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Return to Equinoxes, Issue 12: Printemps/Été 2009
Article ©2009, Audrey Higelin-Fusté

AUDREY HIGELIN-FUSTÉ, Université Pierre Mendès, Grenoble / Marc Bloch, Strasbourg

Le phénomène carcéral au XIXe siècle: quand la 'prison rêvée' des écrivains trouve ses       limites dans la réalité historique 

L’étude du fait carcéral présente un certain nombre de difficultés inhérentes même à la compréhension et à l’interprétation des sources. Plusieurs types de document sont à consulter, puis à confronter. Les sources directes (archives nationales et parlementaires, qui donnent accès aux lois et décrets ; témoignages de détenus, mémoires du personnel administratif…) sont à associer à des sources indirectes non moins intéressantes, que l’on puise dans la littérature philosophique, romanesque ou spécialisée. Le terme « prison » y est l’objet d’une polysémie peu commune. Non seulement il revêt plusieurs sens précis à la même époque, mais il peut adopter des acceptions contradictoires si on le considère de manière diachronique. Cette polysémie se trouve être aussi formelle, dans la mesure où, si l’on assimile la « prison » au sens large à un endroit où l’on pratique l’enfermement, plus ou moins modulé en termes de pénibilité, plusieurs établissements peuvent être considérés. Le chercheur doit alors circonscrire rigoureusement son domaine d’étude, et quel qu’il soit, comprendre et dissocier les différentes acceptions du terme générique « prison » à travers le temps.

 

I – Evolution encyclopédique  du terme « prison »
Le terme prison proviendrait du latin populaire prensio –onis, lui-même découlant de la forme littéraire prehensio, -onis, du verbe prehendere, qui signifie prendre. Nous retrouvons directement ce sens étymologique dans la peine de prise de corps, sous l’Ancien Régime. Le Grand Robert de la langue française1 admet aujourd’hui comme première acception la définition générique d’ « établissement, local clos aménagé pour recevoir des délinquants condamnés à une peine privative de liberté ou des prévenus en instance de jugement », pour ensuite proposer des renvois analogiques vers les termes chartres, geôles, bagnes, ou encore centrales en spécifiant parfois la nuance qui ne permet pas à ces termes d’être exactement synonymes. Nous constatons ainsi que même au XXème siècle, le terme prison continue d’être un terme tiroir, englobant une multitude de réalités que le droit et l’histoire s’attellent à détailler. Dès lors que l’on souhaite étudier le fait carcéral, qu’il s’agisse de droit, de sociologie, d’histoire ou d’architecture, les recherches heuristiques confrontent le chercheur à des difficultés lexicales à l’origine de confusions dans l’interprétation des sources. Il existe, si l’on schématise, quatre grandes périodes du carcéral aux XVIIIème et  XIXème siècles : la première, véritablement philosophique, qui agite les philosophes des Lumières autour de la question de la peine, puis les hygiénistes, publicistes et juristes concernés par des préoccupations philanthropiques, s’étend du premier tiers du XVIIIème siècle à  1791. La seconde commence cette même année, au moment de la promulgation de la première Constitution, qui, prenant acte des réflexions passées, refond le système pénal dans le premier Code, et instaure la peine privative de liberté (peine qui pendant l’Ancien Régime, contrairement à ce que la présence matérielle de lieux privatifs de liberté pouvait laisser penser, n’existait pas). Il est difficile cependant de déterminer pour cette phase de mise en œuvre et de réflexions intenses et contradictoires une borne limitative, car, quand bien même la troisième phase, celle de l’essor de l’architecture carcérale à proprement parler, débute sous la Monarchie de Juillet, les débats philosophico-juridiques autour des différents régimes d’emprisonnement n’ont jamais véritablement cessé jusqu’au début d’un XXème siècle trop préoccupé par ses guerres fratricides pour persister dans des questions de méthode. 1848 marque enfin un dernier virage dans l’évolution du fait carcéral pour la période qui nous concerne, avec un retour au bannissement et au bagne de terre. Durant les deux siècles qui nous préoccupent, on ne cesse alors de parler de prison. Mais nous constatons que ce qui rend l’étude du fait carcéral ardue provient principalement d’un souci linguistique. Le signifiant prison recouvre en effet une multitude de signifiés, que ce soit dans l’esprit, dans le texte, ou dans la lettre. L’objet de la recherche étant de cerner le sens d’un terme en même temps que sa réalité matérielle  tout en comprenant son évolution dans l’histoire, nous avons choisi d’opérer une sélection parmi les dictionnaires et encyclopédies ayant fait date aux XVIIIème et XIXème siècles, allant de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert 2 jusqu’au Littré3 (édition de 1880), en passant par le Dictionnaire de l’Académie Française 4 (en différentes éditions), l’Encyclopédie Méthodique de Quatremère de Quincy5 ,  ou encore le Dictionnaire raisonné de l’architecture française de Viollet-le-Duc6 , afin d’étudier l’évolution du fait linguistique.  L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert propose une définition très complète du terme, détaillant la généalogie du lieu d’enfermement depuis ses premières occurrences textuelles, provenant de la Bible.  Mention est faite de l’enfermement ecclésiastique, l’idée de pénitence induite par le procédé d’exclusion sociale fera d’ailleurs florès dans les débats un siècle après la publication de l’Encyclopédie. Les prisons séculières sont précisément dissociées, aussi peut-on lire :


