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Return to Equinoxes, Issue 6:Automne/Hiver 2005-2006
Article ©2006, Violaine Giacomotto-Charra

Violaine Giacomotto-Charra - Université de Bordeaux III

les visages de l'eau dans la sepmaine de du bartas

 

Long poème de la fin du XVI e siècle, la Sepmaine1 de Guillaume du Bartas se trouve au carrefour du genre « didascalique »2 et de l’hexaméron3 . En effet, si comme son nom l’indique, il se propose de faire le récit des sept jours de la Création, la transformation des versets qui ouvrent la Genèse en un texte long de plus de six mille vers n’y est pas le fruit de l’exégèse théologique (comme le voudrait la tradition patristique, qui a donné naissance au genre) mais d’une étonnante dilatation provoquée par l’incorporation massive à la structure hexamérale de connaissances scientifiques diverses, auquel le texte biblique sert de cadre structurant. De ce fait, l’étude du thème aquatique y est riche d’enseignements, tant sur sa place dans une pensée et une culture particulières - celles de la fin du XVI e siècle européen - dont le poème se fait ouvertement l’écho, que sur sa représentation dans l’imaginaire du poète qui prend ici en charge la transformation littéraire du substrat scientifique et religieux. Dans cette machine hybride qu’est l’hexaméron bartasien, en effet, l’eau est nécessairement convoquée pour sa fonction biblique (eaux du Premier Jour, eaux supracélestes, séparation de la terre et des eaux) comme pour son rôle central dans la cosmologie du XVI e siècle. Au moment où écrit du Bartas, en effet, et bien que l’hypothèse héliocentrique ait déjà été clairement formulée par Copernic4 , dont le poète n’ignore d’ailleurs par les travaux5 , le cosmos est toujours considéré comme géocentrique et composé selon les lois héritées de la physique aristotélicienne. C’est un monde clos et ordonné, partagé en deux parties, dont l’une, le monde sublunaire, se distingue absolument de l’autre, le ciel, par sa composition élémentaire, soit, dans l’ordre descendant, le feu, sec et chaud, l’air, chaud et humide, l’eau, humide et froide et la terre, froide et sèche.

Dans ce schéma alors vieux de deux mille ans, l’eau a depuis longtemps une place bien dessinée, même si elle n’est pas l’un des éléments extrêmes donc antinomiques que sont le feu et la terre. Ceux-ci se sont chargés, au fil des différentes traditions philosophiques et métaphysiques qui ont utilisé et réinterprété le système élémentaire, de valeurs essentielles, opposant le divin à l’humain, la lumière à l’opacité, la forme à la matière ou la pureté au péché. Mais l’eau, comme l’air, échappe en partie à ces déterminations en raison de son statut intermédiaire. En ce sens, elle est plus spontanément ce qui lie que ce qui sépare, parce que sans elle la terre serait friable et parce que sa qualité humide l’apparente fortement à l’air. L’air et l’eau sont moins conçus par rapport aux pôles d’attraction respectifs que constituent le feu et la terre que pour leur commune proximité. Ils apparaissent très anciennement comme des éléments de liaison6 , rendant possible la coexistence entre les opposés et brisant la tendance à la bipolarité symbolique du schéma élémentaire. Ils constituent aussi le lieu d’un grand nombre d’échanges, jouant un rôle déterminant dans l’apparition des phénomènes météorologiques. L’eau se trouve donc, au XVI e siècle, au carrefour complexe où se croisent et s’échangent les voies de la physique, de la cosmologie, de la médecine7 , de la philosophie et de la théologie et que viennent, par la grâce du poète, recouper celles de la littérature. Sans pouvoir explorer ici toutes les ramifications du thème aquatique dans la Sepmaine, peut-être l’un des plus riches du texte, nous voudrions essayer de montrer comment le substrat scientifique se fait progressivement matière du poème pour développer des significations spécifiques, révélatrices de l’imaginaire ainsi que des conceptions poétiques de l’auteur.

