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Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Robert Fotsing

Robert Fotsing, Université de Dschang

Mongo Beti, René Philombe :

écrire entre l'exil et le royaume

L'année 2001 a été certainement maudite pour la littérature francophone africaine au vu du nombre et de la qualité des plumes disparues. On pense ici à Senghor, l'immortel, qui a tiré sa révérence après près d'un siècle d'activité littéraire. C'est donc à juste titre que Henri Lopes peut déclarer : « ce n'est pas la tige d'une fleur du jardin littéraire africain qui s'est brisée, c'est un colosse de la forêt tropicale qui vient de s'affaisser, un arbre d'une essence unique, irremplaçable dont la chute est suivie d'un silence effrayant » (7). Le Cameroun à lui tout seul déplore la perte de Francis Bebey, René Philombe et Mongo Beti.

Mais, si la mort de l'enfant de Joal a été un événement mondial, on ne peut pas en dire autant pour René Philombe ni surtout pour Mongo Beti, inhumé dans la discrétion à Akometan, son village natal. Une discrétion qui a pourtant fait la une de plusieurs journaux locaux et étrangers. Ce paradoxe l'a accompagné toute sa vie, lui qui, malgré une existence rangée et humble a été cependant très célèbre. C'est que chaque écrivain, pour ainsi dire, meurt comme il a vécu. Et, en la matière, l'écart qui sépare Senghor des deux camerounais symbolise très bien les fortunes diverses que peuvent connaître les écrivains du monde entier.

Le présent article se propose de retracer comparativement la manière dont deux enfants du même pays ont vécu leur condition d'écrivain, l'un en exil et l'autre au pays. Il s'agira, en exploitant des articles, interviews et autres écrits hors de leurs fictions, d'esquisser une réponse à cette question : ont-ils connu le bonheur dans l'écriture, ces deux hommes aux itinéraires différents en apparence mais très proches en réalité ?

1. Petites biographies comparées

Beti et Philombe sont deux camerounais, originaires de l'ancienne province du centre-sud divisée aujourd'hui en deux provinces distinctes. Ils appartiennent à la même génération : Beti, le cadet, est né en 1932 sous le nom d'Alexandre Biyidi Awala ; Philombe l'aîné, né en 1930, de son vrai nom Philippe Louis Ombédé, a passé sa vie dès l'âge de 28 ans en fauteuil roulant, victime d'une paraplégie qui l'a frappé en 1958. Tous deux décèdent des suites de maladie, le même mois d'octobre 2001, Biyidi la nuit du 7 et Ombédé le 25.

Sur le plan de la formation intellectuelle, Beti a suivi un parcours classique : enseignement primaire et secondaire au Cameroun, études supérieures en France. Sur le plan professionnel, il a servi comme professeur agrégé de lettres à Rouen en France jusqu'à sa retraite. Philombe pour sa part a obtenu un Certificat d'Etudes Primaires lui ayant permis de devenir secrétaire de police. Mais, autodidacte brillant, il s'est nourri de nombreuses lectures, comme il le confie dans un entretien à Notre Librairie en 1990 :

Tout enfant, je savourais délicieusement tous les livres qui étaient mis à ma portée, soit par mes éducateurs, soit par mon père qui était, lui aussi, un grand lecteur. C'est par cette voie que j'ai découvert des écrivains exprimant les idées que j'aurais pu exprimer si j'avais eu le même talent qu'eux. J'en cite ici quelques-uns : La Fontaine, Voltaire, Montesquieu, Baudelaire, Victor Hugo, Boileau… (« Entretien Tagne » 184)

Sur le plan politique, tous deux ont été de grands militants pour la libération de l'Afrique. Après les espoirs déçus des indépendances, ils ont dénoncé avec force les impostures néo-coloniales et les fausses images de l'Afrique qu'elles véhiculaient. Richard Bjornson, en parlant de Mongo Beti, a raison d'écrire :« A writer with a profound social conscience, he once again felt compelled to expose the falsity of these images by offering a counterversion of contemporary African history as an alternative to the nation-building rhethoric of oppressive governments » (325).

Ils ont milité dans l'Union des Populations du Cameroun, Beti dans la section française et Philombe au pays. Seul ce parti avait revendiqué autour des années 60 une indépendance totale et sans conditions du Cameroun. Cet engagement leur a valu des déboires divers. Philombe a connu arrestations, gardes à vue régulières et comparution devant des tribunaux civils et militaires. Pour Mongo Beti, ce sera l'exil et la mise au ban.

