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Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Valérie Zuchuat

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Insecula : Jean René Bazaine
Biographie de Jean Bazaine
Mort du peintre Jean Bazaine

Valérie Zuchuat, Johns Hopkins University

Jean Bazaine : le regard d'un peintre sur la peinture

(Exercice de la peinture ou l'écriture de la quête)

Dieu merci, le peintre ne connaîtra jamais la Terre promise.
    Jean Bazaine, Exercice de la peinture

Ce que l'on dit a trop de sens, n'a pas de sens.
    Jean Tardieu, L'Accent grave et l'accent aigu

Que peut dire un artiste de l'art ? Un peintre, par exemple, est-il à même de parler peinture ? ou ne doit-il pas laisser à ceux qui l'analysent - historiens de l'art, théoriciens de l'esthétique - le soin de traduire par le truchement du langage l'apparente immédiateté d'une œuvre d'art ? Auteur d'articles et d'ouvrages consacrés à la peinture (Notes sur la peinture d'aujourd'hui, 1948 ; Exercice de la peinture, 1973) et à quelques peintres en particulier (Matisse, Bonnard), Jean Bazaine assume la double posture du peintre et de l'essayiste.1 Le peintre des essais se révèle cependant moins théoricien que poète. Dans l'ouvrage intitulé Exercice de la peinture dont il est question ici, Bazaine se livre à une méditation ininterrompue sur les conditions de la création artistique. Nulle affirmation péremptoire, nulle réponse toute prête, mais un aveu constant de non-savoir.

Ce questionnement se manifeste dans l'essai de plusieurs manières. D'abord, dans une perpétuelle projection au-delà de lui-même, l'essai ne conclut jamais. Tout se passe en effet comme s'il n'y avait pour Bazaine pas de fin envisageable, pas d'œuvre achevée, du moins définitive : l'Exercice de la peinture s'apparente ainsi à une quête, le texte prenant le relais du tableau. Chacun des fragments qui constituent le texte apparaît d'ailleurs sans titre, sans numérotation, et s'enchaîne souplement au suivant à l'aide d'un blanc, qui est pause mais non arrêt. Tout au plus y a-t-il trois parties, signalées par des chiffres romains mais dépourvues de titres, qui en réduiraient le sens. L'essai en outre déborde le champ de la peinture : il pourrait rendre compte de toute autre forme de création - musique, littérature, art en général - et, finalement, servirait de forme d'expression pour affirmer l'existence elle-même.

L'acte créateur : une quête incessante

D'emblée, on observe que, s'il emprunte peu au registre pictural, l'Exercice de la peinture est en revanche fortement teinté de métaphores, souvent religieuses. Lire Bazaine, c'est d'abord traduire les images : du désert à la terre promise, les images bibliques sont en effet constantes. La toile est une promesse - « limbes » ; « désert » et « étendue sans limites » d'avant la création ; « chaos nécessaire et fécond » (145) - et son achèvement, entrevu comme un horizon lointain, est sans cesse différé. Le peintre se fait veilleur, en attente d'un éventuel accomplissement.

Parmi les métaphores qui trament le texte, celle du cheminement s'avère cependant particulièrement prégnante. Elle parcourt l'essai, à commencer par l'exergue et l'avant-propos eux-mêmes. Elle est à la fois la forme - la réflexion de Bazaine est une réflexion pour ainsi dire « en marche » - et le propos de cette longue méditation qu'est l'Exercice de la peinture. Pour exergue, Bazaine choisit une formule de saint Jean de la Croix, mystique du 16e siècle dont nous connaissons le « nada » , ce « rien » de l'abîme et de l'ineffable ; le mot « chemin » y revient à trois reprises, dans un sens à chaque fois différent : « Surtout, il faut passer au non-savoir ; car en ce chemin, laisser son chemin, c'est entrer en chemin » (141). « Ce chemin » désigné par Jean de la Croix est bien celui du rien apparent qu'est l'incertitude, et s'y engager, c'est renoncer à la voie toute tracée (« laisser son chemin » ), au plein des certitudes et des vérités établies. La formule « entrer en chemin » , à la connotation religieuse manifeste (on entend également « entrer en religion » ), suppose sinon un renoncement du moins un engagement. Au regard de l'essai, cet exergue a valeur programmatique. L'avant-propos lui aussi abonde de formules qui renvoient à la métaphore du cheminement : « démarche incertaine du peintre  » , « itinéraire hasardeux » , « longue marche toujours plus aveugle » , « poursuite sans espoir de prise » , toutes ces formules résonnent comme un écho à l'exergue du mystique espagnol, auquel répondra, plus avant dans l'essai, une formule zen : « ce n'est pas cela, c'est vers cela » (168).

