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Return to Equinoxes, Issue 11: Printemps/Été 2008
Article ©2008, Audrey Higelin-Fusté, Université Pierre Mendès

AUDREY HIGELIN-FUSTÉ, Université Pierre Mendès, LAHRHA UMR 5191, Grenoble, France

LE BOUDOIR DANS LA LITTÉRATURE OU L'ARCHITECTURE DE L'INTIME

S’il est admis qu’architecture et civilisation se parlent, le XVIIIème siècle est le théâtre d’un dialogue à bâtons rompus, notamment dans le domaine de l’architecture privée. En effet, l’habitation régule et codifie les rapports entre individus et entre les groupes. Aussi, lorsque du fait de l’évolution des mœurs, ces codes vinrent à être modifiés dans les usages, l’architecte prit acte des ces bouleversements en s’empressant de les traduire de manière formelle. L’intimité devenant progressivement une nécessité autant qu’une valeur, la gestion de l’espace intérieur fut bouleversé, et de nouveaux modules architecturaux isolés dans les grandes demeures aristocratiques. Naquirent alors de nouveaux espaces, autant de chambres, salons et cabinets, affublés d’une destination précise et d’une codification architecturale qui la laissait sous-entendre. Le boudoir est un de ces espaces « crées » par le Siècle des Lumières. Mais au-delà de cette réalité, il est aussi celui qui a nourri le plus de fantasmes littéraires et architecturaux, et a permis la rencontre, parfois même la synthèse de ces deux disciplines. Nous proposons de nous intéresser aux points de convergence et aux relations d’interdépendance que l’on observe en littérature et en architecture autour de la construction littéraire et/ou matérielle du boudoir. Pour ce faire, il nous faudra au préalable aborder les conséquences qu’a eues la « naissance de l’intime » sur les conceptions architecturales de l’époque en général, et l’aménagement des espaces intérieurs en particulier. Nous en déduirons l’apparition du boudoir dans la forme puis dans la lettre, en tâchant d’associer de manière systématique littérature romanesque et architecturale. Enfin, nous tenterons de discerner les relations complexes qui existent entre la doctrine sensualiste propre à l’architecture du siècle, et son illustration, voire son expérimentation, par le biais de procédés romanesques.

Le XVIIème siècle voit l’émergence d’un nouveau type de rapport à soi-même et aux autres. Apparaît alors dans les conceptions architecturales de l’habitat la notion de distribution, à savoir l’agencement des pièces les unes par rapport aux autres, qui donne un cadre à ce nouveau mode d’être et d’habiter. L’architecte commence à créer des endroits d’isolement afin de ménager l’autonomie des habitants en même temps qu’une certaine forme de sociabilité, que l’on peut appeler « choisie », par opposition à la sociabilité « subie » imposée alors par les usages. Le XVIIIème siècle admet cette notion de distribution comme étant partie prenante de l’architecture et l’érige en discipline à part entière, en témoigne la place de choix qui lui est réservée dans les traités d’architecture de l’époque. L’architecte Jacques-François Blondel va jusqu’à présenter la distribution comme le premier objet de l’architecture, et s’il existe les prémisses d’une théorisation de cette discipline avant les traités de l’architecte lui-même, ce dernier n’en sera pas moins le promoteur le plus fervent. Le siècle des Lumières met en effet à jour un besoin de plus en plus accru d’intimité, chaque individu prenant conscience de lui-même à travers un lieu propre, et c’est toute entière vers cette préoccupation désormais sociétale que les recherches autour de la distribution vont se tourner. Cette discipline étant relative aux modes de vie, la plupart des traités décrivent alors les dispositions architecturales en référence aux pratiques, aux besoins, et aux sensations, comme nous l’observons dans les traités de Blondel et de Nicolas Le Camus de Mézières. « Faisons régner l’illusion », « ménageons toute la magie de l’optique », préconise ce dernier (Le Camus de Mézières 3).