Des lois de la physique à l’eau des origines

Conforme à ses objectifs proclamés8 , la Sepmaine se distingue d’abord par sa fidélité à la doctrine scientifique de son temps. L’eau y est perçue à travers le filtre de ses caractéristiques physiques et cosmologiques, non pas isolément mais au regard du quaternaire élémentaire auquel elle appartient :

Nérée, comme armé d’humeur et de froidure,
Embrasse d’une main la terre froide-dure,
De l’autre embrasse l’air. (II, 305-307)

La définition physique éclipse d’ailleurs en partie l’approche théologique puisque c’est par l’exercice des qualités aristotéliciennes que peut s’accomplir le travail divin. Celles-ci ne sont pas exposées au hasard. Des traités de philosophie naturelle de son temps, du Bartas retient deux points essentiels : le rôle de liant généralement reconnu à l’eau et l’idée que c’est son réceptacle, c’est-à-dire la terre, qui la délimite9  :

Or l’eternelle main disposa sagement
Et l’element humide, et le sec element :
Car l’un ne se pouvant maintenir sans breuvage,
Ni l’autre sans appuy, Dieu les entrelassa : si que la Terre ouvrant
Son sein à l’Ocean et l’Ocean courant
A travers, à l’entour et sous la terre ronde,
De tous deux se parfait le moyeu de ce monde . (III, 347-353).

Ce court passage permet de faire deux constats. Le premier est que si on rapporte ces vers à leur source aristotélicienne, la transmutation qu’opère le langage poétique est manifeste :

Puisque l’humide est aisément délimitable, et le sec, au contraire, malaisément délimitable, leur relation mutuelle est semblable à celle d’un mets avec ses condiments. L’humide, en effet, est pour le sec, la cause de sa délimitation, et chacun d’eux est à l’autre un sorte de glu . (Mét., IV, 4)

La métaphore choisie instaure une poétisation relayée par la personnification de la terre (le « sein », qui rend sensuelle la rondeur de la terre), par le double renvoi au vivant que suggèrent le « breuvage » et l’évocation du mouvement, ainsi que par la figure implicite de la danse (l’entrelacs et le rythme même du texte). L’ensemble sublime l’élément physique en élément mythologique. Le second est que le texte opère un déplacement de signification qui devient la source d’une double topique. Sur l’idée selon laquelle la terre n’est féconde que dans la mesure où l’eau l’irrigue et lui sert de liant, du Bartas construit une vision matricielle de l’élément aquatique, particulièrement adaptée à la représentation des eaux du Premier Jour10 . L’analogie plusieurs fois affirmée entre les cours d’eaux et les veines conforte l’idée que la terre est un corps vivant ; une bonne partie des connotations matricielles généralement attachées à la terre sont ainsi transférées vers l’eau. Le schéma cosmologique reçoit une valeur physiologique - les eaux se répandent à la surface de la terre « pour, moites, humecter par des secretes veines / La trop seche espaisseur des campagnes prochaines » (III, 89-90) - et la circulation de l’eau, elle-même image du fait que rien ne se perd dans la nature, assure naturellement le rôle dévolu aux humeurs en permettant les échanges élémentaires entre les « organes » que sont la terre et le ciel :

Le ciel, bruslant d’amour verse mainte rousee
Dans l’amarri fecond de sa chere epousee :
Qu’elle rend puis apres, siringuant ses humeurs
Par les pores secrets des arbres et des fleurs11 . (II, 185-188)

« Flots premiers nez » et « humeur premiere » (III, 23 et 42), l’eau n’est donc pas seulement un élément constitutif du monde créé, au même titre que les trois autres, mais aussi le « flottant giron » (V, 50) qui précède le monde élémentaire, c’est-à-dire sa matrice (humide et froide, conformément aux théories médicales de l’époque).

