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Return to Equinoxes, Issue 11: Printemps/Été 2008
Article ©2008, Anne-Caroline Sieffert, Syracuse University

ANNE-CAROLINE SIEFFERT, Syracuse University

L'ESPACE A-T-IL UN GENRE? LA QUESTION DE L'AMÉRIQUE URBAINE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE DANS UN RÉCIT DE VOYAGE FRANÇAIS

L’Amérique urbaine du dix-neuvième siècle fascine les voyageurs Français. Dès la seconde moitié du siècle, le paysage des villes américaines constitue un personnage à part entière dans les récits, tant elle impressionne. Dans le développement frénétique des villes américaines naît aussi une nouvelle manière de concevoir l’urbanisme et l’espace, accompagné d’une avance technique qui séduit les Européens en voyage. Dans les récits de voyage aux Etats-Unis, le discours sur l’architecture est aussi important que l’espace lui-même, comme chez Tocqueville, ou Harriet Martineau qui visitent dans les années 1830 et 1840 l’Amérique du Nord. Cette dernière ne doit pas nous donner des idées fausses : peu de journaux de voyage sont écrits par des femmes, d’abord parce que le monde littéraire reste un monde majoritairement masculin. A la Revue des Deux Mondes, il n’y a dans les années 70 que trois femmes qui contribuent, et encore le font elles sous un pseudonyme masculin. Marie-Thérèse de Solms-Blanc (1840-1907), née Marie-Thérèse de Solms, entre à la Revue en 1872, sous le pseudonyme de Thérèse Bentzon, du nom de son grand-père, le Major Adrian Bentzon. Née d’une famille cosmopolite, avec un père allemand et une mère d’origine danoise, elle a aussi des liens avec la noblesse française par sa grand-mère maternelle, et est élevée par une nurse anglaise. Grâce à l’entremise de George Sand, dont elle fréquente le salon de Nohant, et de Elme-Marie Caro, académicien français, elle entre à la revue en 1872, comme critique littéraire. Elle y publie aussi son travail de fiction, mais ce qui nous intéressera pour cette analyse sont ses notes de voyages, publiées en 1894 et 1895 dans la Revue dans lesquelles nous nous proposons, grâce à l’outil méthodologique que représentent les études de genre, de comprendre comment une Européenne telle que Bentzon voit l’architecture et l’espace américains. En d’autres termes, comment Bentzon, une femme en voyage, voit l’Amérique urbaine ?

Marie-Thérèse visite l’Amérique des années 90 et livre un récit de voyage intitulé « La Condition des Femmes en Amérique », qui sera plus tard publié par la maison Calman-Lévy sous le titre Les Américaines chez elles, et qui connaîtra un grand succès littéraire. Dans son récit de voyage, consacré comme son titre l’indique aux femmes en Amérique, Thérèse Bentzon, son nom de plume, masculin, puisqu’elle signe ses articles de Th. Bentzon, le plus souvent lu comme Théodore Bentzon, remarque : « ceux qui aiment les contrastes ne peuvent mieux faire que d’aborder Boston après Chicago, sans transition. » (Les Américaines chez elles 76) Toutes deux sont pourtant des villes industrielles, mais là où Chicago est associée, dans son architecture, aux idées de praticité, d’industrie, de style, Boston vit dans la grâce, le raffinement, du moins dans les esprits européens, pour lesquels le « nouveau-né géant » (Les Américaines… 76) qu’est la ville de l’Illinois est opposé à la capitale intellectuelle des Etats-Unis, de la Nouvelle-Angleterre.

Le récit de Bentzon est divisé en plusieurs étapes, et celles-ci révèlent sa position de femme autant que celle d’européenne sur les Etats-Unis. Comme le souligne Hélène Trocmé dans son travail sur Chicago, cette idée d’industrie de Chicago qu’adopte Bentzon est certainement le reflet des idées européennes sur la ville américaine, que les Américains contribuent eux-mêmes à ancrer dans l’imaginaire publique dans des ouvrages tels que The Cliff-Dwellers, de Henry Fuller. Henry Fuller (1857-1929) décrit dans son ouvrage sa ville natale et les changements qui affectent l’Amérique en pleine mutation des skyscrapers et de l’urbanisme galopant : il contribue dans son œuvre à installer l’idée d’une ville où les hommes et le mal se côtoient quotidiennement. Il y a cependant, peut-être à prendre en considération la vision purement genrée de la société américaine : c’est une femme qui voyage : quelles idées se forme-t-elle sur l’espace, les espaces qu’elle retrouve dans l’architecture américaine ?