L’intérieur aristocratique est le champ privilégié des innovations architecturales et de l’évolution des mentalités et des usages, le sujet qui nous préoccupe ne va-t-il donc pas déborder du cadre des classes très aisées de la population. Comme nous l’avons laissé entendre plus haut, le XVIIIème siècle est marqué par la création d’espaces dévolus à la vie de société intime, privilégiant la reconnaissance et l’autonomie de l’individu adulte, aussi voit-on des espaces sexués émerger de la division désormais voulue des espaces intérieurs. Avant d’expliquer les conséquences de cette partition, il n’est pas inutile de s’attarder sur la genèse du concept d’intimité au sein du foyer. Dans l’habitat bourgeois et aristocratique, au moins jusqu’au début du XVIIème siècle, la dissociation entre l’espace où l’on se tient et celui par lequel on passe n’existe pas. Jusqu’au XVIIIème siècle le partage de l’espace était d’ailleurs vertical et non horizontal. La promiscuité était la norme, la vie quotidienne de chacun se déroulant sous le regard de tous. L’isolement était matériellement impossible. Le Siècle des Lumières ne voit plus persister la salle aux multiples fonctions comme élément culturel, mais comme obligation matérielle: le groupe y domine l’individu, et les relations imposées occupent le devant de la scène. Les premières évolutions de l’habitat, passant par la spécification des pièces, s’observent en effet très nettement dans les demeures aristocratiques, par la présence de couloirs, le doublement des espaces de circulation, la spécification de la chambre et la création de pièces « intermédiaires ». Cette conformation nouvelle de l’intérieur aisé permet de faire le choix de l’isolement et de diversifier ses pratiques de la sociabilité. Les évolutions techniques permettent, mais ne dictent pas. « Habiter est un acte culturel autant que matériel », nous dit fort à propos Michelle Perrot (Perrot 8). Car si l’architecture ouvre la voie d’un nouveau mode d’habiter, elle ne fait que s’adapter à l’impulsion donnée par les mentalités du moment : elle se fait « suiveuse » pour répondre à un cahier des charges inédit, et non pas encore prescriptive. « Lorsque Philippe Ariès (historien des mentalités), met l’accent sur la vie ‘en représentation’ qui était celle de tous ces grands, c’est pour l’opposer à un besoin d’intimité dont on n’a pas preuve qu’il ait existé avant le XVIIIème siècle ou à une pudeur qu’on pouvait dire névrotique si elle n’était devenue aux XVIIIème et XIXème siècles une norme sociale », précise Jean-Luc Flandrin (Flandrin 93). On peut certes opportunément rapprocher ce nouveau besoin d’intimité des interdits induits par la Contre-réforme, mais force est de constater qu’au XVIIIème siècle, le souci des convenances préoccupe davantage que la crainte de la damnation. La morale religieuse est alors remplacée par le contrôle social.

Aussi l’espace interne de l’habitat bourgeois et aristocratique se voit-il morcelé en différents modules répondant chacun à un degré de sociabilité différent, respectant une parfaite symétrie homme/femme quant à l’espace alloué, symétrie qui s’observe parfois dans le plan de l’édifice lui-même. Ainsi naissent les cabinets et autres salons particuliers. Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, la distribution de l’édifice n’est pas neutre, et les pièces attribuées à la solitude ou à la sociabilité choisie répondent à une terminologie et à un agencement sexué. Monsieur se retirera dans son cabinet pour vaquer à ses affaires, quand Madame ira dans son boudoir pour s’adonner à des plaisirs oniriques, intellectuels, ou plus prosaïquement, charnels.

Le boudoir, comme lieu d’intériorité, est une véritable invention du XVIIIème siècle, que ce soit dans le terme, dans la forme ou dans l’usage. Le terme, tout d’abord, apparaît en 1740 dans le dictionnaire de l’Académie Française, qui le dit familier, et le définit comme « petit cabinet où l’on se retire quand on veut être seul ». Le dictionnaire de Trévoux précisera en 1752 : « petit réduit, cabinet fort étroit, auprès de la chambre, ainsi nommé apparemment parce qu’on a coutume de s’y retirer pour être seul, pour bouder sans témoin, lorsque l’on est de mauvaise humeur. » Nous sommes encore assez loin d’une définition traduisant la réalité des usages et de la conformation de la pièce. L’académicien n’est pas plus prescripteur que l’architecte, dans cette première moitié du XVIIIème siècle, et c’est dans le champ de l’histoire sociale que l’on trouvera les éléments d’analyse les plus probants concernant le boudoir. L’Académie française attendra 1835 pour préciser l’acception du terme, précisant qu’il s’agit d’ « un cabinet orné avec élégance à l’usage particulier de ces dames ».

