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Return to Equinoxes, Issue 8:Automne/Hiver 2006-2007
Article ©2007, Carlos F. Clamote Carreto

Carlos F. Clamote Carreto, Universidade Aberta, Lisbonne

RÉVOLUTIONS COSMIQUES ET DÉRIVES DU SIGNE.

La roue de fortune dans le récit médiéval (XIIe-XIIIe siècles)

Fortune rota volvitur: descendo monoratus;
alter in altum tollitur; nimis exaltus [...].

O Fortuna, velut luna
statu variabilis,
sempercrescis aut descrescis;
vita detestabilis.
Carmina Burana.

De Fortune la semilleuse
et de as roe perilleuse
touz les tourz conter ne porraie […].
(Le Roman de la rose v. 6825-27)

Éclipses et rÉsurgences

            La célèbre traduction et glose de La consolation de Philosophie de Boèce attribuée à Jean de Meun (fin du XIIIe siècle) invite le lecteur à réfléchir sur la place de la destinée au sein de la dynamique de l’univers, une réflexion qui assume les contours d’une véritable (méta)physique du mouvement. Or, il n’est mouvement sans principe actif ni énergie susceptible de mettre en branle le cosmos. Dieu, qui est en soi «estable et immouvable» (Boèce 89), qui ne connaît ni génération ni corruption, ni commencement ni fin, se trouve évidemment au centre de toutes ces révolutions cosmiques qui façonnent les contours plastiques du monde. Cette vision de l’univers repose, on le voit, sur un puissant rapport dialectique entre le centre et le cercle défini comme «rondesce demenée tour entour en retournant a ce meisme point dont elle party» (101), l’âme connaissante étant ainsi appelée à refaire sans cesse, grâce à l’étude notamment, le chemin entre la chose sensible (tangible) et ses propriétés intrinsèques, entre le référent matériel et l’essence de l’objet, entre le signifiant menacé par l’illusion et le leurre et un signifié immuable qui garde la mémoire vestigiale du geste créateur. C’est ainsi entre le centre indivisible et la circonférence que se dessinent les (en)jeux de l’humaine destinée.

            Une image s’imposait alors à Jean de Meun, celle de la roue qui tourne sans cesse autour d’un point fixe: plus l’homme s’éloigne de ce point, plus il est enclin à la force centrifuge du mouvement, i.e., à l’instabilité, au changement, à la corruption. Inversement, plus il se rapproche du centre, plus il «seurmonte la muance de destinée et toute necessité» (137). Au sein l’ordre général (144) qui structure l’univers, du centre émane la Providence, principe aimanté par la semblance entre la créature et Dieu, alors que du cercle échappent les forces du destin qui transforment l’être, désormais soumis à l’empire du temps et des trois Parques, Clotho, Lachésis et Atropos (19-20). Cependant, en vertu de la force centripète exercée par le noyau primordial, après sa mort, l’homme n’est-il pas appelé à revenir à son état originel d’avant la procréation, à se fondre à nouveau avec le centre immuable, à redevenir lui-même énergie créatrice?

            L’ordre du monde ainsi (r)établi sur le modèle de Boèce est largement tributaire d’une conception cyclique et relativement étanche de l’univers circonscrit dans l’espace par les révolutions des corps célestes, et dans le temps par une pensée à prédominance eschatologique qui se nourrit de la nostalgie d’un retour libérateur aux origines d’où émanera la plénitude du Sens. Il est cependant une figure qui semble vouloir briser cette logique, une figure qui, tout en participant de l’imaginaire cosmique de la révolution, déséquilibre le rapport entre le centre et la circonférence, et précipite le temps et l’homme dans une succession apparemment aléatoire et dégouvernée de mouvements vertigineux aussi bien ascendants que descendants qui abandonnent le sujet à la dérive dans un périple où l’origine du sens s’obscurcit, se perd et devient illisible. Cette image, nous l’avons deviné, est celle de Fortune et de son inéluctable et menaçante roue. Plus l’être s’éloigne du centre, plus il s’expose aux affres diaboliques d’une contingence sans causes apparentes1, plus il devient victime des simulacres et des fantasmes de l’imagination. Dans un univers circulaire, où l’âme alimente incessamment le rêve de retrouver le lieu stable et éternel de ses origines divines au-delà d’une expérience de la dérive (du langage, du sens et de toutes les vicissitudes de la vie terrestre), Fortune ne pouvait qu’être réduite à la dimension d’un faux signe qu’il faut chercher à gommer ou à retranscrire (traduire) d’après un système conceptuel (chrétien) qui permet aux termes de retrouver entièrement leur rectitude et propriété grammaticales.