De l’idée que l’eau est un élément « aisément délimitable », ensuite, du Bartas déduit que celle-ci n’a pas de forme propre. « Ondeuse », « ondoiante » et « vagueuse », de « nature inconstante et mutine » (III, 54), liée à la lune elle-même symbole de mutabilité - « princesse de la mer » au « front inconstant » (IV, 649 et 651) - , elle héberge nombre de créatures qui disent son absence de forme :

Les uns, comme le Poulpe et la seche verse-encre,
Ont le chef pres des pieds : d’autres, comme le Cancre,
L’ont dessus l’estomac ; et les autres n’ont pas
(Tels sont l’Huitre et le Lievre) aisles, testes ni bras :
Ains de leurs corps brouillez les parties confuses
Sont d’estrange façon l’une en l’autre diffuses. (V, 71-76)

Or l’adjectif « brouillé » est celui que le poète applique au Chaos12 , tandis qu’au rebours, il rapproche la matière première du « poulpe cauteleux » (II, 209). Dans la suite du poème, il est ainsi manifeste que demeure attachée à l’eau l’image de l’informe Chaos des origines, ce qui bouscule la proclamation affichée de l’égalité entre les quatre éléments, capitale pour la pensée aristotélicienne. Un simple examen des noms attribués à l’eau rend en effet manifeste l’existence d’un déséquilibre en faveur de cette dernière, en même temps qu’il signale la difficulté à rendre compte de son ambivalence. Contre cinq occurrences de « Vulcan » pour le feu et rien pour l’air ou pour la terre, le texte compte soixante recours à l’onomastique mythologique pour désigner l’eau. Le poète, en outre, n’utilise pas un nom unique mais construit une figure polymorphe. « Amphitrite », « Neptune », « Nérée », « Océan » et « Thétys » font de l’eau une puissance archaïque au pouvoir inquiétant, que son caractère changeant, lié à son absence de forme, identifie à la matière protéiforme : inconnaissable et insaisissable.

Figure de l’eau en Janus : eaux douces et eaux salées

L’étude onomastique conduit à faire une autre remarque. Les noms de l’eau, en effet, ne sont pas répartis au hasard dans le texte pour le seul plaisir de la variété : ils épousent étroitement l’ordre logique de la Création grâce à un partage net entre valeur générique et valeur spécifique. Jusqu’au « Troisième Jour » en effet, ces termes désignent l’eau comme élément absolu, non encore engagé dans le processus lui permettant d’être perceptible par les sens. Ils contribuent à lui conférer sa valeur originelle et la distinguent des autres éléments. En revanche, une fois le rassemblement des eaux accompli, c’est-à-dire une fois que l’eau a investi les « creux » de la terre et pris sa forme tangible, les mêmes termes désignent exclusivement les eaux salées et entrent dans un système de distribution qui oppose le gigantisme inquiétant des océans - « les fiers abois du naufrageux Neptune » (II, v. 324-325) - au caractère paisible et familier des eaux douces. Il s’agit donc ici de représenter l’eau en Janus, le visage quotidien s’opposant et complétant l’inquiétante étrangeté de l’élément marin. De ce fait, les eaux douces (qui ne possèdent pas le caractère effrayant de l’océan13 ) et les eaux salées lorsqu’elles sont calmes font l’objet d’un traitement séparé. Mais apprivoiser l’eau ne va pas de soi et suppose que l’élément perde son autonomie, gage de sa puissance, ce qui passe par l’effacement des frontières matérielles. Le poète rend effective cette idée par un réseau de métaphores qui confère à l’eau un caractère terrestre et permet de construire une stricte symétrie entre les deux éléments. « Ondoyante plaine » (I, 196), « seillons des royaumes salés » (II, 320), « champs ondoyants » (II, 472), « ondeuse campagne » (II, 521), « champs flotans » (III, 11), « plaines poissonneuses » (IV, 109), « flotans seillons » (V, 836), « campagne humide » (V, 838) ou encore « flotantes plaines » (V, 852), telles sont les étendues aquatiques. L’eau et la terre ont ceci de commun qu’elles sont dévolues au royaume de l’homme et à sa subsistance. Représentées à travers des métaphores qui les unissent dans une même familiarité à l’univers humain, elles sont les éléments du vivant. Mais ce sont ici les valeurs positives de la terre14 qui contaminent l’eau en un travail d’apaisement et d’apprivoisement.