Cela n'a pas empêché Cameroon-Tribune, le quotidien gouvernemental, de s'étonner, en sa livraison du 10 octobre 2001, que cet écrivain prestigieux n'ait presque pas reçu de distinction. Mais, comme le dit Boubacar Diop :

On sait à quel point ces formes de reconnaissance sont manipulées. Elles supposent du talent, certes, mais surtout un très bon caractère. Bien des réputations littéraires, passées ou actuelles, se sont construites en Afrique sur le reniement et le mensonge, derrière les apparences d'un fier refus de l'ordre établi. Les babioles que l'on gagne à ce jeu là, Mongo Beti ne les a jamais prises au sérieux. (92)

Mais les vexations de tous ordres n'ont pas arrêté leur activité créatrice. Philombe est reconnu comme une véritable institution littéraire. Son engagement dans la lutte pour l'émancipation du peuple camerounais lui a valu l'étiquette de révolutionnaire mais aussi la reconnaissance des siens. Dès 1993 d'ailleurs, dans une réflexion au titre prophétique de René Philombe, une institution littéraire en péril, Ambroise Kom notait déjà :

De tous les écrivains camerounais, René Philombe est certainement celui que les circonstances ont le moins servi. Mais il est sans doute celui qui s'est le plus investi pour organiser sur place, au Cameroun, une vie littéraire animée. Son opiniâtreté à initier la création d'institutions littéraires durables relève pour ainsi dire de la légende.(…) Il est malheureux qu'aujourd'hui, il soit contraint, faute de ressources, de vivre comme un ermite dans son village natal près de Yaoundé. ("Intellectuels"139-142)

La notoriété internationale établie, Beti pour sa part laisse le souvenir d'un grand fils d'Afrique, exigeant jusqu'à la solitude dans la nécessité de dignité qui incombe aux africains. Voici en quelques mots le portrait qu'en donne Jacques Chevrier :« pourfendeur des systèmes politiques issus des indépendances, Mongo Beti était également un polémiste redoutable, et bien peu d'entre nous ont échappé aux diatribes incendiaires dont il gratifiait ses 'amis' suspects de néocolonialisme » (143). Selon Célestin Monga, il« demeurera un pôle incontournable et une référence littéraire tant que l'Afrique noire ne sera pas sortie de l'obscurité, et tant qu'elle n'offrira que ses malheurs à la conscience du monde » (131).

2. Ecrire dans l'adversité

Si René Philombe n'a quitté son pays que pour de brefs séjours à l'étranger, Mongo Beti, on le sait, a passé 32 ans d'exil ininterrompu. Hugo, le grand poète français, n'a été exilé que 19 ans. Dans le cas de Voltaire, on ne saurait parler d'un d'exil car il était très riche et pouvait se plaire dans l'aristocratique Angleterre. Dans un entretien avec Ndachi Tagne, Philombe confie :« A la maison, avec ma femme et mes neuf enfants, j'aime me retrouver exclusivement dans l'ambiance familiale. Je peux alors écrire quand tout le monde est endormi » (« Entretien Tagne » 53). Malgré cette énorme différence, les deux écrivains ont fait face, en exil comme dans le royaume, à toutes sortes d'obstacles qui ont entravé leur travail.

Les premiers sont d'ordre infrastructurels, et se sont surtout posés à Philombe : l'absence de structures éditoriales adéquates. Dans l'entretien ci-dessus évoqué, Ndachi Tagne rapporte que« de nombreux contentieux se sont élevés entre lui et les éditions CLE : coquilles à l'impression, droits de traduction et droits d'auteur non payés, non publication d'ouvrages pour lesquels l'auteur avait versé des fonds personnels » (52).

Les seconds relèvent de la politique et de la guerre idéologique se matérialisant dans la censure. On sait après quelles péripéties judiciaires ruineuses Mongo Beti put enfin diffuser Main basse sur le Cameroun (1972), ouvrage interdit par le gouvernement français. On songe ici aux Fleurs du mal de Baudelaire qui, un siècle plus tôt, avaient connu le même sort. Si l'ouvrage du poète avait été condamné pour blasphème, celui du romancier tombait sous le coup du trouble à l'ordre public. Pendant longtemps, on ne pouvait l'exhiber au Cameroun sans courir le risque de se voir taxer de subversif. Cette censure a maintes fois frappé René Philombe. Ses ouvrages, Choc anti-choc (1978), recueil de poèmes, et Africapolis (1979), pièce de théâtre, ont été interdits, jugés trop contestataires et dangereux pour l'ordre public. En 1979, Mongo Beti tirait la sonnette d'alarme :« Une menace mortelle pèse sur la création littéraire en Afrique francophone : cette menace mortelle, c'est la censure » (Beti « Afrique » 135).