Mais avant de pouvoir se défaire de ses certitudes, l'artiste recourt aux outils qu'il connaît. C'est ainsi qu'à la métaphore du cheminement se mêle, surtout dans les premières pages, l'image de la chasse : « capturer » le monde, « moyens de captures » , « pièges à réalité » (149),« poursuite insensée », « gibier toujours plus lointain » (152), les images représentant la saisie, violente, du réel et désignant l'acte créateur abondent dans la première partie de l'essai. S'y ajoute l'image du combat, intimement liée à celle de la chasse ; elle traduit l'attitude du peintre au seuil de son travail, qui est volonté de maîtrise : maîtrise de l'œuvre tout d'abord, du temps qui passe ensuite, de sa propre existence finalement, dans une métonymie entre le tableau et soi. Les « pièges » (149) à disposition du peintre ? L'observation du réel, la maîtrise technique, les bons sentiments, les beaux souvenirs. Le peintre déverse dans son œuvre souvenirs et émotions - la part la plus intime de soi, croit-il -, que le tableau lui rend d'une façon qu'il ne reconnaît pas. Et plus il croit y mettre de soi, plus le tableau paraît lui échapper et développer sa propre autonomie, au point que l'artiste en perd finalement la maîtrise.3

D'une certaine manière, le titre de l'essai Exercice de la peinture, à première vue énigmatique, est une traduction du rapport qui existe entre le peintre et son tableau. Le mot « exercice » étonne, qui suppose non seulement un entraînement régulier, une discipline quotidienne - il n'est pas sans faire songer, d'ailleurs, aux Exercices spirituels d'Ignace de Loyola4 -, mais aussi, étymologiquement, une « mise en mouvement » . Le titre peut ainsi se lire de deux façons : comme un génitif objectif, auquel cas il se traduira ainsi : « le peintre agit sur la peinture » ; ou subjectif : « la peinture agit, exerce une pression sur le peintre ». Et c'est bien à cet aller-retour incessant entre l'œuvre et l'artiste que nous convie Bazaine : l'œuvre me crée en même temps que je la fais naître.5

Possédé pour ainsi dire par la peinture, le peintre se dépossède a priori de soi, mais il y gagne autre chose : une plus grande disponibilité à l'art, une conscience plus aiguë du chemin qu'il lui faut parcourir. Au cours de l'essai, à mesure qu'il se dépouille de ce qu'il croit savoir - de lui-même et de la peinture -, Bazaine renonce de plus en plus à l'image de la chasse, conscient du fait que ce n'est pas en possédant son art qu'il sera peintre : « le métier n'est pas un piège qu'il lui suffit de perfectionner » (151). Plus il avance dans ce dépouillement, moins il se pose en conquérant, reconnaissant la valeur de ce que le langage psychologique d'aujourd'hui appellerait le « lâcher prise  » . Et c'est un peintre de quatre-vingt huit ans totalement désarmé qui s'exprime dans la préface à la réédition de cet essai dans Le Temps de la peinture : « La vieillesse. Sa moindre résistance, l'abandon de cette volonté de puissance sur le monde qui lui semblait être le ferment nécessaire de son art » (7).