Fortune ou l’empire du signe

            Durant les XIIe et XIIIe siècles, comme le dit un célèbre hexamètre latin qui se trouve à la miniature illustrant cette figure, Fortune règne, omniprésente et toute-puissante, dans un monde sans règne.2 Elle monopolise et mobilise totalement l’espace même de la représentation, de l’iconographie3 à la littérature latine, en passant par le théâtre4 et le roman en langue vernaculaire. Lorsqu’il évoque, dans sa Cosmographia, les trois dons offerts par Dieu à Urania(le Miroir de la Providence où se projette les archétypes éternels), à Natura (les Tables du Destin) et à Physis (le Livre de la Mémoire), Bernard Sylvestre prend soin de souligner que le support sur lequel s’inscrit la destinée humaine est un support en bois, corruptible, et donc extrêmement muable, doté d’une large étendue, mais limitée (11).

            Au cœur de ce courant néo-platonicien développé dans le cercle de l’école de Chartres, on ne saurait oublier la longue (près de 90 vers), complexe et subtilement construite, description qu’Alain de Lille fait de la maison de Fortune aux livres VII et VIII de son Anticlaudianus. L’enjeu est tout aussi bien théologique que poétique, car il s’agit de représenter (de fixer) l’image même de la versatilité à travers une rhétorique de l’antiphrase «Multa per antifrasim gerit illic alea casus» (427), la seule qui puisse efficacement opérer cette «coincidentia oppositorum» inquiétante qui émane de Fortune et de son ambiguo vultu (31). Chez Alain de Lille, la description de ce rocher battu par des vagues et des vents successivement délectables et dévastateurs, et traversé par deux fleuves, un au goût de miel (qui jamais n’étanchera la soit de l’homme) et l’autre aux eaux sulfureuses, de cette maison qui, exhibant une solidité à toute épreuve, menace à chaque instant de s’effondrer et, bien entendu, de cette figure emblématique du masque, du simulacre et du double sens qui se définit comme «immobile dans l’inconstance, ferme dans la chute, fidèle/ dans le mensonge, légère dans la vérité et stable dans le mouvement» (25-26), touche pratiquement à l’aporie, l’antiphrase comme écriture (im)possible de la mutation permanente (ou de la permanence dans la mutation), devenant négation même de l'écriture et de toute représentation.5

            Un simple relevé statistique nous permet de saisir également l’importance du thème dans la littérature vernaculaire et ceci dès les premier romans (circa 1150)ancrés dans la matière antique. Le corpus interrogé6 révèle des données surprenantes: à peine trois occurrences du terme providence (lié à l’expression topique et figée de la «providence divine») contre près de 120 occurrences du terme Fortune, le plus souvent associée à son inéluctable et imprévisible roëlle, et toujours en rapport avec cette entité inconstante, néfaste et ténébreuse dont nous avons précédemment suivi les pas. Le fait qu’elle assume l’apparence d’un topos ne diminue en rien son efficacité rhétorique et symbolique: sous le voile du lieu-commun se dessine toujours, en filigrane, les contours d’un imaginaire culturel et idéologique qui préside à cette remarquable résurgence dans le domaine de la représentation fictionnelle.