La forme et l’usage du boudoir peuvent quant à eux être déduits de l’étude de la littérature -principalement érotique-, des traités d’architecture, et dans une moindre mesure des relevés qui ont pu être faits dans un échantillon de demeures bourgeoises (Pardailhé-Galabrun). La littérature offre en effet une définition assez protéiforme et certainement pour partie fantasmée du boudoir. Dans les Tableaux des mœurs du temps, La Popelinière associe « boudoir » à « foutoir », ce qui est réducteur en plus d’être cru. D’autant que la description que le texte propose de la pièce donne à cette dernière une dimension plus consistante. Rétif de la Bretonne, dans Monsieur Nicolas, associe quant à lui le boudoir de Sade, dans La Philosophie dans le boudoir, à un « torturoir », analogie somme toute exacte dans l’usage qui en est fait, mais qui n’interfère pas dans sa conformation architecturale. Le boudoir peut être aussi qualifié d’ « oratoire », truchement qui ne fait, tout du moins dans la littérature qui nous concerne, aucun doute sur la destination de l’endroit. Entre « oratoire » et « foutoir », il existe une contradiction caractéristique de ce siècle empreint d’une gaze qui ne portait pas atteinte à la compréhension du lieu ni de son usage. Le boudoir, invention du XVIIIème siècle dans la lettre et dans la forme, est un lieu alternatif entre réalité et imaginaire, dont l’architecture et l’ornementation permettent introspection et voyages immobiles.

L’étude de la littérature érotique et des romans-listes du XVIIIème siècle met en évidence le succès progressif du boudoir dans des situations fantasmées illustrant les représentations symboliques propres à l’endroit. Le roman précède incontestablement le traité d’architecture en la matière. En 1735, le Chevalier de Mouhy, dans La paysanne parvenue propose une des premières mises en scène d’un cabinet comme théâtre de scènes libertines, alors que Claude de Crébillon, en 1763, utilise pour la première fois le terme « boudoir » dans le Hasard au coin du feu pour désigner ce réduit à l’usage si particulier. L’idée, le concept et la mise en architecture de l’endroit qui nous préoccupe préexistaient à sa mise en mot. La Petite Maison, de Jean-François de Bastide, publiée dans sa première version en 1758, fit de l’architecture un personnage à part entière du récit, jouant un rôle prépondérant dans la dramaturgie, comme nous le verrons plus loin. Les descriptions extrêmement minutieuses précisent le rôle du lieu et prophétisent les préconisations que Le Camus de Mézières exposera dans son traité près de vingt ans plus tard. La nouvelle consiste en effet en la visite d’une de ces fastueuses constructions aménagée aux limites de la ville par une aristocratie soucieuse de recevoir amants et maîtresses loin du lieu de la sociabilité imposée et de la vie publique. Pour le Marquis de Trémicour, l’hôte de la Petite Maison, la visite de cette dernière vaut séduction. Mélite, qui se laissera séduire à mesure qu’elle en découvrira l’aménagement, ne traversera pas moins de deux boudoirs « qu’il est inutile de nommer à celle qui entre, car l’esprit et le cœur y devisent de concert ».1  Il existe une relation métonymique entre la petite maison et le boudoir. La première se cache en dehors de la ville, le second se niche dans un réduit à l’accessibilité compliquée, dans la demeure aristocratique.