Paradoxe de l'âge, qui offre à l'artiste la jeunesse qu'il ne possède pas encore lorsqu'il commence à créer : « la vie d'un peintre, c'est à rebours qu'elle se déroule : le peintre naît vieux » (153), écrit Bazaine en 1973 - il est alors âgé de soixante-neuf ans - dans une de ces belles formules qui apparaissent dans l'essai. Le peintre est vieux non seulement de ses souvenirs mais surtout des règles suivies et des leçons apprises, de toutes les formes de défense - le plein du connu - autrefois érigées par peur de se perdre devant l'élan de création qui le soulevait.6 En se libérant peu à peu des modèles, le peintre permet à ce qu'il nomme le « génie de l'enfance » d'émerger.7 Ce génie, quel est-il ? le désir ? une disposition innée à créer ? une disponibilité instinctive au monde ? le talent qui ne se sait pas encore ? Sans doute un peu tout cela à la fois.

Si Bazaine lutte avec lui-même au seuil de l'œuvre, il est frappant de lire combien il se mesure également à l'œuvre achevée, comme s'il craignait d'aboutir : « Sans répit », « sans relâche », « incessamment », « inlassablement », « perpétuellement » : les adverbes et locutions qui soulignent le travail sans fin de Bazaine sont innombrables, ils trament son discours de part en part. Ce qui ne manque pas de frapper également, c'est la présence massive de métaphores qui font de la toile une œuvre en continuel devenir. Oxymores et paradoxes sont aussi régulièrement convoqués pour traduire l'idée d'une limite qui ne peut se penser.8 Quand enfin l'œuvre pourrait sembler « finie » , c'est une métaphore musicale qui suggère son accomplissement : elle sonne juste, après les « fausses notes » , la « dissonance » et les couleurs « désaccordées » du tâtonnement (169-179). Tout se passe comme si Bazaine craignait même que son discours, par une représentation trop précise, trop aiguë pourrait-on dire, n'enferme le tableau dans une inconcevable finitude. Mais le tableau trouve son point d'aboutissement, il devient une fin lorsqu'il échappe à toute inscription dans une temporalité. Cessant d'être quelque chose, hors de toute utilité, le tableau finit par être, indépendamment de toute appartenance à une époque, à un genre, à une histoire.

Son absolue gratuité ôte à l'œuvre cette finitude tant redoutée et lui confère son authenticité, authenticité dont on aura compris qu'elle est le fondement même de la quête du peintre : « une mauvaise toile est une toile qui ment  » , écrit Bazaine (174).

Bazaine et la rhétorique mystique

Pour rendre compte de sa quête, Bazaine recourt au langage de la mystique, rhétorique de l'indicible par excellence. Le Temps de la peinture dans lequel est repris l'essai est baigné de mystique, à commencer par l'allusion à Maître Eckart,9 théologien mystique allemand du Moyen Âge, qui ouvre pour ainsi dire la préface de 1989 : «  "Je suis non né", dit Maître Eckard », à côté duquel prend place le peintre : « "Je m'efforce chaque matin de naître", écrit le peintre » (7). C'est dire la filiation dans laquelle s'inscrit Bazaine, qui passe pourtant pour agnostique. De fait, il s'agit moins d'une filiation théologique que rhétorique : tout comme les mystiques tentent de traduire l'indicible de leur expérience religieuse, Bazaine cherche à dire l'ineffable de sa quête, avec la crainte que les mots ne disent autre chose que ce qu'il voudrait dire, empruntant aux mystiques les outils de leur rhétorique. Cela dit, son attitude à l'égard de la mystique n'est pas nouvelle : « une longue tradition rapproche l'expérience poétique de l'expérience du sacré, voire de l'extase « mystique » d'une rencontre unitive entre le poète et le monde » (Plouvier 7).