            Très souvent, elle est liée, dans la droite tradition de Boèce, au registre du plantus: c’est le cas d’Énide (v. 2781) lamentant la parole fatale qu’elle vient de prononcer en accusant son mari de récréantise, ou de Lancelot (Le chevalier de la charrette v. 6468 et 6477) fait prisonnier par amour à la Dame dans la tour de Méléagant. Elle peut prendre la forme d’une parole mystérieuse qui obscurcit soudain le passé, ou assumer, par le biais du narrateur, la valeur d’une prolepse, Fortune devenant alors signe narratif qui laisse deviner qu’un renversement s’approche qui va retisser aussi bien les fils du destin que ceux du récit. Ni même un texte à portée éminemment moraliste et exemplaire comme Les miracles de la Sainte-Vierge (circa 1218-1227) de Gautier de Coincy, une œuvre où règne, par définition, la volonté transcendantale de Dieu, n’a pu, semble-t-il, échapper à l’attraction exercée par cette figure. D’une façon tout à fait surprenante et paradoxale (pour ne pas dire hétérodoxe), Fortune redevient l’un des noms possibles de la divine providence qui prévient l’homme contre la séduction maléfique de l’avoir ou du pouvoir, le sommant à abandonner les vices7 et à chercher, sous les miroitements instables de la lettre (métaphore de tous les signifiants du désir dans lesquels l’être s’abîme), la profondeur immuable du signifié où se blottit la vérité de Dieu8. La mort le roi Artu, roman en prose anonyme (circa 1230) présente six occurrences. Fortune atteint son apothéose lors du songe mantique du légendaire souverain où s'annonce prophétiquement son éclipse proche dans l’Autre-Monde de la mort.9

            Cette omniprésence qui scande obsessionnellement le roman ne saurait nous surprendre. Elle fait surgir une autre facette de cette étrange et radicale révolution opérée par Fortune qui devient manifestation de la conscience aiguë que tout un univers mythique et littéraire est désormais révolu et consommé dans une tradition appelée progressivement à disparaître ou à se transformer à l'image même de Fortune. La déesse païenne se mue en emblème d’un univers symbolique et poétique en décomposition.

            La soudaine fascination pour l’image de la Roue de Fortune à partir du XIIe siècle a fait l’objet de nombreuses hypothèses. Dans son ouvrage, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale,l’historien russe Aaron Gourevitch suggérait que la popularité de cette représentation était liée à la croissance de la mobilité sociale verticale (238), phénomène qui n’était pas sans créer certaines angoisses au sein de la noblesse féodale traditionnelle et du clergé. Mais, il faudrait aller plus loin et mettre en rapport ce processus avec les nombreuses mutations culturelles qui caractérisent cette période sur tous les plans, conduisant peu à peu à l’émergence, bien que timide encore, d’une subjectivité littéraire10, psychologique et sociale11. Or, une des plus marquantes, sinon la plus marquante et décisive, de ces mutations réside dans le passage d'une économie à dominante oblative, intimement liée à la pensée symbolique, à une économie monétaire et marchande subordonnée à l'imaginaire du signe. Est-ce, dès lors, une simple coïncidence si nous voyons immerger et se développer, dans ce contexte, une foisonnante littérature écrite en langue vernaculaire? Ou serait-ce une même révolution épistémologique qui a ouvert simultanément les portes à une monétarisation des rapports sociaux, au renouveau de la vitalité urbaine, au regain de certains péchés – comme l’avarice et l'usure12 – au sein de la représentation artistique et des discours doctrinaux, à l’éclosion de la pensée scolastique et à la multiplication des Ordres Mendiants, à l'irruption des cathédrales gothiques, à la naissance d'une littérature profane qui revendique, peu à peu, son autonomie face aux systèmes poétiques latins ou néo-latins, et, finalement, à la résurgence du thème de Fortune?