Pour rendre compte de l’autre visage de l’eau, le poète a recours en effet à un rapprochement différent : c’est l’air qui devient l’élément moteur du discours sur l’eau. Du Bartas applique régulièrement aux deux éléments des adjectifs qui rappellent leur hostilité à l’homme. Dès le « Premier Jour » se rencontre le thème d’une eau inquiétante qui semble porter en elle-même sa capacité à se mouvoir, se gonfler et se déformer comme sous l’action d’une réaction chimique. L’océan originel est comparé à l’air dont jaillissent les éclairs (I, 460 sq.) : le lien est ainsi fait entre l’eau et celui qui, depuis l’Antiquité païenne et plus encore chrétienne, est l’élément troublé par excellence. Cette eau primordiale est par ailleurs un « goufreux desordre » (I, 476) figuration de l’inconnu que la confusion entre l’eau élémentaire et l’océan lie à l’élément aquatique dans son ensemble. Le poète évoque à son propos « l’eau des goulfres orageux » (V, 134) ou « l’escumeuse fureur de cent gouffres divers » (V, 330), la « mordante humeur du vagueux element » (V, 149) et les « flots aboyans » (III, 58 et 746). Ce passage n’est pas simplement la traduction imagée de l’abîme biblique, car la mer est ensuite régulièrement qualifiée de « venteuse » et de « tempestueuse » (V, 30 et 127), qualificatifs qu’elle partage avec l’air, souvent « venteux » et « orageux »15 . A l’inverse, l’air est un élément « flottant ». Les adjectifs utilisés par le poète confondent ainsi volontairement l’air et l’eau, que rapprochent leur position médiane et leur humidité commune, en une même sphère agitée et hasardeuse, caractérisée par une identique « fureur »16 . L’eau est présente dans les airs sous forme de pluie, rosée ou brouillard ; en retour, l’air agite l’eau de ses vents et la rend « escumeuse ». Cet échange constant est matérialisé dans le texte par les déplacements de caractérisation qui font que l’eau se charge de toutes les connotations inquiétantes liées à l’air comme siège des météores. L’un et l’autre s’unissent pour figurer l’inconstance17 , devenant le réceptacle de formes étranges et inquiétantes. Ils incarnent à la fois le germe destructeur inhérent à tout élément et l’ambivalence du visage de Dieu, dont ils sont présentés comme les instruments :

La toute-puissante main de Dieu fit ce partage : Afin que le frimas, la comete, l’orage,
La rosee, le vent et la pluye, et le glas,
Se creassent en l’air mitoyen, haut et bas :
Dont les uns deputez pour feconder la terre
Et les autres pour faire à nos crimes la guerre,
Peussent es cœurs plus fiers engraver chasque jour
Du monarque du ciel et la crainte et l’amour. (II, 457-464)

Incertitudes de l’eau et incomplétudes du discours

Du fait de ses caractéristiques, et contrairement à l’espace terrestre naturellement offert à l’homme, l’eau des océans demeure donc un espace à explorer, géographiquement - on y découvre « chaque jour des mondes tout nouveaux » (V, 698) - et conceptuellement. Du Bartas insiste sur la nécessité de tirer les leçons du comportement des animaux marins :

[…] Afin que nos esprits
Fussent, non moins que l’œil, d’estonnement espris :
Et qu’encore toute voix, et tout style, et tout aage,
Louangeassent l’Ouvrier en louant son ouvrage. (V, 109-112) .