Le phénomène mystique, à l'origine essentiellement religieux et attesté par ailleurs dans toutes les religions, aujourd'hui sujet à caution entre sa connotation vaguement ésotérique et sa récupération par le Nouvel Âge, n'est pas aisé à définir. Tel qu'il est décrit par le Dictionnaire de spiritualité, il désigne d'abord « un mouvement pour se dépasser en direction d'un objet particulier (…) situé au-delà des limites de l'expérience normale » , ensuite « la perception intuitive » que l'on peut avoir de cet objet (López-Gay 1893). Pour Jean de la Croix, « on nomme la contemplation, par laquelle l'entendement est éclairé de lumière divine, « théologie mystique, » c'est-à-dire sagesse secrète de Dieu, puisqu'elle est cachée à l'entendement même qui la reçoit ».10 Le mot « mystique » lui-même apparaît vers 1376 ; l'étymologie le fait remonter au latin mysticus « qui a un sens caché, relatif aux mystères de la foi », hérité du grec mustikos (et mustêrion), dérivé de mustês « initié », de muô « se fermer », l'initié gardant à la fois la bouche fermée sur ce qui se passe dans les cérémonies - soit par souci de n'en rien dire aux non initiés, soit parce que l'expérience elle-même ne saurait se dire - et les yeux clos pour ne pas se laisser distraire par les réalités extérieures.11 Les différentes interprétations religieuses du mot s'accordent donc autour de la définition suivante : l'expérience qui a lieu entre le croyant et Dieu, l'unio mystica, est à la fois extraordinaire, secrète et incommunicable. Elle transcende toute image et toute parole.

C'est manifestement l'indicible de la transcendance que Bazaine retient de l'expérience mystique, comme en témoignent les mots désignant sa quête : « la soif d'absolu (…) est transcendance, geste de Dieu créant la vie en s'y accordant à l'avance » (201). Aujourd'hui, si l'on s'en tenait à une définition psychologique, on s'attacherait à décrire deux moments essentiels : d'une part, la prise de conscience d'un manque fondamental, immédiatement comblé par un objet « externe », et d'autre part l'impression qu'a le « moi » de s'évanouir dans une transcendance qui le dépasse. Les mots pour le dire cependant sont les mêmes. On ne saurait établir un recensement exhaustif des procédés rhétoriques propres aux mystiques, mais on peut relever un certain nombre de traits, communs aussi bien à Jean de la Croix qu'à Thérèse de Lisieux, à Maître Eckhart qu'au Pseudo-Denys, à Origène ou à Grégoire de Nysse.

Il semble tout d'abord qu'il existe chez les mystiques un schéma propre à la création littéraire, qui est « initiation à un monde divin entrevu et désir de communiquer cette expérience ; puis, sentiment d'impuissance pour la dire avec le langage ordinaire ; enfin, découverte qu'une sorte de réussite est constituée par l'échec même du langage [ordinaire] », parce qu'un « langage de vérité se met à parler » (Harl 18-19). Ce schéma n'est pas sans rappeler ce que peut dire Bazaine de la création artistique ; il ne cesse de souligner le caractère intérieur de sa quête, qui s'accommode mal de la foule et des médias d'une part et que d'autre part il peine à traduire, sinon par approximations et par métaphores.

Le procédé rhétorique le plus fréquent chez les mystiques est probablement la négation : « on dit que l'on ne peut pas dire, ou que l'on ne dit pas assez, ou que l'on dit mal ; on qualifie d' « indicible » ce que l'on cherche à dire » (Harl 20). On notera chez Bazaine l'accumulation de formules négatives, tant grammaticales que sémantiques, liées de toute évidence à la conviction qu'une œuvre ne saurait un jour s'achever : le peintre « lutte pour ne pas finir » , il ne sait pas, il ne conclut pas ; « refus » et « ignorance » reviennent ainsi très souvent dans le discours de Bazaine. Celui-ci, et c'est remarquable, ne peut proposer de définition affirmative ni de la peinture ni de l'art en général; il recourt constamment à des définitions par la négation : « l'art n'est pas, lui non plus, un opium » (186) ; « l'art n'est pas le royaume de la facilité » (193) ; « il n'y a pas d'art sans cet embryon d'esprit créateur si mal défini » (191); ou encore : « la création n'est pas fille du bonheur et des grandes vacances » (ibid.).12