            Au XIIe siècle, l’univers n’a plus la rondeur confortable et réconfortante du symbole clos sur lui-même, harmonieux et transparent, du moins pour ceux qui en maîtrisent le langage. Il n’a plus la stabilité politique et sociale où chaque être avait sa place parfaitement au sein d’une syntaxe du monde qui reproduit l’ordre de l’univers. L’apparition de Fortune donne ainsi corps aux fantasmes les plus divers émanant d’un monde devenu plus complexe et opaque, un monde régi par des forces obscures et arbitraires, injustes parfois, mais toujours ressenties comme cruelles. Ces forces aveugles, invisibles et dissolvantes peuvent se revêtir de milles visages (l’envi, le pouvoir, l’avoir, la ville) qui convergent tous, d’une façon ou d’une autre, sur le signe monétaire13. L’aveuglement, l’invisibilité (propre du simulacre) et la dualité ne sont-ils pas justement des attributs communs à l’argent et à Fortune? La configuration de la roue et les mouvements qu’elle permet ne sont-ils pas semblables à ceux d'une pièce de monnaie? Face au titillement des coches qui marquait naguère le temps en parfaite harmonie avec les cycles de la nature, la Roue de Fortune et la précipitation temporelle qu’elle entraîne n’est pas sans évoquer le rythme plus frénétique du «temps du marchand» dont parlait J. Le Goff (46-65). Fortune incarne une profonde brisure symbolique au sein d’un univers devenu déconcertant  et où les signes matériels semblent en rade de référence et de signification.

Révolutions poétiques et fortunes du roman

            Du corpus étudié, aucun texte appartenant au genre épique ne fait mention de Fortune. Existerait-il alors un lien intime et secret qui unit Fortune et imaginaire romanesque de façon privilégiée? Respectant les contours d’une commémoration rituelle et poétique, la chanson de geste tend à célébrer, à l’intérieur de sa structure sémantique, idéologique et formelle, l’éternel retour du Même, les poèmes parvenant toujours à exorciser, tant bien que mal, les ruptures ou failles qui menaçaient de briser la cohérence du monde dans sa parfaite révolution. Un univers rempli de reliques et où le discours fonctionne lui-même comme «une présence reliquaire des choses dans les signes» (Bloch 135) esquissé comme le rêve d’un immense lieu-commun de la mémoire collective, parcouru par la nostalgie des origines, et se fondant sur une cohésion/stabilité épistémologique entre le signifiant, le référent et le signifié primordial (tout comme dans le processus étymologique), ne saurait en effet se plier aux mouvements aléatoires et accidentels du monde et du sens incarnés par Fortune.

            En revanche, le roman, ancré dans le principe esthétique de la nouveauté et de l’imprévisibilité14, marque l’émiettement de l’unicité du symbole en une multitude de signes dont le sens ne dépend plus ni d’une vérité transcendantale, ni d’une autorité qui lui serait extérieure, mais d’une constante négociation rhétorique du sens qui se joue à l’intérieur même du système textuel et narratif. Le registre épique est parcouru par une conception réaliste du signe, alors que le discours et l’imaginaire romanesques participent davantage d’un certain nominalisme linguistique. Là, la signification, perdant son rapport à une propriété immanente attachée à la notion de rectitude grammaticale issue du Haut Moyen Âge, devient extrêmement muable et flottante, car sans cesse modalisée d’après des contextes eux-mêmes changeants. Il est peut-être trop tôt de parler d’un arbitraire du signe, mais, c’est bien au caractère imprévisible du sens que renvoient, du point de vue culturel et poétique, aussi bien l’image de Fortune que celles du signe monétaire et du discours romanesque, toutes trois associées au spectre diabolique de l'usure15, de l'avarice (l’empire du désir mimétique), de la fraude, du mensonge et de la contrefaction.