A travers l’analyse du champ lexical et du contexte littéraire et historique, nous allons examiner la division genrée de l’espace dans le récit de voyage d’une journaliste française aux Etats-Unis. Nous nous intéresserons d’abord aux conditions de voyage de Bentzon, puis à l’attitude de Bentzon par rapport à l’urbanité américaine par l’exemple de la description de Chicago et enfin celle de Boston, révélatrices d’une architecture en mouvement, d’une urbanisation changeante, à laquelle il convient de s’intéresser à la fois sous l’angle technique, mais aussi et surtout sous l’angle littéraire, tant l’Amérique provoque la curiosité des contemporains de Bentzon.

Le voyage de Bentzon aux Etats-Unis

Bentzon, nous l’avons mentionné plus tôt, est issue d’une famille cosmopolite. D’un grand-père et d’un père idéalisés, Bentzon dira plus tard dans une lettre, que Théodore Stanton(1851-1925), éditeur et fils de la célèbre féministe Elizabeth Cady Stanton, publiera dans la North American Review, qu’elle hérita le goût de l’aventure et du cosmopolite : « what picturesque relatives I had » s’exclame-t-elle (595). Entourée par une gouvernante anglaise, qui lui fait lire les classiques anglais et des auteurs américains et lui apprend l’anglais, elle construit un monde dans lequel les écrivains anglophones occupent une grande place. Elle correspond avec Théodore Stanton pendant longtemps, et par son intermédiaire, elle établit des liens avec beaucoup de personnalités littéraires de son temps. Elle dira elle-même : « My relations with America have almost always been of a kind which create and strengthen lasting sympathies  » (600).  Grâce à ce réseau de relations, lorsqu’elle part en Amérique, elle a l’occasion de rencontrer Jane Addams, par exemple, fondatrice de Hull House et l’une des précurseurs de l’Ecole de Sociologie de Chicago, Oliver Wendell Holmes Sr, juste avant sa mort, ou encore le poète Hamlin Garland et l’écrivain T.B. Aldrich, le muckraker Jacob Riis, tous acteurs majeurs des mouvements pro et anti-villes aux Etats-Unis et de l’élite urbaine.

Cette éducation et ces liens font de son voyage un objet d’étude unique. Etant une femme, Bentzon ne fréquente a priori que des milieux limités, voyageant comme voyagent les membres de la haute bourgeoisie, ,ce qui la porte sans doute à dessiner une géographie de l’Amérique différente de ses compatriotes masculins. En comparaison avec De la démocratie en Amérique, par exemple, Bentzon ne parle jamais ou quasiment jamais de la politique. Bentzon va rendre visite en priorité aux femmes, et cette porte d’accès lui fait beaucoup se consacrer aux systèmes de charité, pensés comme des extensions du rôle de mère des femmes, et donc bien souvent laissés à ces dernières. Quand elle rend visite à Jane Addams, sans le vouloir, elle reproduit cette vision genrée de la ville américaine et des espaces public et privé : elle parle de Addams comme d’une « aimable maîtresse de maison » (« Condition de la femme aux Etats-Unis. I Chicago » 165). D’une manière générale, le monde qui se dessine chez Bentzon est surtout un monde de l’intérieur et des milieux aisés, même si elle décrit la pauvreté des rues de Chicago par exemple. Ce qui nous amène à nous poser la question : en tant que femme, la sphère privée est-elle la seule à laquelle Bentzon et les femmes qu’elle rencontre ont accès ? Peut-être, mais ce qui est sûr, c’est que les notes de Bentzon dessinent une géographie de l’Amérique urbaine à la fois différente et similaire à celle de ses compatriotes masculins, comme Auguste Moireau, qui publie en 1893 une histoire de la ville de Washington dans la revue, ou encore Tocqueville : différente par les manières d’aborder la ville, mais comme nous allons le voir plus loin, similaire dans la description.