A la suite de ces occurrences littéraires, la parution du traité d’architecture de Le Camus de Mézières codifiant architecture et décoration du boudoir fait office de synthèse de plusieurs décennies d’innovations sociétales et formelles. Dans un style littéraire propre à son siècle, l’architecte décrit successivement les pièces d’une maison destinées à éveiller sensations et passions, dans la tradition sensualiste initiée par Blondel. Il est aisé de rapprocher les propositions qu’il formule en ce qui concerne l’aménagement du boudoir des descriptions qui préexistent dans la littérature de l’époque. Quand l’architecte préconise, en 1780 « un genre où on voit régner le luxe, la mollesse et le goût », ne s’inspire-t-il pas directement, en plus de probables observations, de descriptions comme celles que l’on peut lire dans les romans de La Popelinière, Bastide ou Vivant Denon ? Mais si Le Camus de Mézières n’est pas précurseur, il fixe définitivement la décoration du boudoir, son ornementation, sa luminosité ainsi que son mobilier. Le caractère spécifiquement féminin ne lui échappe pas, aussi use-t-il de l’implicite pour le laisser entendre, en utilisant la même terminologie pour décrire le corps de la femme que le boudoir : « les contours en sont doux et bien arrondis, les muscles peu prononcés, il règne dans l’ensemble un suave simple et naturel nous reconnaissons mieux l’effet que nous ne pouvons l’exprimer. » (Le Camus de Mézières). Nous retrouvons le même type de contradiction dans l’architecture du boudoir que dans la terminologie qui lui est associée, et que nous avons précédemment mentionnée (oratoire/foutoir). Alors que ce cabinet devait échapper aux regards, il affiche un luxe ostentatoire générant chez sa propriétaire une irrésistible envie de le faire admirer ; « Elle est belle, ma niche ! », s’exclame La Comtesse à l’endroit de Montade, son trop impatient assaillant, après lui avoir offert une description détaillée du boudoir tout juste « ajusté » (La Popelinière). Signe extérieur de richesse et élément obligé de la mondanité aristocratique, le boudoir devient un des hauts lieux de la littérature et se voit exploité par tous les genres. Il existe d’ailleurs un hiatus entre la surreprésentation du boudoir dans la littérature et le peu d’occurrences observées dans les enquêtes sociologiques. L’étude d’Annik Pardailhé-Galabrun, qui a pris pour échantillon 3000 foyers  parisiens aux XVIIème et XVIIIème siècles, atteste la prédominance du cabinet, et ne dénombre qu’une dizaine de boudoirs indexés dans les relevés notariés, précisant que cette pièce n’est pas spécifiée sur les plans antérieurs à 1760. Notons qu’elle ne figure pas davantage dans les planches de l’Encyclopédie datant de 1751.

Dans la codification et l’évolution de cette pièce vraisemblablement plus fantasmée qu’observée, le rôle de l’architecte se situe dans sa capacité à percevoir les évolutions probables des usages et des pratiques. Il fait alors des propositions qui sont en même temps des recommandations pédagogiques, voire des « traités de savoir-vivre dans les lieux » (Eleb Debarre).

Si le traité d’architecture semble, en codifiant les normes du boudoir, prendre acte d’une réalité bien installée dans les usages, il n’a pour autant pas été innocent dans cette volonté qu’avait le XVIIIème siècle d’associer sentiments et sensations. La Distribution des maisons de plaisance, de Blondel (1736-1738), est un véritable manifeste sensualiste, qui va peser dans l’évolution des mœurs et dans leur traduction dans la pierre. L’homme n’est que sensations, avertissaient les philosophes empiristes, or l’architecture épouse les sentiments et les émotions. La littérature illustrera cette théorie en faisant du boudoir non plus seulement le théâtre de l’action, mais un véritable agent de la dramaturgie. Dans Point de lendemain, de Vivant Denon, tout l’effet littéraire est concentré sur le décor. La collaboration romancier/architecte peut d’ailleurs prendre un tour bien plus intime, en témoigne le travail commun de Bastide et Blondel autour de « L’Homme du monde éclairé par les arts ». Il n’est donc pas hasardeux d’assister à une transposition des théories sensualistes dans les expériences littéraires.