            Conçu comme une espèce de somme poétique, Le roman de la rose placera le thème de Fortune au cœur du processus de représentation. Voici Fortune l’instable (v. 4675) qui fait Amour s’éclipser comme une lune abandonnant la terre à l’empire de l’ombre et des ténèbres, loin des rayons solaires et bienveillants de Raison (v. 4753 sq.); Fortune la perverse et contraire (v. 4815-16) qui donne et retire, ennoblit et détrône l’homme; Fortune la tavernière (v. 6792) qui engendre ses paradis artificiels et se joue de l’ordre établi qu’elle se plaît à renverser ou à mettre constamment en miettes. Jean de Meun renchérit sur la tradition en relevant, lui aussi, le défi de décrire cette figure au milles masques («Ainsi Fortune se desguise» v. 6103). Et l’enjeu est, là encore, aussi bien idéologique que poétique et langagier. En effet, sous ses parures somptueuse, étincelante et ornementée «de mout desguisees couleurs» (v. 6096), Fortune incarne l’empire du signe, ou plus précisément, l’empire du signifiant, de la lettre charnelle et séductrice qui dissimule, sous les traits de l’apparat rhétorique (je pense à la figure emblématique et menaçante de Faux-Semblant), un sens profondément impropre et trompeur transmis par le langage courtois (et pas seulement). D’ailleurs, cette figure ne tardera pas à révéler sa véritable nature lorsque projetée sur un vêtement transformé en haillons et qui cache un corps monstrueux et difforme abrité dans une demeure, elle-même, boueuse et puante (v. 6115 sq.). De cette perspective, Fortune représente la fausse monnaie du signe et du sens, la dérive poétique liée aussi bien à l’amour qu’à la fiction romanesque qui lui donne corps.

            Dans Le roman de la rose, et à la suite d’une tradition désormais solidement établie, Fortune représente ainsi le monde vain des signifiants du désir, qu’il s’agisse du pouvoir ou de l’avoir, de l’amour et de sa rhétorique trompeuse, ou de cette noblesse de sang enracinée dans une grammaire du lignage dont Jean de Meun dénonce sans cesse la vacuité, qui éloignent l’homme du centre où habite Raison, et, d’où émane Sens. Son pouvoir corrosif, cet appel à découvrir la vérité de l’être (et de la lettre) sous le tournoiement infini de cette roue qui change les vertus en vices et bouleverse les signes et l’ordre des choses dans le monde terrestre, traduit, peut-être, le désir secret de voir s'opérer une ultime révolution: celle qui permettrait un retour non pas à l’origine divine de toute chose (devenue inaccessible), mais à une nouvelle alliance entre Fortune et Nature (qui a fait les hommes égaux), suggérant alors que le poème touche à sa fin (v. 18559 sq.).

            Fortune déploie ainsi son action sur tout le champ de la représentation: elle est écriture métaphorique qui aspire à renaître dans la propriété, elle est glose déviante qui interpelle sans cesse l’activité herméneutique. Néanmoins, face à l’impossibilité de nommer la Chose, d’accéder à la pleine lumière du Sens, il faut parfois se confier à la littera et à la part d’ombre, de reflet, d’oblicité et de contingence qu'elle comprend. Voilà ce qu’a entrepris, peu de temps avant la Rose, un autre poète, Jean Renart, en érigeant Fortune au statut de métaphore de l’activité poétique. Le prologue du Lai de l’ombre (circa 1221-1222) procède-t-il ainsi à une véritable apologie de la chance et de son infini supériorité par rapport à l’avoir et aux amis (éléments bien trop muables et volatils auxquels nul ne peut se fier)16. La combinaison apparemment fortuite des signes narratifs et l'irruption abrupte d'un déroulement inattendu d'une signification imprévue paraissent échapper à la maîtrise du poète et des personnages qu'il met en scène.