Chicago, ville industrielle
Chicago occupe la première place dans le récit de Bentzon, En effet, comme beaucoup de ses compatriotes, la voyageuse est impressionnée par la ville et sa croissance fabuleuse. François Weil remarque dans son livre sur l’Amérique urbaine que Chicago est si importante dans le discours littéraire de l’époque, qu’elle cristallise les écrits des pro- et anti-urbains. Chicago est l’une des villes américaines qui connaît la plus importante croissance, passant de 3 000 habitants à près de 3 million en un siècle. Comme le souligne Hélène Trocmé, c’est aussi dans la ville de Chicago que naît le mythe du citoyen-héros, ce nouvel homme, blanc, viril, survivant des cendres du Grand Incendie de 1871 (voir Trocmé Chicago 1890-1930 : audaces et débordements). L’importance du propos sur Chicago fait écho à l’importance du discours déployés par les autorités de la ville pour l’organisation de l’Exposition Universelle de 1892-93. Dans une ville industrielle, Bentzon décrit la « World’s Fair » comme une ville blanche, presque en opposition avec le reste de Chicago. Car, dans le récit de Bentzon, ce qui frappe dans Chicago, c’est avant tout son caractère industriel. Ainsi, Bentzon passe de longues pages à décrire la ville sous cet angle :

J’ai subi la fascination du monstre dès qu’il m’est apparu du chemin de fer, surgissant au milieu de l’immense plaine où, précédé de la cité ouvrière Pulmann, une annexe digne de lui, il s’étale au bord de son lac sous un dais de fumée. Son énergie tumultueuse m’imposa dès le premier jour, et son architecture m’émerveille. (« Condition de la femme aux Etats-Unis. I Chicago » 156)

Dans cette description, ce qui frappe, c’est l’utilisation du pronom « il » pour désigner la ville de Chicago, ce qui, nous le verrons plus tard, n’est pas le cas pour la ville de Boston. Ensuite, Bentzon utilise quasi exclusivement pour parler de Chicago des adjectifs comme « tumultueuse », « sauvage », bref des adjectifs qu’elle lie à une certaine sauvagerie de la ville. En soi, cette utilisation n’est pas novatrice, puisque Hélène Trocmé souligne cette vision de Chicago. Ce qui est intéressant, c’est que chez Bentzon, cette sauvagerie prend un définitif aspect masculin, par opposition au monde de la charité à Chicago, animé par des femmes (une opposition douceur-vertu contre sauvagerie-indocilité).

Pour achever de nous convaincre que Chicago est avant tout une ville industrielle, Bentzon en décrit l’architecture et l’activité qui y règne : elle mentionne par exemple le magasin de gros de Marshall Fields, « chef d’oeuvre de son espèce » (156), ou encore la beauté « solide, massive, indestructible » de la ville. » (ibid.) Même si Bentzon mentionne les salons de Chicago, des intérieurs trop décorés d’après elle, l’impression qui domine chez elle est celle créée par ces immeubles qui « vomissent des milliers de gens d’affaires dans les rues les plus sales du monde ; des palais de millionnaires et des échafaudages de bureaux d’où vous tombez du vingtième étage à une vitesse vertigineuse. » (ibid.) L’image de Chicago, c’est celle que les hommes politiques de la ville eux-mêmes ont forgée, et celle que Bentzon veut imprimer sur le lecteur qui visite avec elle la ville :

Elle témoigne mieux que tout autre de la force et de l’industrie d’un grand peuple. N’est-ce pas un miracle en effet que la résurrection de cette ville, âgée de soixante ans à peine, qui, presque anéantie par l’incendie de 1870, est sortie de ses cendres mille fois plus riche, plus active, et dont la prospérité s’accroît à vue d’oeil ?  (77)

