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Return to Equinoxes, Issue 2 : Automne/Hiver 2003-2004
Article ©2004, Kathryn Chenoweth

Kathryn Chenoweth, Brown University

Traduire Proust

Translations, Albertine disparue

Le décalage, décrit par Proust dans Contre Sainte-Beuve, qui existe entre le personnage social d'un écrivain et cet autre être qui écrit, se retrouve également entre la langue d'une société et le langage personnel que crée l'écrivain, ce que l'on appelle souvent son « style ». Et pourtant, comme tout écrivain a forcément une personnalité sociale qui lui est attachée, même si elle ne correspond qu'à peine - ou nullement, si on suit à ce sujet les conclusions de Proust jusqu'au bout - à sa vie intérieure qui s'écrit dans son oeuvre, tout écrivain est obligé d'écrire dans une langue qui ne saurait être complètement détachée de la langue sociale, celle des autres, même si par rapport à cette langue-ci celle que crée l'écrivain paraît, comme dirait Kristeva, étrangère. Pour écrire, il s'agit de traduire - terme utilisé par Kristeva et par Proust lui-même - le 'livre intérieur' d'impressions et de non-signes sensoriels en langue : « Ce qui se présente ainsi obscurément au fond de la conscience, avant de le réaliser en œuvre, avant de le faire sortir au dehors, il faut lui faire traverser une région intermédiaire entre notre moi obscur et l'extérieur, notre intelligence, mais comment l'amener jusque-là, comment le saisir ? » (cité dans Kristeva, 'L'autre langue ou traduire le sensible' 393). C'est précisément la question que doit se poser le traducteur de Proust : comment réussir à le saisir, ce style, cette langue en quelque sorte étrangère à la langue française qui est la transsubstantiation de son 'moi obscur' ? Ou plutôt : comment ne pas perdre ce qu'il a déjà réussi à saisir lui-même, lorsque nous nous trouvons face à cette autre 'région intermédiaire', celle qui existe entre les langues ?

Comme ces mots de consolation qui reviennent au narrateur lors du départ d'Albertine, nous sentons chez Proust la présence d'une langue maternelle, des paroles anciennes qui résonnent à partir d'une couche profonde et antérieure à l'écriture. Traduire Proust, c'est trouver en nous-mêmes cette 'langue source' (Kristeva), la 'musique latente' (Proust) de notre propre langue maternelle. Il ne s'agit pas seulement de trouver les mots qui conviennent dans un idiome à partir d'un autre ; il faut avoir cette même 'oreille fine' dont parle Proust dans Contre Sainte-Beuve, celle qui appartient au 'garçon' qui se développera en un des 'moi' dans La Recherche. Cette 'oreille fine' est la contrepartie réceptive à la capacité de transformer une sonorité intérieure en musique stylistique au niveau de la langue : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l'air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu'il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m'en rendre compte, je le chantonnais […] » (Proust, Contre Sainte-Beuve 295, je souligne). Cette oreille est sensible à la source maternelle de la langue, cette partie qui préexiste les signes et les mots bien définis, ce que Kristeva appelle l'élément sémiotique de la langue (cf. La Révolution du langage poétique). Proust relie cette capacité (ce 'don') à celle de « découvrir un lien profond entre deux idées, deux sensations » ; il nous dit que ce ne sont que ces liens qui 'nourrissent' ce garçon à oreille fine, ce petit garçon toujours sensible à la langue sémiotique maternelle :

Ce qu'il y a dans le tableau d'un peintre ne peut le nourrir, ni dans un livre d'un auteur non plus, et dans un second tableau du peintre, un second livre de l'auteur. Mais si dans le second tableau ou le second livre, il aperçoit quelque chose qui n'est pas dans le second et le premier, mais en quelque sorte est entre les deux, dans une sorte de tableau idéal qu'il voit en matière spirituelle se modeler hors du tableau, il a reçu sa nourriture et recommence à exister et à être heureux. (296-97, je souligne)

Pour traduire Proust, il faut être ce garçon, c'est-à-dire qu'il faut entrer dans cet espace qui existe entre les mots eux-mêmes, aller au-delà ou au-dessus de ces mots. Pour réussir à traduire le style singulier de Proust, il ne s'agit pas toujours de se concerner des mots en tant qu'êtres particuliers, mais de se laisser nourrir de ce qu'il y a de commun entre eux, de retrouver cet espace idéal d'où jaillit ce style.