 « Parmi les prisons séculières on peut en distinguer plusieurs sortes. Celles qui sont destinées à enfermer les gens arrêtés pour dettes  […] ; celles dont l’on tient les malfaiteurs atteints de crimes de vol et d’assassinat, […] ; les prisons d’Etat ; les prisons perpétuelles, […] ; et enfin les maisons de force. […] Il y a trois sortes de prisons ; savoir les prisons royales, celles des seigneurs, et les prisons des officialités. ». 


Telle que nous les présentent Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, les prisons semblent être des endroits organisés et hiérarchisés en fonction des délits. Nous démontrerons plus loin qu’il s’agit là d’une théorie, et que dans la réalité il n’en est rien. Le dictionnaire de l’Académie Française, édition de 1762, propose quant à lui une définition laconique et générique du terme prison, mais se montre plus disert concernant les termes  bagne et galère. La césure de la Révolution française n’est pas encore opérée ni dans les esprits, ni dans les faits, et les définitions qui nous sont données de la prison ne peuvent être plus précises. On constate d’ailleurs que les définitions des éditions de 1792 et 1798 n’ont pas changé d’un iota. Dans les dictionnaires de l’Ancien Régime, le terme Bastille est toujours défini de manière architecturale comme un château, sa fonction de prison d’Etat par excellence n’étant mentionnée qu’en seconde analyse. Il est en outre assez étonnant de constater que la sixième édition du dictionnaire de l’Académie française (1832-1835), pourtant publiée sous la Monarchie de Juillet, période d’essor s’il en est de la réforme du système carcéral, persiste dans la même définition évasive du terme prison que les éditions de l’Ancien Régime : « Lieu ou l’on enferme les accusés, les criminels, les débiteurs etc.. » De même, alors que la distinction entre les maisons d’arrêt, de force, et de détention est  bien établie dans les textes juridiques, dans les esprits,  et commence à l’être aussi dans la pierre, ces trois termes sont associés sous l’entrée « maison », et définis comme suit : « Lieux légalement et publiquement désignés pour recevoir ceux qu’on vient d’arrêter, ou ceux qui ont été condamnés à la détention. » Les dictionnaires architecturaux, comme ceux d’ Antoine Quatremère de Quincy et d’Eugène Viollet-le-Duc, ont bâti leur définition du terme prison autour de préoccupations architecturales. Néanmoins, force est d’admettre qu’ils demeurent parmi les plus précis concernant l’institution carcérale au XIXème siècle. A. Quatremère de Quincy propose d’  « indiquer par quelques notions générales, les diverses manières de pratiquer les prisons, selon la variété de leur destination. » La définition du concept, parce qu’essentiellement pratique, est au plus près de la réalité des établissements privatifs de liberté en France. E. Viollet-le Duc se lance quant à lui dans une genèse formelle de l’édifice prison, qui est elle aussi très précise et dans sa vision rétrospective de l’histoire de l’institution carcérale en France, et dans son tableau du paysage carcéral contemporain.