Mais la menace ne pèse pas que sur la création littéraire. Bien avant, dans les années 60, Philombe dirigeait deux hebdomadaires dont les numéros subissaient déjà des saisies arbitraires : Bebela-Ebug et La voix du citoyen. André Djiffack a décrit par le menu les péripéties que Mongo Beti a bravées pour animer pendant quatorze ans sa revue Peuples noirs-peuples africains :

Les éditeurs sont un couple de dissidents ; la ligne éditoriale est d'un militantisme flamboyant ; la distribution emprunte parfois des réseaux souterrains ; le contexte de production est marqué par l'hostilité de divers pouvoirs ; la collaboration est périlleuse et clandestine. (71)

Tous ces écueils et manœuvres mènent à l'accumulation des manuscrits dans les tiroirs, à la frustration et au silence. A la veille de sa mort, dans « Repentance, » le dernier texte écrit de sa main et lu lors d'un colloque, Mongo Beti interrogeait :

Avez-vous jamais lu aucune de mes tribunes dans Le Monde ? Cela fait pourtant près de vingt ans que j'essaie, sans compter d'autres éminents intellectuels camerounais, d'en placer une dans ce journal considéré comme un parangon d'objectivité et d'ouverture. (Beti « Repentance, » 3)

Entre son dernier ouvrage, Espaces essentiels (1983) et sa mort en 2001, Philombe n'a plus publié. En 1990 pourtant, il annonçait, entre autres projets, la sortie prochaine d'un recueil de poèmes, d'un essai et surtout d'un roman, L'Ancien maquisard mais il n'en sera rien,« aucun éditeur pressenti n'ayant accepté de prendre le risque d'imprimer l'ouvrage sans l'amputer de certains passages qui pourraient ne pas plaire aux responsables camerounais de la censure » (Kom 138).

A propos de la difficulté d'écrire en Afrique, Mongo Beti écrivait :« René Philombe, qui est pourtant infirme, est constamment ballotté entre sa case misérable et un cul-de-basse-fosse merdeux d'une prison[…]parce qu'il persiste à ne pas vouloir se séparer de son modeste stylo » (Beti « Afrique » 56-57).

Philombe résume lui-même, dans un entretien avec Rachel Efoua-Zengue, cette adversité:« Faute de maison d'édition, faute de liberté d'expression et surtout faute d'une politique culturelle cohérente et réaliste dans notre pays, je n'ai pas connu une période du roman camerounais plus confortable pour écrire » (Philombe « Entretien Efoua-Zengue » 185). Ambroise Kom a bien montré que malgré les changements démocratiques annoncés au tournant de 1990, de nombreux mécanismes sont encore à l'œuvre qui continuent de réprimer toute parole non conforme à l'ordre du discours légitimant (Kom « René Philombe »).

3. Déchirements

Comment concilier le besoin de communiquer avec l'obligation de se taire? Cet écartèlement entre des valeurs et leur contraire est une des souffrances les plus aiguës que les deux écrivains ont connues. Tous reconnaissent à la littérature un rôle salvateur. Mongo Beti affirme : « Chez nous, [l'écriture] peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher une race à un esclavage millénaire, en un mot, servir. Oui, pour nous, l'écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose » (Beti « Afrique » 91). Mais Philombe constate avec amertume que« la plupart des romans produits au Cameroun contournent ou écorchent les vrais problèmes de notre communauté nationale. Ils présentent les épiphénomènes comme des phénomènes » (Philombe « Entretien Efoua-Zengue » 185). Le déchirement naît de la conscience de cette possibilité qu'offre la littérature et l'impuissance de l'artiste devant les pouvoirs dictatoriaux.

Finalement, à l'exil géographique de Beti répond l'exil interne de Philombe. L'exil interne est la situation de l'écrivain réduit au silence par les pouvoirs. Il pose, dit Romuald Blaise Fonkoua, le problème de la production d'un discours efficace« par des consciences vivant en parfaite inadéquation avec leur espace social intérieur » (29) et qui sont souvent accaparées par« le sourd sentiment de trahison du peuple » (29). On comprend mieux pourquoi jusqu'à sa mort il a choisi le silence, ce lieu intenable pour tout écrivain.