            L’histoire se résume en peu de lignes: quelles probabilités un chevalier a-t-il de conquérir une dame qui a immédiatement saisi, repoussé et contrecarré ses stratagèmes rhétoriques (v. 377-480)? Pratiquement aucunes. Celui-ci devra alors abandonner la topique courtoise traditionnelle et inventer une stratégie différente qui passe non plus par le langage, mais par les jeux de l’image, par l’art du reflet et par les ruses du simulacre dans laquelle s’inscrit la nouvelle conception du signe poétique énoncée par Jean Renart dans le prologue et qui correspond à un délicat, savant et trompeur, mélange entre la manipulation et les jeux de la chance et du hasard. Profitant du pouvoir médusant que son discours a momentanément produit sur la dame qui s'absente dans son «penser» (v. 569), le chevalier échange secrètement l’anneau, forgeant ainsi un simulacre de pacte amoureux (v. 546-575). Après leur séparation, la dame s'aperçoit du subterfuge et invite l'«amant» à se rendre près d'un puits – situé dans le verger topique de la courtoisie – afin de lui restituer cet objet. Si jamais il refuse, pense-t-elle, elle lancera l’anneau au fond du puits. Cependant, le chevalier anticipe et déjoue à son tour les mouvements de la dame: il feint d'accepter de bonne grâce l'anneau et c'est alors, voyant le corps de la dame reflété dans l'eau du puits, qu’il décide d'offrir, par «mout grant sen» (v. 876), l'aniaus à cet objet du désir devenu mirage purement imaginaire ou imaginal (v. 895-903).

            Il ne s’agit pas ici «de savoir si oui ou non le chevalier vient d’accomplir sa volonté contre celle de la dame» (Dragonetti, 141) ou si c’est l’inverse qui se produit. Dans l’univers des transactions secrètes qui règlent l’économie des désirs amoureux et poétique, il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Si la dame et le chevalier ont à tour de rôle la prétention de s’anticiper sur l’agencement des signes qui forment la trame du récit et dont la trajectoire de l’anneau en est l’emblème parfait, ni l’un ni l’autre ne parviennent jamais à maîtriser véritablement la production du sens construite de façon quasi autonome et pratiquement à l’insu des personnages (et peut-être même du poète). Comment ne pas remarquer, au cœur de ce scénario imaginaire, la singulière analogie entre le puits et l’anneau, deux formes circulaires qui renferment, tout comme cette Roue de Fortune distribuant inégalement la chance, un vide fondateur que seule l’image, cette représentation poétique, peut combler? Ce qui importe, ce n’est donc plus la vérité, mais l’ombre de la vérité, ce n’est pas tant le sens du geste, mais l’ombre qui se répand, de façon diffuse et incontrôlable, à partir d’un geste ou d’une parole, ce n’est plus la réalisation providentielle d’une destinée inscrite dans le Livre symbolique de l’Univers, mais une chance que l’on saisit au hasard et qui bouleverse le sens. Accomplissant, au seuil d’une longue modernité17, une ultime révolution littéraire, voici que Fortune, toujours stable dans son perpétuel mouvement, selon Alain de Lille, assume un nouveau masque en se transformant en instance suprême qui préside à la création poétique.


 Carlos Carreto est Docteur en Littérature Française du Moyen Âge et professeur de Littérature française (Moyen Âge et Époque Classique) à l’Universidade Aberta (Lisbonne, Portugal). Ses recherches actuelles portent essentiellement sur le rapport dynamique entre les mutations culturelles et idéologiques des XIIème et XIIIème siècles et les (nouvelles) conceptions et pratiques de l’écriture dans les textes narratifs de cette période.


 

Notes

1Ces caractéristiques de la païenne Fortune, que déjà Lactance avait assimilée au diable (Institutiones divinae, 3, 29), seront également reprises par Isidore de Séville dans ses Étymologies (8, 11, 94). Sur l’évolution des concepts de Fatum et Fortuna, je renvoie à l’excellente synthèse de N. Hecquet-Noti. «Fortuna dans le monde latin: chance ou hasard?» La Fortune. Thèmes, représentations, discours. Genève: Droz, 2003. 13-29.

2“Regnabo; regno; regnavi; sum sine regno” (repris dans Carmina Burana, 18a. 20).

3Sur cette question, voir J. Wirth. “L’iconographie médiévale de la Roue de Fortune.” La Fortune. Thèmes, représentations, discours. Éd. cit. 105-127.