Car la mer est, du fait de son caractère mystérieux, un réservoir inépuisable de richesses en lequel du Bartas voit le reflet de l’univers dans son ensemble18 et une source d’exemples pour la morale chrétienne. Cependant, s’il est possible, au « Cinquième Jour », de décrire les animaux marins, l’exploration de l’océan proprement dit reste une gageure et le poète préfère regagner prestement la rive familière. C’est qu’ici en effet l’évocation de l’eau semble se heurter au problème même du langage, car l’eau est significativement un élément au caractère presque exclusivement discursif puisqu’elle est « non diverse de flots, ains de noms et de cours » (III, v. 90) et que chaque rivière perd « et son flot et son nom dans un fleuve plus grand » (III, 136). Cette définition, cependant, s’applique essentiellement aux eaux douces, c’est-à-dire aux « bras » de la mer primordiale19 . Quand elle revêt en effet la forme tranquille et familière de l’eau douce, il est aisé de canaliser l’eau par le discours : ruisselets et ruisseaux, rivières et fleuves, sources et fontaines, étangs, mares et marais sont autant de formes connues que le discours met en ordre et qui dessinent, à la surface du globe comme à celle du poème, l’armature rassurante d’une structure arborescente allant de la racine à son aboutissement :

Des fontaines se font les ruisseaux murmurans,
Des murmurans ruisseaux les ravageux torrens,
Des torrens ravageux les superbes rivieres,
Des rivieres se font les ondes marinieres. (III, 131-134)

En revanche, si l’océan apparaît comme un territoire étrange et étranger, sans forme spécifique, c’est parce qu’il ne s’inscrit ni entre deux formes, ni entre deux noms. Au delà de lui-même, il n’y a rien ; son nom ne permet même pas de faire la différence entre l’eau originelle et les formes qu’elle revêt20 . Le poète conclut à l’impossibilité du discours poétique et scientifique :

[…] Mais voy comme la mer
Me jette en mille mers, ou je crain d’abismer.
Voy comme son desbord me desborde en paroles.
Sus donc gaignons le port, et sur les rives moles
Des fleuves, des estangs, des lacs et des ruisseaux,
Contemplons les effects de leurs puissantes eaux. (III, 167-172)

Le texte bartasien ne témoigne donc pas ici de la seule complexité des visages de l’eau, inhérent au cosmos géocentrique chrétien, mais plus encore des liens analogiques entre son caractère insaisissable, parce que protéiforme, les ambiguïtés de la science et les possibilités comme les impasses du discours. Du Bartas, en effet, considère la poésie comme un« sçavoir qui ne sent rien de l’humanité » (Uranie, v. 21-22)21 , une parole sacrée qui de ce fait est le meilleur moyen d’accéder aux réalités les plus secrètes : la science n’est rien sans la « fureur divine » que fait couler le Dieu créateur dans les veines du poète (à l’image d’ailleurs de l’eau qu’il « siringue » dans les veines de la terre). Systématisant la doctrine de la Pléiade, du Bartas affirme que la poésie sans la science est une poésie renégate et la science sans la poésie, un savoir peu efficace. De cette doctrine, le traitement du thème de l’eau dans la Sepmaine est l’illustration directe : si les images aquatiques sont engendrées par un savoir bien maîtrisé, la poésie seule, par la puissance de la parole, peut dévoiler l’au-delà du sensible. Le thème aquatique peut ainsi se lire à la fois comme la mise en abyme de l’inconstance de la matière et de la variété du monde, comme l’image des impasses de la science (on ne peut nommer ce qu’on ne peut voir et ordonner) autant que comme celle des possibilités du vers. Protéiforme et incantatoire, en effet, le vers révèle la part mystérieuse inaccessible aux sens et à la raison en épousant le rythme même des choses ou en suggérant, par l’usage des tropes, ce qui n’est pas dicible dans le langage ordinaire22 . Le recours aux éléments prochains, la terre et l’air, est ainsi un palliatif qui permet au langage poétique (et à lui seul) de traduire l’ambivalence profonde des données scientifiques, théologiques et symboliques liées à l’élément aqueux : ce qui importe ici n’est pas tant la classification disciplinaire que la subversion des frontières permise par les associations poétiques, mimétiques des contaminations élémentaires. Cependant, le discours poétique même ne parvient pas au bout de l’exploration, raison pour laquelle l’eau sert aussi, tout au long du texte, de métaphore aux mystères divins23 . Si l’eau donc « favorise l’éclosion de la poésie cosmologique »24 , la poésie est, comme l’eau des origines, une matrice de formes et de significations diverses dont le but est la mise en scène de la variété, objet scientifique autant que littéraire. Instable et inépuisable, elle ne peut cependant offrir que le reflet révélé des choses et non la chose elle-même.