Dans un tel contexte, l'entêtement à écrire pour prendre en charge le destin de son pays ou d'une part de l'humanité peut conduire à l'isolement, à une solitude tragique. Que penser en effet de la vie d'un Salman Rushdie, réduit, depuis la publication des Versets sataniques (1989), à se terrer pour échapper à une fatwa de Téhéran ? C'est ce sentiment que Beti exprime avec force et tristesse dans les phrases suivantes :

Je suis écrivain, vivant dans un pays qu'on dit civilisé, qui d'ailleurs grouille d'écrivains. Je les vois à la télévision, je les entends à la radio à longueur de journée, je les côtoie parfois dans la rue ou même dans les cocktails. Je partage à peu près tout avec eux. Mais je ne suis pas un des leurs, et ne le serai jamais ; mon statut n'a rien de commun avec celui des écrivains de mon pays d'adoption(…). En France, l'écrivain qui vient de publier un livre est un homme euphorique, qui s'attend à être fêté (…). Chaque fois que je publie un livre, je préviens ma femme des surprises qui nous attendent : « Nous allons avoir des ennuis, » lui dis-je alors. (Beti « Ecrivain » 160)

L'autre torture concerne sa vie intime. Contrairement à lui, Philombe a toujours vécu au Cameroun, près des siens. Pour l'auteur de Trop de soleil tue l'amour,

le choix de rester écrivain, dans une circonstance historique aussi cruelle, pour moi cela a signifié, en plus d'une activité quotidienne aussi obscure qu'ingrate, la privation, pendant 32 ans, d'une mère qui fut le premier et le plus grand amour de ma vie. (Beti « Ecrivain » 158)

Cette phrase évoque sans doute bien des déboires matériels mais qui semblent insignifiants, comparés au sevrage prolongé de la communion avec la mère. D'ailleurs il insiste pour que cet aspect de sa vie d'écrivain soit prise en compte avec sérieux par la postérité :

La plupart sinon la totalité des écrivains africains de l'ère post-indépendance ont certainement été des hommes frustrés. Ce dont j'ai été frustré, moi, c'est de ma mère : et c'est ce qui aura été mon vécu spécifique, l'expérience dont j'aimerais que les historiens tiennent le plus grand compte. (Beti « Ecrivain » 158)

On peut penser que ces souffrances sont autant dues à l'absence de la mère génitrice que de celle de la mère patrie, si l'on en juge par son attachement bien connu avec son pays le Cameroun. Toutes ces souffrances, dit Mongo Beti lui-même, relèvent d'une mission dont il avait à s'acquitter : tracer la voie :

Ma mission historique est de préparer la voix aux écrivains africains mes successeurs, afin qu'ils puissent, eux, écrire librement et dans le bonheur (…). Ce privilège qui ne nous a pas été accordé, à la fois le plus merveilleux et pourtant le plus naturel et plus légitime du monde. (Beti « Ecrivain » 161-162)

4. La plume malgré tout

Au regard de ce tableau peu reluisant, un constat s'impose : la permanence de l'activité créatrice et l'organisation de toute leur vie autour de la plume et du livre.

La permanence de l'activité créatrice peut se juger par sa durée et sa diversité. Beti publie son premier texte, Sans haine et sans amour, en 1953 dans la revue Présence Africaine. Son dernier date du 9 juin 2001: 48 années d'écriture donc. Son épouse Odile Biyidi confie dans un « Au revoir Mongo Beti » lu à Rouen le 2 novembre 2001 :« les rendez-vous qu'il avait en octobre à Boston, en novembre au Canada, tout montre la vigueur intellectuelle et l'énergie physique qui l'ont habité jusqu'au bout » (Biyidi « Au revoir » 1). Si Philombe commence plus tard que Beti avec Lettres de ma cambuse publié en 1964 aux éditions CLÉ, il continuera d'écrire même si, pour les raisons que nous avons évoquées, il ne publiera plus. Le maintien d'une activité d'écriture continue témoigne d'une relation amoureuse avec la plume, tant il est vrai que le véritable amour ne va pas toujours sans douleur.

Près d'un demi-siècle de carrières remarquablement précoces et prolongées ont permis aux deux écrivains de s'illustrer dans divers genres. Nous devons à Beti des romans, des essais dans lesquels l'auteur analyse plus froidement les forces obscures qui travaillent l'Afrique et l'empêchent de décoller. Citons en tête le retentissant Main basse sur le Cameroun (1972), Lettre ouverte aux camerounais, La France contre l'Afrique (1993). Il faut ajouter un nombre très élevé d'articles publiés dans diverses revues et surtout la sienne propre.

Philombe a eu le même dynamisme en plus de la variété :

Je viens de lire les épreuves de mon roman L'Ancien maquisard qui paraîtra bientôt. J'ai également en chantier un essai, « Révolté devient révolutionnaire; Pour qui sonnent les cloches, »une réflexion sur les hommes d'église ; Le coopérant enchaîné, un roman ; et un recueil de poèmes : L'Araignée disgraciée. (Philombe « Entretien Tagne » 53).