Proust nous offre cependant un texte toujours dédoublé. Il y a sans doute ce narrateur qui nous raconte des impressions, des réflexions intimes, ce narrateur qui parvient à traduire le sensible à travers son style qui flotte, qui nous porte au bout de souffle. Mais il y a en même temps cet autre narrateur, celui qui assume le rôle de théoricien, en cherchant à donner une structure nette au senti. De même, nous rencontrons à la fois un héros qui se réfugie dans la solitude - celui qui reste dans son lit en regardant les rayons de soleil - et un autre qui assiste aux grands dîners, qui désire accéder au monde des élites françaises. Dans son article, 'L'autre langue ou traduire le sensible', Kristeva discute un phénomène analogue par rapport à sa propre vie en tant qu'étrangère en France. Pour elle, ce sont les langues bulgare et française qui créent l'effet de dédoublement langagier ; elle le relie au décalage entre le langage sensoriel - celui qui n'est pas tout à fait un langage, mais plutôt une musique dense et opaque, celui de la 'caverne sensorielle' de son Temps sensible - et la langue qui est, insiste-t-elle, le fondement essentiel de la société française. La langue maternelle, le bulgare, s'établit comme ce langage oublié du senti, et la langue acquise, le français, comme la structure de 'l'ordre symbolique', d'après la terminologie lacanienne. « La clarté du français, dit Kristeva, l'impeccable précision du vocabulaire, la netteté de la grammaire séduisent mon esprit de rigueur et impriment - non sans mal - une droiture à ma complicité avec la mer noire des passions » (Kristeva 389). C'est une vision du français comme la langue de l'intelligence - de ce côté proustien que déplore Proust lui-même - comme celle du théoricien et de l'écrivain des maximes. Mais chez Proust, comme constate Kristeva et comme nous l'avons déjà vu, la langue maternelle dont il s'agit, celle que Proust réussit à traduire en français, n'est pas « un autre idiome déjà fait » : « Ce que l'écrivain - et l'étranger, ce traducteur - transfère dans la langue de sa communauté, c'est la langue singulière de sa 'mémoire involontaire' et de ses 'sensations' » (391). Traduire Proust, c'est un procédé qui diffère de beaucoup d'autres traductions : c'est retrouver nos propres sensations, notre propre mémoire involontaire, à partir des siennes ; c'est revivre cet acte créateur de la transsubstantiation littéraire par laquelle le langage intérieur devient langue.

Il y a une question qui me hante, qui me trouble toujours en tant que traductrice. Traduire : n'est-ce que pastiche ? En effet, Proust prétend que c'est son 'oreille fine' qui lui a mené à faire des pastiches : « Je savais bien que si, n'ayant jamais pu travailler, je ne savais écrire, j'avais cette oreille-là plus fine et plus juste que bien d'autres, ce qui m'a permis de faire des pastiches, car chez un écrivain, quand on tient l'air, les paroles viennent bien vite » (Proust 295). Le travail du traducteur serait-il au fond de pasticher l'écrivain qu'il traduit, de l'imiter, de faire un acte de mimésis translinguistique ? L'idée de pastiche évoque une externalité, suggère que l'on reste sur la surface des mots, même si l'on est sensible à la musique en dessous. Si le traducteur parvient à saisir ce qu'il y a d'essentiel du style proustien, il ne saurait rester au niveau des apparences linguistiques, même musicales. Puisque son but artistique est de « briser les apparences » de « descendre à la profondeur de la vie véritable [intérieure] », il nous oblige à faire ce même travail par rapport à son texte et à nous-mêmes. Le pastiche retient toujours cet élément extérieur de la langue, il est par rapport au texte ce qu'est l'identité sociale de l'écrivain par rapport à sa vie intérieure. En traduisant, je cherche à créer une réduplication du texte lui-même, à trouver dans la traversée des langues une recréation de cette plongée dans la vie intérieure qu'a effectuée Proust lui-même.

Ce que je connais de la langue française ne sert que de point de départ lorsque je traduis À la recherche du temps perdu ; Proust ne se sert pas d'expressions toutes faites, sa langue à lui est effectivement une langue singulière, étrangère. Cette étrangeté du langage littéraire est quelque chose que Proust aussi a constaté : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (Proust 297). Kristeva voit dans cette étrangeté la capacité de faire bouger la langue d'une société : « Le style est certes une vision, mais qui modifie la langue ridée et ses plis originaires, pour en faire une construction surprenante, méconnaissable, qui gêne pour commences les habitudes du clan » (Kristeva 386). La langue que crée l'écrivain ne saurait être tout à fait identique à la langue sociale, parce que c'est là où se trouve une expression de cette couche de moi-même - le moi 'obscur' ou 'profond' qui remonte à une existence antérieure au moi social - qui ne fait pas partie de la société à laquelle on appartient. Comme dit Kristeva, cette langue « ne se laisse jamais entièrement résorber, jamais réduire dans les codes des écoles, des clans, des institutions, des médias… » (389). Ce que Proust nous offre, c'est la trace de cette langue avant la langue - les paroles de la mère, la langue physique d'Albertine dans la bouche du narrateur avant de se coucher - cette 'autre langue', comme dit Kristeva, ce grondement souterrain, sous-linguistique, en forme de langue. Si je veux parvenir à faire une traduction fidèle de Proust, il faut que je retrouve au fond de moi-même cette 'caverne sensorielle' d'où jaillirait une langue maternelle, une langue d'impressions, une langue inconsciente ; il faut que je trouve dans ma propre langue la façon de faire entendre ce grondement. Il faut que je me laisse devenir étrangère à ma langue pour la retrouver à travers l'écriture.