La négation peut aussi se traduire par des métaphores : « nuit, nuée, nuage d'inconnaissance, absence, silence » (Jossua 17). L'une d'elles apparaît par exemple dans le titre d'une œuvre de Jean de la Croix, En una noche oscura. Mais la nuit, pour les mystiques, n'est pas négative. Si Dieu est une « nuit obscure » pour l'âme d'ici-bas, c'est parce qu'il dépasse l'entendement humain et qu'aucun mot ne saurait le désigner : ce n'est pas Dieu qui est « néant  », mais la représentation qui le désigne. Bazaine recourt abondamment à ces métaphores de l'obscurité, du vide, du manque : « abîme, absence, incertitude sans fin » sont des images qui reviennent en permanence dans le langage du peintre, jusqu'à cet espace vide qu'est le « désert », métaphore absolue du rien, que nous découvrons dès les tout premiers mots de l'Exercice de la peinture.

Un autre procédé auquel ont recours les mystiques est l'oxymore, qui traduit l'ineffable de l'expérience mystique : « sobre ivresse  », « sommeil vigilant », « douce blessure » (Harl 20). Cette antithèse condensée qu'est l'oxymore peut se concevoir comme du sens additionné, les deux termes de la figure s'ouvrant sur une signification autre, qui les dépasse tous deux et qui ne peut se dire.13 Les oxymores, plus souvent les paradoxes - mais l'effet est le même - parcourent l'essai de Bazaine, à commencer par ce miracle d'une jeunesse renouvelée qu'offre, pour un peintre qui s'est défait de ses certitudes, le grand âge : « la jeunesse, en peinture, se conquiert lentement : elle sera donnée en prime aux vieillards méritants » (153); ou encore : « c'est au seuil de l'asphyxie de l'homme que naîtra en lui la grande respiration du monde » (152). Et puis, cet énoncé d'un travailleur inlassable : « travailler avec (…) tout ce qui nous manque » (197). Le recours à ces formules est une manière pour Bazaine de ne pas enfermer son discours dans une signification trop précise : privilégier l'ambiguïté d'un paradoxe ou la polysémie d'une métaphore, c'est éviter de restreindre le sens et du même coup d'affaiblir la quête. C'est maintenir la méditation ouverte. Le paradoxe est certainement la figure qui traduit le plus fidèlement l'entreprise de Bazaine : authenticité d'une quête qui n'a d'autre but qu'elle-même, fécondité d'une œuvre qui s'inscrit dans le manque, vigueur de l'échec qui permet d'avancer.

Il existe d'autres procédés propres à la rhétorique mystique : l'énumération, la répétition, le symbole, la présence d'adjectifs apparemment inutiles mais à valeur émotive, la multiplication des citations autour d'un même thème. Il est une autre figure, enfin, que nous retiendrons ici pour conclure l'analyse du champ rhétorique de la mystique : c'est l'image liminaire : le croyant « attend, il veille, il guette (…) ; il est placé sur un seuil ou devant une porte, sur une frontière, des confins, une rive » (Jossua 26). Or, veille et attente sont des images très fréquentes dans l'Exercice de la peinture, que le peintre commente clairement ; elles sont ici intimement liées à la métaphore de la quête : « Il y a certes, pour l'artiste, un devoir de vigilance : refus de se satisfaire, refus de s'enliser dans le quotidien » (184); « cette promesse mal définie de l'œuvre, de l'œuvre que nous attendrons toute notre vie » (176). Ou pourrait multiplier les exemples, tant le peintre répugne à se satisfaire d'une œuvre accomplie, terre promise sans cesse repoussée.