II- Entre terminologie confuse et réalité historique
Nous venons de le voir, établir un parallèle évident entre la réalité de la prison et les différentes acceptions du terme n’est pas aisé, si l’on s’en remet aux seules sources lexicographiques. Les dictionnaires d’architecture, comme nous venons de le souligner, ont le primat du réalisme par leur caractère descriptif, voire prescriptif. Nous y reviendrons. Si l’on se réfère à la définition de l’Encyclopédie, les prisons sont des lieux relativement pensés et adaptés à une pénalité préexistante. Or l’étude de l’histoire du fait carcéral démontre qu’il s’agit là de la théorie, et non de la pratique.  Les prisons de l’Ancien Régime (à l’image de la Bastille, définie comme un château fort, mais principalement employée comme prison d’Etat), ne sont pas pensées pour être des lieux de peine. Comme le souligne l’ordonnance de 1670, en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, il n’existe pas à proprement parler de peine de prison. Dans les « prisons » de l’Ancien Régime, plusieurs types de détenus croupissent : au criminel, les accusés en attente de jugement, au civil, les prisonniers pour dettes. A cela s’ajoute le lot indifférencié des incarcérés pour diverses raisons connexes. Les lieux d’enfermement ne manquent alors pas : les bagnes le disputent à l’hôpital général, aux dépôts de mendicité, aux prisons d’Etat, maisons de force et de correction. Dans ces endroits, qui n’ont pas tous leur entrée dans les dictionnaires tant leur réalité est confuse, le mélange des genres s’étend jusqu’aux détenus : les prisonniers de guerre côtoient des infirmes, des galeux, ou encore des libertins. Les prisons proprement dites se classent en effet en plusieurs catégories : prisons du Roi, des seigneurs, des officialités et de la Ferme générale. Les prisons seigneuriales existeront encore jusqu’en 1789, mais sont en décadence à cause de la montée du pouvoir royal. Comme le souligne Necker, les prisons des villes ou des campagnes sont insalubres. Les prisonniers sont « cette partie des sujets du Roi la plus malheureuse et la plus oubliée. » 7 Il existe en outre la même confusion des genres chez les détenus des prisons que dans les bagnes et les maisons de force. Jacques-Guy Petit nous décrit la prison d’Aurillac en 1791 :


« …une seule loge pour tous les prisonniers pour crime avec un peu de paille sur des cailloux ; une loge semblable pour les femmes, juxtaposée et sans véritable séparation ; quatre cachots souterrains et obscurs ; des basses-fosses malsaines où des prisonniers croupissent dans l’infection ; une cour très réduite où ils peuvent parfois se promener. » 8