Dans les demeures aristocratiques, le cabinet et le boudoir sont les plus petites, les plus intimes et les plus précieuses divisions spatiales. La réduction des espaces correspond à une tendance constante à réduire la distance entre les corps. La description de la spatialité dans le roman « tend en général à donner l’impression d’un ordre convergent, chaque élément contribuant à la fonction d’ensemble en jouant sur des ordres de sensations différents : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat », nous dit Henri Lafon (Lafon). La vue reste néanmoins le sens privilégié. Dans le boudoir comme dans la petite maison, l’architecture ne crée pas le désir, elle le soutient. Chez Bastide, lorsque Mélite accède au dernier boudoir, elle se trouve être plus préoccupée par les assauts de son hôte que captivée par la décoration, qui pourtant entretient son trouble. L’organisation de l’espace est davantage employée pour dire le désir que pour le faire naître. Le boudoir, par sa conformation et sa décoration, combine en outre deux qualités : la possibilité d’isolement et la déréalisation. L’atmosphère qui y règne est très éloignée du réel et confine au merveilleux. L’architecture n’est pas le seul ressort aphrodisiaque de l’endroit, qui est aussi fréquemment l’écrin de peintures érotiques, jouant de l’effet mimétique provoqué par la représentation de l’acte amoureux. La Morlière, dans Angola, met : « sur des panneaux des aventures galantes rendues avec une expression parfaite : aucune d’elles ne peignait les rigueurs, elles étaient bannies, même en peinture, de ce lieu de plaisir » (La Morlière).

Le recours à la description architecturale est en outre un truchement qui permet de décrire indirectement l’action des corps : on décrit l’espace parce qu’on ne peut décrire ce qui s’y passe. Le plaisir sexuel y est représenté en termes d’expérience esthétique, la beauté devient un alibi moral à la transgression, et l’émotion esthétique une propédeutique au plaisir physique. Dans La Petite Maison, de Bastide, toute l’intrigue se réduit à une entreprise de séduction doublée de la description d’une « petite maison » destinée aux plaisirs et ornée d’œuvres d’art venant solliciter tous le sens des deux principaux personnages. Le discours de la séduction est substitué par une minutieuse description architecturale et décorative de son intérieur, les sensations étant source et mobile de toutes les impressions de Mélite, qui sont à chercher dans les œuvres d’art. Ces dernières participent d’une esthétique expérimentale chez Mélite, qui se règle sur les principes de la philosophie sensualiste. A la visite du premier boudoir, « Mélite était ravie en extase. (…) sa langue était muette, mais son cœur ne se taisait pas. » nous dit Bastide (Bastide 116). A mesure que la nouvelle progresse, sentiments et sensations se répondent. La visite du boudoir permet de mettre en évidence le trouble à la fois esthétique et corporel qui s’empare de Mélite, laquelle : « …n’osait plus rien louer ; elle commençait même à craindre de sentir. Elle ne dit que quelques mots, et Trémicour aurait pu s’en plaindre, mais il l’examinait et il avait de bons yeux. » (Bastide 115) Mélite a peur de « sentir ». L’architecture, les œuvres d’art, font indéniablement appel aux sens, aux sensations. La doctrine architecturale de Blondel était sensualiste, les ressorts dramaturgiques employés par Bastide ne le sont pas moins. Il n’est pour autant pas le seul ni le premier à employer ce ressort. Déjà en 1761, dans L’heureux divorce, un des contes moraux de Marmontel met en scène une entreprise de séduction d’une jeune femme par un libertin, entreprise qui se confond proprement avec la visite d’une petite maison au bord de la Seine.

Considérant les éléments que nous venons de détailler, nous pouvons affirmer qu’en plus d’être une invention du XVIIIème siècle, le boudoir en est une illustration. Il a à ce point traduit dans le bâti les mœurs de son temps, que lorsque ces dernières faisaient l’objet de réprobation, il était lui aussi, ainsi que les doctrines architecturales qui le sous-tendaient, l’objet de critiques acerbes. Jean-Jacques Rousseau en fit l’incarnation du luxe moderne, qu’il dénonçait avec ardeur, suivi en cela par Louis Sébastien Mercier, entamant dans le même temps une croisade contre le vice. Dans Tableaux de Paris, ce dernier stigmatise les propriétaires de boudoirs au même titre que les architectes qui ont contribué à codifier la décoration du cabinet incriminé : « l’architecte, dit-il, a cherché des formes nouvelles ; et ce caractère d’élégance et de bizarrerie qu’on a imprimé aux bijoux,on l’a appliqué aux bâtiments modernes. On voit des colifichets au détour fantasque, et les palais sont devenus des bagatelles. » L’architecture, poursuit-il, « a prévu et satisfait toutes les intentions de la débauche et du libertinage ; les issues secrètes et les escaliers dérobés sont au ton dans les romans du jour ».