Violaine Giacomotto-Charra est maître de conférence en littérature et langue française et membre du Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l'Imaginaire Appliquées à la Littérature (LAPRIL, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III ). En 2003, elle a fait une thèse intitulée L'imaginaire des éléments à la Renaissance : réception et réécritures des théories antiques . Elle a publié plusieurs articles sur Du Bartas et sur Michel Quillian et elle poursuit actuellement ses recherches sur la poésie scientifique et sur la question de la vulgarisation des savoirs à la Renaissance, en particulier dans le domaine de la physique élémentaire.


Notes:

1 Du Bartas, Guillaume. La Sepmaine ou Creation du Monde. Paris : M. Gadoulleau, 1578. Nous citons d’après l’édition d’Yvonne Bellenger, Paris : S.T.F.M., 1992, soit le texte de 1581. Le premier chiffre renvoie au « Jour », puisque la Sepmaine est divisée en sept chants nommés logiquement les « jours », le second au numéro du vers.

2 Ce que A. M. Schmidt a nommé « poésie scientifique », cf. La poésie scientifique en France au XVIe siècle. Paris : Albin Michel, 1938.

3 Hexa- et non heptaméral car la tradition patristique ne traite pas du Septième Jour, ce que fait en revanche du Bartas. Le terme « hexaméron » reste cependant utilisé.

4 Copernic, Nicolas. De revolutionibus orbium cœlestium libri VI […]. Nuremberg, J. Petreius, 1543.

5 Cf. Du Bartas, IV, 155-160.

6 Platon, déjà, justifiait leur existence par la nécessité d’une « médiété » entre la terre et l’eau, médiété qui pour des raisons d’harmonie géométrique doit elle-même être composée de deux éléments. Cf. Timée, 31c-32b.

7 En raison de la théorie des humeurs, qui repose sur les mêmes présupposés qualitatifs que le système élémentaire.

8 « Bref, je ne presente point icy une confession de foy, ains un Poëme, que je pare autant qu’il le peut porter, des plus exquis joyaux que je butine sur toute science et profession », « Brief advertissement », op. cit., p. 348.

9 Ces deux caractéristiques de l’eau sont exposées non seulement par les ouvrages philosophiques de l’époque mais aussi par de nombreux manuels de vulgarisation, ce qui assure leur diffusion.

10 Dans la traduction de la Bible utilisée par du Bartas : « Et la terre estoit sans forme et vuide, et les tenebres estoyent sur le dessus de l’abysme : et l’Esprit de Dieu se mouvoit sur le dessus des eaux », cité par Y. Bellenger, op. cit., p. 337.

11 Le même type de métaphores « liquides » se trouve dans l’évocation de la création de l’homme : Dieu « fit couler de la vive fontaine / De sa Divinité quelque petit ruisseau / Dans les sacrez conduits de ce fresle vaisseau » (VI, 712-714).

12 « Tout estoit en brouillis » (I, 281), puis Dieu « desbrouille » le Chaos (I, 465), c’est-à-dire les « embrouillez climats de ce gouffreux desordre » (I, 476) formé de « brouillez elemens » (II, v. 377).

13 Les allusions aux crues sont rares et ces dernières n’offrent pas un spectacle comparable à celui d’une tempête « naufrageuse ». On en trouve cependant, en particulier pour faire ressortir, par opposition, la clémence terrestre, cf. note suivante.

14 Car du Bartas, récusant une partie de la pensée chrétienne qui lie la terre au péché, y voit au contraire le seul élément vraiment clément pour l’homme. S’inspirant en effet clairement de Pline, il écrit « La terre est celle-là qui reçoit l’homme né / Qui receu le nourrit : qui l’homme abandonné / Des autres elemens, et banni de nature / Dans son propre giron, humaine, ensepulture. / On void l’air maintefois mutiné contre nous, / Des fleuves le desbord desployer son courroux / Sur les frêles mortels : et la flamme céleste / Aussi bien que la basse est à l’homme funeste. / Mais des quatre elemens, le seul bas element / Tousjours, tousjours se monstre envers l’homme clement » (III, 399-408).