 Quoi qu’il en soit et quel que soit le lieu de garde, on n’y purge pas de peine, et les magistrats ne se préoccupent pas de l’amendement du prisonnier. La prison du XVIIIème siècle n’est dans les faits qu’une sorte de maison d’arrêt qui comporte dans certains de ses avatars (galère ou bagne) l’aspect pénitentiaire sur lequel vont insister les réformateurs au moment de la Révolution française. Avec la naissance de la prison pénale, le XIXème siècle redéfinira le concept, et donnera forme, au sens propre comme au figuré, à l’institution. Le XVIIIème siècle  comporte une société du spectacle qui préfère le caractère ostensiblement exemplaire du châtiment à celui,  moins public, de l’enfermement. Aussi, bien que le Siècle des Lumières ait été riche de réflexions autour des délits et des peines, le siècle du carcéral sera véritablement le XIXème. D’un point de vue lexical, les textes des Lumières emploient indifféremment les termes de « détention », d’ « emprisonnement » ou de « prison ». Il faudra chercher chez les Constituants d’abord, puis chez les juristes, publicistes et autres hygiénistes du XIXème siècle plus de précision dans la définition du concept. En effet, les Constituants se substituent aux Encyclopédistes pour définir  le rôle des différentes prisons. Dès 1791, ils précisent dans des lois et des décrets le rôle des maisons d’arrêt et de justice, et affirment que seules peuvent être appelées « prisons » les lieux ou les citoyens déjà jugés subissent leur condamnation. Cette refonte du système pénal n’est pas prise en compte par l’édition de 1798 du dictionnaire de l’Académie, et n’est que rapidement mentionnée dans l’édition de 1832-35. Un certain nombre de questions peuvent surgir de ce constat. La loi précède-t-elle la lettre ? Les réformes successives du système pénal depuis la Constituante désintéressent-elles l’intelligentsia littéraire ? La lecture attentive des romans et feuilletons de Victor Hugo ou encore Eugène Sue, dont nous parlerons plus loin, viennent répondre par la négative. L’Encyclopédie méthodique, d’Antoine Quatremère de Quincy, nous met sur la voie d’une réponse. Rédigé en 1820, l’article « prison », avant de se montrer prescripteur, fait un rapide état des lieux :


« Jusqu’ici, généralement, il a été construit fort peu d’édifices, destinés à être spécialement et exclusivement des prisons. Tant qu’on ne vit dans une prison un local propre à séquestrer les individus, sans distinction des causes de détention, du genre des délits, de la nature des reclus, beaucoup de bâtiments tout faits, quoique pour d’autres usages, durent paraître tout propres à leur nouvelle destination. Ainsi, une multitude de constructions élevées dans le Moyen-âge, beaucoup de vieux châteaux, de forteresses désormais inutiles à la guerre, furent et devinrent des prisons toutes faites. »


Nous apprenons ainsi que la nouvelle pénalité issue de la Constituante n’a eu qu’une validité relative dans les faits. Pour moduler les peines, distinguer les détenus par catégories, et leur réserver un traitement humain, il fallait que l’Etat se dote de bâtiments idoines, qui devaient alors sortir de terre. Mais rien ne fut fait pendant fort longtemps à cause de la combinaison de plusieurs réalités : l’instabilité des régimes en place, les refontes successives du Code Pénal, l’état des finances en France ainsi que la perpétuité des débats autour des régimes d’incarcération au sein même de la Législative.  Aussi, dans l’esprit de la population comme dans celui du littérateur, la « prison » restait-elle un concept confus à la définition protéiforme et en perpétuel mouvement.