Dramaturge, il l'est aussi avec la pièce interdite Africapolis. Il compte à son actif un essai, Le livre camerounais et ses auteurs (1977) ainsi que la collaboration à des revues telles Le Cameroun littéraire, Peuples noirs-peuples africains.

L' adversité, nous l'avons dit, ne les a jamais découragés. Ils ne se sont pas contentés d'écrire. Ils ont organisé toute leur vie autour de la plume. Dès 1960, Philombe fonde l'APEC, l'Association des Poètes et Écrivains Camerounais, dont il sera le secrétaire général pendant 21 ans. L'organe d'expression de l'association, Le Cameroun littéraire, tentait de maintenir une animation permanente de la vie littéraire dans le pays. En 1972, il lance sa propre maison d'édition, Semences Africaines, dont les textes sont distribués par une petite librairie qu'il a créée. Mais cette autre initiative ne tarde pas à péricliter.

Mongo Beti fonde la revue Peuples noirs-Peuples africains, publiée par les ''Éditions des Peuples noirs,'' sa propre maison d'édition, qu'il animera jusqu'à mars-avril 1991, après 80 numéros. A peine installé au Cameroun en 1994, il crée la Librairie des Peuples noirs pour mettre le livre à la disposition du public.

Écrire, éditer, vendre dénote certainement une insatisfaction devant les circuits d'édition et de distribution en place. Ceci l'oblige à suivre lui-même le processus depuis la conception jusqu'à la diffusion du livre. On ne peut penser qu'un tel acharnement à écrire et à rester proches du livre ne soit allé sans une certaine jubilation. A la question de savoir si l'écriture lui a apporté des satisfactions, Philombe répond :« Beaucoup. L'écriture m'a permis de créer parmi les hommes un courant de fraternité. C'est mon idéal. J'ai eu beaucoup d'amis grâce à la littérature et j'ai participé à l'élaboration d'une certaine opinion pour le progrès social et culturel » (Philombe « Entretien Tagne » 53). L'action de Mongo Beti pour la dignité des peuples noirs ne fait aucun doute, comme le laisse d'ailleurs voir les noms de sa maison d'édition, de sa revue et de sa librairie : tout pour les Peuples noirs.

Il ne semble pas utile, finalement, de vouloir faire la part entre les malheurs endurés par ces deux écrivains et les satisfactions qu'ils ont pu connaître. Même si dès 1958 Mission terminée de Mongo Beti remportait le prix Sainte-Beuve, même si en 1964 Philombe obtenait le prix Mottard de l'Académie française avec Lettres de ma cambuse, même si aujourd'hui les œuvres de Mongo Beti sont traduites en plusieurs langues et lues dans le monde entier, ce qu'il faut retenir c'est sans doute cette fidélité, cet amour de la vérité et la foi dans le progrès qui leur auront permis de lutter jusqu'à la fin. C'est sans doute le sentiment qui avait animé le jury du ''Bernard Fonlon-Lee Nichols Prize'' qui décerna conjointement aux deux écrivains la première édition de cette distinction en 1992.

Pour Mme Mongo Beti, la mort des deux hommes « c'est la fin prématurée d'une génération. C'était des personnes encore jeunes qui auraient dû vivre plus longtemps. Mais ils ont tous eu des vies très difficiles, éprouvantes qui peuvent expliquer leur disparition » (Biyidi « Interview » 5). Quoi qu'il en soit, pour les deux hommes, la postérité a déjà commencé. On a eu droit en 2002 au Mongo Beti parle de Ambroise Kom qui, la même année, a fait publier en Allemagne Bedi-Ngula, L'Ancien maquisard de René Philombe. En 2003, dans un mémorial au titre évocateur de Remember Mongo Beti, il a rassemblé une somme unique de témoignages sur l'écrivain camerounais.

L'expérience de la vie enseigne qu'il est des douleurs savoureuses et des joies qui mènent aux larmes. Sans doute est-ce là le destin de ces hommes de culture, sisyphes qu'il faut imaginer heureux, ayant choisi leur pierre et l'ayant roulée sans relâche jusqu'à leur dernier souffle. Ils constituent et constitueront sans doute pour longtemps encore, des repères dans un continent qui, pour avoir trop investi dans le bâillonnement des voies de la liberté, en manque cruellement.


Robert Fotsing Mangoua est Chargé de cours au département de lettres d'expression française de l'université de Dschang au Cameroun où il enseigne la littérature française et comparée. Ses domaines de recherche couvrent les études francophones, l'étude des mythes et l'intertextualité dans les littératures modernes et les études culturelles.

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