Description peu surprenante pour l’historien du voyage et de l’urbanisme, et qui perpétue le mythe de Chicago entièrement détruite par un incendie qui en réalité ne toucha qu’une partie de son centre. L’importance rhétorique de cet incendie et de l’émerveillement obligé des contemporains reflète la mise en scène inconsciente du mythe de la renaissance de la ville. L’atmosphère de la ville trace les contours d’un nouveau type de « Frontier », qui, de conquête de l’Ouest est passé à conquête de la ville, créant un nouvel espace sauvage et masculin, comme en témoigne le titre de l’ouvrage de 1906 écrit par Upton Sinclair, The Jungle, critique du capitalisme de l’espace urbain. Dans ce nouvel espace, comme dans l’Ouest américain, pas de place pour les femmes : c’est un territoire brutal et masculin qui se dessine, où la civilisation (c’est-à-dire les femmes) est exclue : en témoigne l’opposition dans l’esprit de Bentzon entre la ville et ses acteurs masculins—les passants qui crachent depuis la plateforme du tramway, les hommes brutaux et impolis—et l’action bénéfique des femmes, dont la gestion de Hull House, par exemple, semble montrer une volonté de construire un lieu de civilisation.

Boston, capitale intellectuelle

Au contraire, Boston est décrite tout autrement. D’abord, quand Bentzon avait consacré la majeure partie de son récit sur Chicago a nous parler de la pauvreté, de la violence et de l’immigration miséreuse qui s’y rencontraient, Boston est l’occasion de parler des salons littéraires, comme celui d’Annie Fields, ou encore des écoles féminines, telles Bryn Mawr et Harvard-Annex. Ici, pas de description industrielle, ou de massacres de bétail comme à Chicago. Boston est pourtant une ville industrielle, elle aussi, ainsi que le montre Sarah Deutsch dans son ouvrage sur la ville et la place qu’y occupent les femmes. Mais c’est pourtant son côté intellectuel que le voyageur retient. Aussi, l’impression que Bentzon donne à son lecteur est totalement différente, comme en témoigne ce premier passage, extrait des notes publiées en septembre 1894 :

Avant de m’apparaître comme la ville la plus polie d’Amérique, Boston m’éblouit comme un rêve de beauté. (...) Mais les levers du soleil sur la rivière Charles ne sont rien comparés aux couchants. Je me rappelle, l’hiver, certains dégels opalins, le ciel devenu vers quatre heures d’un rouge vif, puis s’éclaircissant peu à peu (...).  (96)

Après ce passage, c’est littéralement une description complète de la Nature à Boston, qui occupe deux pages, suivies d’une longue description de l’histoire de la ville, puisque les Bostoniens « ont fait de leur ville comme le reliquaire des grands souvenirs d’un pays dont l’histoire est encore assez courte. » (ibid.) Ce qui est intéressant dans cette description, c’est l’absence de ce côté industriel particulier à Chicago. Bien que la ville soit reconnue par Bentzon comme une ville industrielle, dans ce récit, c’est avant tout son côté civilisé et la beauté des paysages qui sont mis en avant dans le passage que nous venons de citer. Ce n’est guère un hasard si les adjectifs et noms (polie, belle, rêve, beauté) qui se réfèrent à Boston sont majoritairement des expressions évacuant tout aspect manuel et industriel, au profit d’un estéthique: les Bostoniens eux-mêmes entretiennent cet esprit de capitale intellectuelle des Etats-Unis, moquant Chicago ou New York. Henry Adams, dans le premier chapitre de Democracy, An American Novel se moque des Bostoniens en ces termes : « Your evenings must be sparkling. Your press must scintillate. How is it that we New Yorkers never hear of it ? We don’t go much into your society ; but when we do, it doesn’t seem so very much better than our own. » (4) Il est donc normal que lorsque Bentzon parle de Boston, c’est avant tout pour en faire l’apologie comme étant « l’Athènes de l’Amérique » (Bentzon 96), et c’est ce même culte du passé qui lui fait décrire la ville comme une « belle provinciale » (ibid.) endormie mais au prestigieux passé: « les Bostoniens ont fait de leur ville comme le reliquaire des grands souvenirs d’un pays dont l’histoire est encore assez courte. » (ibid.), ville qui a « produit une longue liste d’esprits distingués » (97)

