit en quelque sorte Bruges dans sa tête ainsi que p. ex. les tableaux de Memling dans l’hôpital Saint Jean, ou les tombeaux de Charles le Téméraire et Marie de Bourgogne dans l’église Notre-Dame.

27 Voilà la seule réaction à ce que M. de Bougrelon dit qui soit mentionnée dans le texte : ”[…] nous acquiescions d’un sourire à la tristesse attendrissante de ses rodomontades […]“ Lorrain, 39

28 Lorrain, 12


Bibliographie:

Sources primaires
Gide, André. Paludes. Paris : Folio, 2003.
Gourmont, Remy de. Sixtine. Roman de la vie dérébrale. Saint-Lô: Éditions du Frisson Esthétique, 2005.
Huysmans, Joris-Karl. À rebours. Paris: Pocket, 1997.
Lorrain, Jean. Monsieur de Bougrelon. Paris: Ollendorf, 1903.
Rodenbach, Georges. Bruges-la-morte. Bruxelles: Labor, 1986.

Sources secondaires
Bergson, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : PUF, 1985.
Melmoux-Montaubin, Marie-Françoise. ”L’esthète fin-de-siècle : l’œuvre interdite“ Romantisme no 91 (1996) : 89-98
Mockel, Albert. Esthétique du Symbolisme. Bruxelles : Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, 1962