Une fois retrouvée, comment parvenir à traduire cette 'autre langue' intérieure par des mots anglais qui retiendront son résonnement ? Comment saisir à la fois le sens logique et la musique sensible du texte ? Traduire le roman de Proust m'oblige de faire le passage du senti du texte français à la matérialisation intellectuelle en anglais. Kristeva esquisse deux 'stratégies' pour ce qu'elle appelle la 'mise en langue' de la traduction : « le choix des mots (où je suis sous l'impact des processus primaires et de la musique) ; la construction du phrasé, que dominent la logique et de nouveau la mémoire musicale » (395). Pour traduire, je dois me situer, avec chaque mot que je choisis, chaque phrase que je construis, au carrefour de ces deux modes - qui est le même carrefour qui s'écrit dans ce texte dédoublé de Proust. Je dois habiter cet espace entre le senti de la langue et la langue en tant que structure et clarté d'intelligence - ce même espace qui existe entre les langues, cette même espace qui existe entre les mots eux-mêmes : dans cet es pace qui crée l'étrangeté du langage littéraire. Il faut l'oreille fine, sans doute, mais il faut aussi cette autre capacité qu'a le petit garçon, celle de sentir ce qu'il y a de commun entre les choses - en ce cas-ci, ce qu'il y a de commun entre le côté sensible proustien et le côté intellectuel. Bien que ce dernier importe moins selon Proust, il faut de 'intelligence à l'écrivain pour qu'il effectue la mise en langue, surtout en ce qui concerne le phrasé - ce qui est peut-être le plus frappant du style proustien. Pour mettre le roman en ma langue, l'anglais, il me faut saisir l'espace idéal - ce genre d'idéal entre deux idées ou deux œuvres, que sent le garçon à l'oreille fine - qui ne se trouve ni de l'un côté ni de l'autre, mais dans la conjonction des deux. À la recherche du temps perdu : est-ce donc un devenir langue ? Non pas la recherche d'une vocation (Genette), mais plutôt celle de l'espace commun entre les éléments sémiotique et symbolique (Kristeva) de la langue, entre la 'vraie' vie intérieure et la vie sociale, extérieure. Le roman peut être un devenir langue, mais Proust nous rappelle ce qui existe dans cet espace entre le sémiotique et le symbolique, tout comme entre des langues étrangères : « Les livres sont l'œuvre de la solitude et les enfants du silence » (Proust 303).

En tant que traductrice du roman, ma propre recherche est donc de trouver non seulement mon propre 'garçon à l'oreille fine', mais aussi ce qu'il y a de commun entre le mien et celui de Proust. Ma tâche est d'arriver à une sensibilité commune afin de réaliser mes propres mots - sans qu'ils cessent d'être les siens. A propos de sa traduction française de Ruskin, Proust a écrit : « J'ai encore deux Ruskin à faire, et après j'essaierai de traduire ma pauvre âme, si elle n'était pas morte dans l'intervalle » (cité dans Kristeva 391). Nous risquons d'oublier que Proust a traduit avant d'écrire, et qu'il a continué de comprendre son travail comme étant celui d'un traducteur ; nous risquons également de ne pas voir toute lecture comme une sorte de traduction. Pour lire Proust effectivement, il nous faut entrer dans le style proustien ; même si nous ne cherchons pas à recréer le texte comme traduction, nous sommes obligés de faire une traversée continuelle, un va-et-vient entre sa langue étrangère et la nôtre - peu importe notre langue maternelle. C'est un passage qui déclenche notre propre recherche, qui nous met face à face avec les langues différentes qui existent en nous-même, et avec notre propre silence.

Ouvrages cités

Julia Kristeva. "L'autre langue ou traduire le sensible". French Studies. Oxford : 1998. 52 (4). pp. 385-96.

Marcel Proust. Contre Sainte-Beuve. (Paris : Gallimard, 2002).