Quiconque voudrait être fidèle à l'entreprise de Bazaine ne saurait conclure, sinon au moyen d'une négation - comme nous le faisons ici - ou d'une figure de rhétorique, un oxymore de préférence. De fait, les pages de l'Exercice de la peinture proposent bien une réflexion ouverte et ininterrompue : sur le plan typographique, tout d'abord ; sur le plan rhétorique, ensuite, une rhétorique dont les images, le plus souvent bibliques et paradoxales, favorisent la richesse des significations possibles ; sur le plan existentiel, enfin, Bazaine privilégie la disponibilité au monde la plus absolue, répugnant à toute forme d'acquis - le savoir, la réussite, la conquête - qui signerait l'arrêt de sa quête : rien, en effet, ne saurait figer la création artistique.

Mais le plus remarquable, en définitive, est bien la portée universelle de cet essai sur la peinture. Pas un mot quasiment - sinon ceux de toile ou de tableau - n'est emprunté au registre pictural pour dire la création artistique ; pas une réflexion qui ne soit partagée par tous ceux qui créent ; chacune de ces pages, un musicien, un poète pourrait l'avoir écrite, comme le souligne d'ailleurs Roger Caillois dans une lettre adressée au peintre : « Ainsi j'ai lu votre livre [Notes sur la peinture d'aujourd'hui] très lentement et, comme pour l'Exercice de la peinture, j'ai été frappé par votre expression et par de précises et nombreuses analogies avec mes propres préoccupations ».14 Cette capacité qu'a la réflexion de Bazaine de se situer à la croisée des arts est sans aucun doute ce qui fait l'originalité de l'Exercice de la peinture.


Après avoir enseigné la littérature française au Collège de Genève, Valérie Zuchuat est actuellement doctorante à l'Université de Johns Hopkins, à Baltimore. Sa thèse porte sur l'écriture du carnet dans la littérature française de la seconde moitié du XXème siècle. Musicienne, elle s'intéresse aussi aux liens entre la littérature et les arts, notamment chez Jean Tardieu.

Notes

1Jean Bazaine (1904-2001) a peint des tableaux que la critique définit comme « non figuratifs », et réalisé des vitraux (église du Plateau d'Assy, église Saint-Séverin à Paris) et des mosaïques.

2 Cf. par exemple la maxime (dicho) « Todo para mí, nada para ti. Todo para ti, nada para mí » (Fabry 33).

3 L'idée que l'œuvre (l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire) développe son autonomie, que finalement elle nous échappe, est clairement développée par Maurice Blanchot dans L'Espace littéraire : « La solitude de l'œuvre - l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire - nous découvre une solitude plus essentielle. (…) Celui qui écrit l'œuvre est mis à part, celui qui l'a écrite est congédié. Celui qui est congédié, en outre, ne le sait pas. Cette ignorance le préserve, le divertit en l'autorisant à persévérer. L'écrivain ne sait jamais si l'œuvre est faite. Ce qu'il a terminé en un livre, il le recommence ou le détruit en un autre » (13-14).

4 La reprise du titre dans la troisième partie de l'ouvrage, comme un écho mais développé dans une très belle formule, confirme du reste notre hypothèse : « Désert, aridité de l'exercice de la peinture, certains matins, aussi dénué de réalité et d'espoir que peut l'être, pour un croyant, cet autre « aller vers « qu'est l'exercice de la prière  » (197). Je souligne.

5 « Génitif objectif » et « génitif subjectif » sont empruntés à la terminologie grecque et latine. L'exemple latin canonique est le suivant : « la crainte des ennemis » (metus hostium), que l'on peut interpréter comme étant soit « la crainte inspirée par les ennemis » (génitif objectif : autrement dit « je crains les ennemis »), soit « la crainte éprouvée par les ennemis » (génitif subjectif : « les ennemis me craignent »). Dans le cas présent, le génitif objectif fait du complément du nom (« de la peinture ») un complément d'objet du nom lui-même (« exercice » : autrement dit « j'exerce la peinture ») tandis que le génitif subjectif fait du complément du nom (« de la peinture ») un sujet agissant.