15 Ces qualificatifs apparaissent parfois sans motivation aucune, comme lors de l’évocation du Phénix : « Je scay bien que tu tiens tel rang parmi la troupe / Qui de l’air orageux les plaines entrecoupe » (V, 903-904).

16 « Fureur et des vents et des ondes » (V, 36) ; « fureurs » des océans (III, 55). On peut ajouter que les phénomènes météorologiques sont présentés comme la caractéristique essentielle de l’air bien avant son rôle physiologique pour la respiration, qui n’est qu’à peine évoqué au « Sixième Jour ».

17 Même les marins sont comme contaminés par les éléments auxquels ils sont associés puisqu’ils « sont le plus souvent / Plus traistres que la mer, plus mutins que le vent » (V, 445-446).

18 « On voit comme plongé dans les eaux l’univers » (V, 34). L’idée selon laquelle la mer est non seulement une sorte de miroir de l’univers dans son entier mais comporte en outre des créatures mystérieuses sans équivalent dans le reste du monde est déjà présente dans l’antiquité. Elle a en particulier été transmise à la Renaissance par Pline (Histoire naturelle, IX, 2).

19 Chaque « bras » n’étant « qu’un ruisselet au prix de la mer grande » (III, 85-86).

20 C’est toute la difficulté de distinguer entre l’eau élémentaire et les formes de l’eau : les eaux originelles sont elles-mêmes appelées « mer Océane » et la terre leur doit ses « mers » géographiques (III, 97-98).

21 Pour les développements théoriques de du Bartas au sujet de son art, cf. le « Brief adverstissement » ajouté à la Sepmaine (reproduit par l’édition Bellenger) et surtout L’Uranie, in La muse chrestienne, texte antérieur à la Sepmaine, repris dans l’édition des Œuvres de 1583.

22 On peut rapprocher cette analyse d’une remarque que fait James Dauphiné au sujet de l’utilisation d’une image aquatique pour rendre compte du mouvement historique de la translatio studii décrit par du Bartas dans sa Seconde Semaine : il conclut en effet que « l’effort de l’imagination a abouti là à une réussite par l’établissement d’une concordance entre l’idée, son expression et l’eau, à la fois élément et support de la comparaison », Guillaume de Saluste du Bartas, poète scientifique, p. 66.

23 Dieu « fait de l’Ocean de ses douces largesses / Regorger, liberal, mille mers de richesse » (I, 55-56) aussi ne convient-il pas de « sonder le fond » « d’un si profond Neptune » (I, 76-77).

24 Dauphiné, James. Op. cit., p. 66.

Bibliographie :

- Aristote. Météorologiques. Trad. Louis, Pierre. Paris : Les Belles Lettres, 1982.

- Dauphiné, James. Guillaume de Saluste du Bartas, Poète scientifique. Paris : Les Belles Lettres, 1983.

- Du Bartas, Guillaume. La Sepmaine. Ed. Bellenger, Yvonne. Paris : STFM, 1992.

- … , Guillaume. Les Œuvres de Guillaume de Salluste, sieur du Bartas […]. Paris : Huet, 1583.

- … , Guillaume. La seconde semaine ou enfance du monde. Paris : P. L’Huilliet, 1584.

- Platon, Timée. Trad. Brisson, Luc. Paris : Garnier Flammarion, 1992.

- Pline, Histoire naturelle. Trad. Beaujeu, Jean. Paris : Les Belles Lettres, 1964.

- Schmidt, Albert-Marie. La poésie scientifique en France au XVI e siècle. Paris, Albin Michel, 1938.

Pour la bibliographie bartasienne, par ailleurs abondante :

- Bellenger , Yvonne et Ternaux, Jean-Claude. Bibliographie des écrivains français : Du Bartas. Paris-Rome, Memini, 1998.