III- Du langage « sur » la prison, au langage « de » la prison
Les écrivains du XIXème siècle se montrent très diserts au sujet du fantasme carcéral, mais les détenus, principaux intéressés,  ont laissé peu de traces exploitables en termes de sources ou de témoignages publiés. Il y a ici un nouveau hiatus à soulever, qui consisterait à mesurer la distance qui existe entre la prison telle qu’elle est mise en mot, « romancée », « fantasmée » par la littérature, et telle que la subit le détenu. La prison « imaginée » 9 est en effet plus présente dans les sources que la prison « vécue », tout du moins jusqu’aux premiers effets des progrès éducatifs de la IIIème République. Nous disposons donc de peu de témoignages concernant les prisons, particulièrement les prisons centrales, organes de gestion des classes pauvres – donc illettrées –, et dont le régime du silence couramment pratiqué et les nombreuses privations ont un effet débilitant sur le corps et l’esprit. Notons que la lecture n’a elle aussi que peu de place dans le quotidien des détenus, qui, lorsqu’ils savent lire, sont néanmoins friands des ouvrages de Walter Scott et Alexandre Dumas 10,  comme nous l’apprennent les études de l’époque. Si l’on excepte l’impossibilité pratique qu’ont les détenus à prendre la plume, il faut aussi insister sur le silence contraint, par intérêt et/ou nécessité de réinsertion. Hormis de notables exceptions dont font partie les prisonniers politiques, dont l’incarcération n’est pas socialement infâmante, nul n’a intérêt à faire de la publicité autour de son vécu de détenu au sein de la société qu’il réintègre. La peine de prison, contrairement aux peines de l’Ancien Régime, ne laisse pas systématiquement de traces visibles (même s’il subsiste encore au long des XVIIIème et XIXème siècles certains cas de marquages au corps préalables ou coexistant à la privation de liberté), aussi  est-il possible pour l’ancien détenu de taire cette partie de sa vie. Dans l’ensemble, la réalité carcérale reste donc passée sous silence. Cet état de fait donne toute son importance aux quelques expériences de prisonniers de droit commun qui nous ont été transmises : Hippolyte Raynal, dans Sous les verrous, dresse en 1836 un tableau réaliste des prisons de la Restauration. Le témoignage est précis, descriptif, et peut être établi comme source relativement objective. Ce qui est moins le cas des Mémoires de Pierre Lacenaire, Marie Cappelle ou encore Eugène-François Vidocq. 11 Le premier propose en effet des poèmes qui parlent moins de prisons qu’ils ne racontent la vie aventureuse et criminelle du détenu ; la seconde écrit pour clamer son innocence. Le troisième, enfin, est tombé dans le discrédit chez les historiens de par son statut même et le fait qu’il ait employé un certain nombre de petites mains pour rédiger ses propres mémoires. Un auteur anonyme propose un fort intéressant ouvrage : le Dictionnaire de l’argot moderne, en 184412 . Ce dernier propose un aperçu physiologique des prisons de Paris, décrivant avec authenticité et sobriété les souffrances quotidiennes des détenus pauvres – la grande majorité. 


Les livres des prisonniers politiques, comme nous l’avons laissé entendre plus haut, sont à prendre avec plus de précautions encore que les récits des prisonniers de droit commun. Les conditions d’incarcération ne sont pas les mêmes, le caractère infâmant de la peine non plus. En outre, les prisonniers politiques sont souvent des lettrés qui ont le sens du romanesque et feront de leur récit de prison l’étendard de leurs convictions dès leur sortie. Il est néanmoins certaines occurrences alliant précision descriptive et objectivité, tant que faire se peut : P. Joigneaux, dans Les prisons de Paris, par un ancien détenu 13, propose en 1846 un tableau assez réaliste des conditions de promiscuité et de salubrité des prisons de la première moitié du XIXème siècle. Quelques autres auteurs contemporains de l’époque traitée, qui n’ont pourtant pas vécu l’expérience de l’incarcération, donnent néanmoins des informations riches et exemptes de la volonté de plaire au pouvoir. Notons J.F.T. Ginouvier, qui publie son Tableau de l’intérieur des prisons en 1824 14, Anatole Corne, qui propose l’étude Prisons et détenus en 186915 , ou encore Michel-Auguste Peigné et son ouvrage Trois existences ou la maison centrale en 1837 16. Ces ouvrages de témoignage ne nous informent pas à proprement parler de l’évolution du terme prison dans le temps, mais nous permettent d’en cerner l’acception du point de vue du détenu, et de prendre la mesure de la distance qui la sépare de la définition que peuvent avoir et le pouvoir et la doxa d’un même terme. La différence de point de vue induit ici une polysémie involontaire. De même, les poèmes de détenus qui nous sont parvenus mettent-ils à jour toute la portée métaphorique du terme. Après 1850, plusieurs chansons circulent à Mazas ou dans des prisons centrales. Le Chant de Mazas 17 compare la prison cellulaire à une « cage », et la cellule à un « cloître ». Cette dernière association est d’ailleurs involontairement conforme à l’inspiration monastique du système pénal cellulaire.