Le XIXème siècle ne perdra pas le boudoir dans la forme, malgré d’inévitables adaptations au goût du moment ; ce dernier va néanmoins se voir progressivement mais rapidement amputé de sa connotation érotique pour (re)devenir un simple cabinet à usage privé. Chez Balzac, il deviendra gothique, chez Hugo, musée à la gloire d’un passé flétri ; chez Baudelaire, enfin, il se muera en fumoir, « boudoir d’homme », pour reprendre les termes du poète. Après le vieillissement et du lieu, et du concept, s’en suivra la démolition, les constructions du XVIIIème siècle ayant été les premières victimes des spéculations et de l’urbanisme du siècle suivant.

Le boudoir en tant que concept a été le point nodal réunissant architecture et littérature du siècle des Lumières, faisant de l’architecte théoricien un fin observateur des mœurs de son époque et du romancier un metteur en scène habile traduisant en mot la réflexion sensualiste en matière d’analyse du langage plastique.

 


Audrey Higelin-Fusté est née en Alsace, dans l'est de la France. Après avoir étudié l'histoire de l'art et l'archéologie à Strasbourg, elle poursuit deux thèses de front: une en littérature française à Strasbourg, sous la direction du Pr Hartmann, l'autre en histoire de l'architecture à Grenoble, sous la direction du Pr Baridon. Ses recherches tournent autour de la question de la réception du bâti en littérature, les espace clos, et la proxémie.


 

NOTES

1 D’abord publiée en 1758 dans Le nouveau spectateur, la nouvelle paraît ensuite en 1763 dans une version remaniée et avec un dénouement opposé. Les rééditions se sont multipliées. A l’exemple de toutes les autres qui l’ont précédée, la plus récente donne le texte de 1763 : Bastide, Jean-François de, La petite maison, Paris, Gallimard, 1995, ici p : 115

 


BIBLIOGRAPHIE

Bastide, Jean-François de, La petite maison, Paris, Gallimard, 1995

Blondel, Jacques-François, De la distribution des maisons de plaisance, et de la décoration des édifices en général, Paris, A. Jombert, 1737-1738

Blondel, Jacques-François, L’homme du monde éclairé par les arts, Reprod. en fac-sim. de l’éd. : Amsterdam, 1774 ; Genève, 1973

Chevalier de Mouhy, La Paysanne parvenue ou Les Mémoires de Madame la Marquise de L** V** ; établissement du texte et présentation de Henri Duranton ; Texte établi d’après l’édition d’Amsterdam, 1739, [édité par la] Société française d’étude du XVIIIème siècle, Saint Etienne, 2008

Eleb, Monique, Debarre, Anne, Architectures de la vie privée, maisons et mentalités aux XVIIIème et XIXème siècles, Paris, 1984

Flandrin, Jean-Luc, Familles, parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Librairie Hachette, 1976

Lafon, Henri, Espaces romanesques du XVIIIème siècle, Paris, 1997

La Morlière, Jacques-Rochette de, Angola, histoire indienne, histoire sans vraisemblance, 1746, éd. J.-P. Sermain, Desjonquières, 1991

La Popelinière, Claude de, Tableaux des mœurs du temps dans les différents âges de la vie, texte repris dans Romanciers libertins du XVIIIème siècle, Paris, NRF, 2007

Le Camus de Mézières, Nicolas, Le génie de l’architecture ou l’analogie de cet art avec les sensations, Paris, 1780

Marmontel, Jean-François, Contes moraux, Paris, 1775

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Pardailhé-Galabrun, Annik, La naissance de l’intime, 3000 foyers parisiens XVIIème – XVIIIème siècles, Paris, 1988

Perrot, Michelle, in Architectures de la vie privée, maisons et mentalités aux XVIIIème et XIXème siècles, Eleb Monique, Debarre Anne, Paris, 1984

Retif de la Bretonne, Nicolas-Edme, Monsieur Nicolas, Paris, Société du Mercure de France, 1925

Vivant Denon, Point de lendemain, première éd. 1812 ; Paris, Gallimard, 1995