6 Bazaine a d'ailleurs fini par renoncer aux titres eux-mêmes, car nommer une toile était encore, selon lui, une manière de se protéger.

7 Les souvenirs écrans - Bazaine lui-même, qui n'hésite pas à recourir à un langage psychologique, les appelle des « faux souvenirs » (150) - sont ceux dont se méfient également les autobiographes : « Ce vers quoi nous allons, ce qui m'attend là-bas, possède toutes les qualités qui font de "beaux souvenirs d'enfance"… de ceux que leurs possesseurs exhibent d'ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et comment ne pas s'enorgueillir d'avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux cotés ? » (Sarraute 31).

8 Des exemples sont donnés infra dans la partie intitulée « Bazaine et la rhétorique mystique ».

9 Eckhart ou Eckart, selon les orthographes. Bazaine choisit l'orthographe « Eckard ».

10 Jean de la Croix, Montée du Carmel 11, 7 (Miquel 207).

11 Cf. Miquel 15 et von Wartburg 320-21.

12 Les pages qui définissent ce que l'art n'est pas sont l'occasion pour Bazaine d'opérer une distinction entre « création » et « créativité », qui nous paraît éclairer notre propos de façon tout à fait convaincante : selon lui, il existe une grande confusion entre création et créativité; or, si la première relève de la quête, la seconde est faite de dispersion, d'immédiateté facilitée par de nouvelles techniques et de séduisants dispositifs. La créativité est un art spectaculaire, tout prêt à la consommation et « jetable » : elle est de la « fausse culture » et quand bien même elle peut aider l'homme à créer sa vie, elle ne saurait se confondre avec la création proprement dite. La créativité est du côté du trop-plein ; la création est du côté du manque, elle n'est pas de la « créativité additionnée ». Cf. Bazaine 189 sqq.

13 Michel de Certeau, dans La Fable mystique, décrit l'oxymore comme « un déictique, [qui] montre ce qu'il ne dit pas. La combinaison des deux termes se substitue à l'existence d'un troisième et le pose comme absent. Elle crée un trou dans le langage. Elle y taille la place d'un indicible » (198-99).

14 Lettre de Caillois à Bazaine, 21 juillet 1978 (Images de l'univers sans pagination).

Bibliographie

Bazaine, Jean. « Exercice de la peinture. » Le Temps de la peinture : 1938-1998. Paris : Flammarion, 2002. 1ère éd. Exercice de la peinture. Paris : Seuil, 1973.

Bazaine, Jean et Caillois, Roger. Images de l'univers. Baskerville : Deyrolle, 1991.

Blanchot, Maurice. L'Espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955.

De Certeau, Michel. La Fable mystique : XVIe-XVIIe siècle. Paris : Gallimard, 1982.

Fabry, Geneviève. « Sens et forme dans les dichos. » Saint Jean de la Croix (1591-1991). Ed. Alphonse Vermeylen. Louvain-la-Neuve : Lettres romanes, 1991, hors série. 25-36.

Harl, Marguerite. « Le Langage de l'expérience religieuse chez les Pères grecs. » Mistica e retorica. Ed. Franco Bolgiani. Florence : Leo S. Olschki, 1977. 5-34.

Jossua, Jean-Pierre. « Formes de langage de la mystique en poésie. » Poésie et mystique. Ed. Paule Plouvier. Paris : L'Harmattan, 1995. 15-34.

López-Gay, Jesús et al. « Mystique. » Dictionnaire de spiritualité, ascétique et mystique, doctrine et histoire 10. Ed. Marcel Viller. Paris : Beauchesne, 1980. 1889-1984.

Miquel, Pierre. Mystique et discernement. Paris : Beauchesne, 1997.

Plouvier, Paule. « Avant-propos. » Poésie et mystique. Ed. Plouvier. Paris : L'Harmattan, 1995. 7-13.

Sarraute, Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, 1983.

Von Wartburg, Walther. Französisches etymologisches Wörterbuch : eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes 6,2. Bâle : R.G. Zbinden, 1967.