« Et toi Latude, type de bonne gens,
Si tu voyais cette nouvelle cage,
Tu ne pourrais y faire tes trente-cinq ans,
Tu serais fou avant six mois de gage.
Tu ne pourrais y élever des rats
Car pas un ne reste au vestibule
Papa Mazas un cloître fit d’elle
En inventant pour nous la cellule. »

Dès les  années  1830, pour les observateurs de la prison comme pour les romanciers, l’argot constitue la langue spécifique des détenus. De langage des prisonniers, elle devient la langue coutumière pour parler de la prison. Ce sont des romanciers comme Victor Hugo18 , Honoré de Balzac 19, ou encore Eugène Sue 20, qui ont diffusé ce métalangage par le biais de leurs écrits. C’est d’ailleurs Eugène Sue qui inspira le dictionnaire d’argot que nous avons mentionné plus haut. L’auteur y explique son intention :


« Il est un langage rempli de figures pittoresques, un langage énergique, sauvage et imaginé, un langage qui sue le sang et le meurtre : ce langage, on le parle à nos côtés et nous ne le comprenons pas. Riches, peut-être que l’homme qui  vous coudoie forme le dessein de vous dévaliser. Sûr de ne pas être compris de vous, il parle librement à vos côtés du sort qu’il vous destine. Rien ne peut vous sauver que la connaissance de ce langage affreux qui lie entre eux les voleurs et les assassins. »21  


La microsociété abritée par la prison, devenue ville dans la ville avec l’éclosion des centrales, est vraisemblablement stigmatisée jusque dans le plus  important vecteur de communication interpersonnelle, à savoir le langage. Mais il ne faut pas occulter le fait que l’argot est davantage la langue du fantasme de la prison, plutôt que celle de la prison elle-même. Les romanciers se sont en effet inspirés des mémoires de E.-F. Vidocq et ses nègres pour construire l’argot de leurs romans, et l’on sait que E.-F. Vidocq romance plus qu’il ne décrit. Si l’on souhaite se pencher sur la langue effectivement parlée en prison, le Dictionnaire des mots les plus usités en prison,  de Joigneaux, datant de 184622 , est un outil qui allie réalisme et fiabilité, et ne se cantonne pas à l’étude d’un argot que l’on serait tenté d’appeler « littéraire ». Ainsi apprend-on avec Joigneaux que le « surineur » (assassin) a été arrêté par la « camarde » (police) ou les « cognes » (gendarmes). Il va donc « au plan » (en prison), au « bord de l’eau » (dans une galère), ou « au pré » (dans un bagne), pire encore, à « l’abbaye du monte-à-regret » (l’échafaud). Notons enfin que le terme « prison », lorsqu’il est utilisé, revêt pour le détenu un sens générique. Il n’apparaît en effet que très rarement une distinction entre les différents types de lieux privatifs de liberté (maison d’arrêt, de justice, prison pénale…), exception faite des maisons centrales, appelées simplement « centrales ». La prison revêt pour le détenu le sens élargi de tout lieu susceptible de l’enfermer.


Comme nous l’avons démontré, le terme « prison » comporte plusieurs acceptions, qu’une étude strictement lexicale ne permet pas de distinguer. Outre l’étude du fait linguistique, pour comprendre l’évolution du fait carcéral, il faut conjointement étudier l’histoire des idées et celle des formes, et sans cesse confronter ses sources les unes aux autres. En effet, si la terminologie des lieux d’enfermement est confuse, leur réalité historique, juridique et proprement matérielle l’est tout autant du lendemain de la Révolution Française au début du XXème siècle. L’ « histoire » de la prison est  ontologiquement pluridisciplinaire. Le peu de témoignages de détenus que l’on possède nous laisse en outre déplorer le fait qu’il n’y ait pas à proprement parler de « mémoire » de la prison, si ce n’est celle que nous transmet la littérature, de manière plus métaphorique que testimoniale. 