Dans le même ton, Bentzon continue sa description de Boston, et remarque au détour d’une page : « Au fait, il n’existe pas de ville où l’élément féminin soit mieux représenté [en Amérique] qu’à Boston. » (102) Voilà le centre de la question du genre de l’espace : Boston est une ville féminine, une ville où « l’amabilité » (ibid.), entendez la politesse et la civilisation sont bien représentées. En revanche Chicago est une ville semi-sauvage où il n’y de place que pour l’Homme et le masculin dans l’espace publique. Voilà donc le point de pivot de l’argumentation de Bentzon. On pourrait objecter qu’en tant que femme elle ne fréquenta que les femmes de ces deux villes, cependant, cette description ne semble pas être exceptionnelle. Le maniérisme des habitants de Boston, qu’Henry Addams dénonce, est perçu comme le produit d’une plus grande tradition civilisatrice, comme le résultat de l’influence européenne. Cette puissance éducatrice est représentée par les femmes et l’élément féminin du portrait des deux villes. Mais là où Hull House est un îlot dans un monde dur, Boston se prête à la théorisation d’un monde manichéen. Ainsi, la voyageuse dessine deux pôles caricaturaux : Boston, raffinée, gracieuse, belle dans son esthétisme poussé ; Chicago, mêlant utilitarisme et sauvagerie, puissance et industrie. 

Tout au long de ce récit de voyage, Bentzon divise l’espace : il y indéniablement un genre de l’espace dans son récit de voyage. Ce genre est-il lié à une représentation purement féminine ? Il est difficile de conclure dans l’affirmative, tant les contemporains de Bentzon semblent également fascinés par Chicago et son côté industriel (voir par exemple les articles de la Revue sur la société américaine). Il est certain, en tout cas, que l’Amérique urbaine est un personnage à part entière du récit de Bentzon. Les oppositions masculin-féminin, représentées par les villes de Boston et de Chicago sont aussi clairement des oppositions de continents : Bentzon ne cesse de parler du côté européen de Boston, tandis que Chicago représente le peuple américain, et l’Amérique entière, ce qui conduit à une polarisation Europe féminine-Amérique masculine. Quand plus tard, Bentzon se rend en Louisiane, son récit suit le même schéma : la Louisiane est un rêve, les habitants de la Nouvelle-Orléans de grands enfants qui ne songent qu’à s’amuser, et surtout une terre française en plein milieu de l’Amérique. Donc, dans ce récit, il existe des visions genrées à beaucoup de niveaux : dedans-dehors, ou pour parler plus clairement, un opposition entre ce qui est admissible comme espace pour les femmes dans une société régie par la théorie des sphères, où les femmes occupent une sphère spécifique ; Boston-Chicago, une opposition de villes qui polarisent deux styles différents et deux développements urbanistiques parfois diamétralement opposés ; enfin, la distinction Europe-Amérique, qui crée une certaine condescendance vis-à-vis des Etats-Unis, en même temps qu’une fascination (pour reprendre l’expression de Jacques Portes, une « fascination réticente »).

Au-delà du sentiment de surprise provoqué par le développement urbain en Amérique, la question du genre de l’espace apporte une représentation mentale de la ville américaine, et du récit de voyage. Aussi, dirons-nous que le fait que Bentzon soit une femme joue moins sur sa perception des villes que sur son impression des femmes et de leur rôle dans la société américaine, surtout, par exemple, lorsqu’elle accentue leur rôle maternel, et donc leur rôle dans l’immigration. En revanche, en ce qui concerne les villes, elle suit un modèle classique pour Chicago, qui projette l’image de la « Frontier » disparue dans les années 1880, dans l’urbain, à ceci près que sa construction de Boston et de Chicago sont basées sur son expérience de femme, qui est tout sauf classique. Le terme de frontière en effet se base sur des critères de recensement : après les années 80, les terres de l’Ouest étaient suffisamment peuplées pour ne plus être considérées « à conquérir ». L’image de jungle se déplace alors dans l’espace urbain, faisant des villes des endroits peu recommandables (voir la description de Chicago dans The Cliff-Dwellers, où Fuller parle de gorges et de montagnes). La frontière est morte, et sur ses cendres a jailli le citoyen-héros.


Anne-Caroline Sieffert a fait ses études dans la ville de Strasbourg, où elle a obtenu un Masters d’Histoire, puis est parti vivre à Syracuse, NY, où elle étudie la littérature française et les échanges culturels entre Etats-Unis et France au dix-neuvième siècle, et tout particulièrement les récits de voyage dans le continent nord-américain.


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