 

NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

1 Alain Rey, et al, Le Grand Robert de la Langue Française (Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001).

2 Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, et al, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné, des arts et des métiers (reproduction en fac-similé de l’éd. de Paris, 1751-1780).

3 Emile Littré, et al, Dictionnaire de la langue française (Versailles : Encyclopaedia Britannica, 1988, reproduction de l’éd. de Paris, 1880).

4 Dictionnaire de l’Académie française, 1ère éd. (Paris : JB Coignard, 1694) ; Dictionnaire de l’Académie française, 4ème éd. (Paris : Ve de Bernard Brunet, 1762) ; Dictionnaire de l’Académie française, 5ème éd. (Paris, an VII, 2 vol) ; Dictionnaire de l’Académie française, 6ème éd. (Paris : F. Didot, 1835).

5 Antoine Quatremère de Quincy, Encyclopédie méthodique. Architecture (Paris : Panckoucke, 1788-1825).

6 Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle (Paris : A. Morel, 1854-1868).

7 Antoine Desjardins, Les cahiers des Etats généraux en 1789 et la législation criminelle (Paris : Durand, 1883) 457

8 Archives Nationales, F16 109, dossier Cantal, Lettre du 12 juin 1791 25, in Petit, Jacques-Guy. Ces peines obscures, la prison pénale en France 1780-1875 (Paris : Fayard, 1990) 21

9 Marthe Guimier-Mayenc, Prisons vécues, prisons imaginées au XIXème siècle, diss., (1989).

10 Comme nous l’apprend H. Joly, dans « Les lectures dans les prisons de la Seine », Archives de l’anthropologie criminelle, 1888. Voir aussi Emile Laurent, Les Habitués des prisons de Paris (Lyon : A. Storck, 1890).

11 Pierre-François Lacenaire, Mémoires (Paris : L’instant, 1988) ; Marie Cappelle veuve Lafarge, Mémoires, (Paris : Tallandier, DL 2008) ; François Vidocq, Mémoires (Paris : R. Laffont, DL 1998).

12 Dictionnaire de l’argot moderne, ouvrage indispensable pour l’intelligence des « Mystères de Paris » de M. Eugène sue, Paris, 1844.

13 Pierre Joigneaux,.] Les prisons de Paris, par un ancien détenu (Paris : chez l’auteur, 1841).

14 J.-F.-T Ginouvier, Tableau de l’intérieur des prisons de France (Paris : Baudoin frères, 1824).

15 Anatole Corne, Prisons et détenus (Douai : impr. de Duthilleul et Laigle, 1869).

16 Michel-Auguste Peigné, Trois existences, ou La maison centrale (Paris : I. Pesron, 1837).

17 Cité dans Emile Laurent, Les Habitués des prisons de Paris (Lyon : A. Storck, 1890).

18 Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné (Paris, 1829, aux Les Misérables, Paris, 1862).

19 Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes (Paris, 1838) ; Dernière incantation de Vautrin (Paris, 1847).

20 Sue Eugène, Les mystères de Paris (Paris, 1842).

21 Voir note xii

22 Pierre Joigneaux, Dictionnaire des mots les plus usités dans le langage des prisons (Paris, 1846).

 


Audrey Higelin-Fusté est née en Alsace, dans l'est de la France. Après avoir étudié l'histoire de l'art et l'archéologie à Strasbourg, elle poursuit deux thèses de front: une en littérature française à Strasbourg, sous la direction du Pr Hartmann, l'autre en histoire de l'architecture à Grenoble, sous la direction du Pr Baridon. Ses recherches tournent autour de la question de la réception du bâti en littérature, les espace clos, et la proxémie.