4Je pense notamment à la deuxième partie du Jeu de la Feuillée (1276) d’Adam de la Halle qui, en déplaçant l’action de l’univers urbain (dominé par la soif de l’argent que la société arrageoise essaie d’étancher, littéralement et métaphoriquement, dans la taverne) vers l’autre monde de la féerie accentue l’absurde d’un monde à l’envers soumis à l’empire de la Roue de Fortune.

5Voir, à ce sujet, les réflexions d’Y. Foehr-Janssens. “La maison de Fortune dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille.” La Fortune. Thème, représentations, discours. 129-144.

6Ce relevé a été effectué à partir du corpus de la Base de Français Médiéval (http://bfm.ens-lsh.fr) qui compte sur près de 74 textes français qui s’étendent du IXe au XVIe siècle.

7Dans un passage du miracle «Du juif qui prist en gage l'ymage Nostre Dame», nous sommes surpris de voir Fortune rejoindre la représentation habituelle (au moins depuis la Psychomaquie de Prudence) de la superbia qui précipite le chevalier de sa monture (527-531).

8Fortune devient ainsi l’emblème (ou l’allégorie) du monde à l’envers destinée à la déchéance: «Tiex est li siecles tout sans doute/ Si tost com Fortune jus boute/ Aucun preudomme de sa roe;/ Mais cil le boutent en la boe/ Et plus le tiennent vil c'un chien/ A cui il a plus fait de bien [...]./ La lettre maudit, c'est la somme,/ Celui qui a fiance en home» (Du juif qui prist en gage l'ymage Nostre Dame, v. 71-80).

9Sa description en est admirable et exemplaire: «Quant il fu endormiz, il fu avis que une Dame venoit devant lui, la plus bele qu'il eüst onques mes veüe el monde, qui le levoit de terre et l'enportoit en la plus haute montaigne qu'il onques veïst; illuec l'asseoit seur une roe. En celle roe avoit sieges dont li un montoient et li autre avalient; li rois regardoit en quel leu de la roe il estoit assis et voit que ses siege estoit li plus hauz. La Dame li demandoit: ‘Artus, ou ies tu? – Dame, fet il, ge sui en une haute roe, mes ge ne sei quele ele est. – C'est, fet ele, la roe de Fortune.’ [...] Et lors le prenoit et le tresbuchoit a terre si felenessement que au cheoir avis au roi qu'il estoit touz debrisiez et qu'il perdoit tout le pooir del cors et des menbres» (La mort le roi Artu 176, 56-79).

10M. Zink. La subjectivité littéraire. Paris: PUF, 1985.

11À ce sujet, je renvoie au récent recueil d’essais organisé par M. Bedos-Rezah et D. Iona-Prat. L'individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité. Paris: Aubier, 2005.

12L. K. Little. “Pride Goes Before Avarice: Social Change and the Vices in Latin Christendom” American Historical Review 76 (1971): 16-51; J. Le Goff. La bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Age. Paris: Hachette, 1986.

13Sur cette question, je renvoie, entre beaucoup d’autres possibles, aux études d’H. Bloch (Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français. Paris: Seuil, 1989) et de M. Shell (The Economy of Literature. Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1978; Money, Language and Thought: Literary and Philosophic Economics from the Middle Ages to the Modern Era. Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1982).

14Voir M. Stanesco. “À l'origine du roman: le principe esthétique de la nouveauté comme tournant du discours littéraire.” Styles et valeurs. Pour une histoire de l'art littéraire au Moyen Âge. Paris: SEDES. 141-165.

15Comme le suggérait H. Bloch suivant l’analogie établie par Nicole Oresme entre l’acte usuraire et l’imprécision grammaticale, l’usurier ne serait-il pas, en effet, «à bien des égards. le compagnon du poète – ils dissolvent de concert la généalogie par l’impropriété monétaire et linguistique, par l’intérêt et la métaphore» (Bloch 235).

16«Et miex vient a un honme avoir/ eür [chance] que avoir ne amis» (Renart, v. 26-27).

17Je pense à Guillaume de Machaut (Remède de Fortune), bien entendu, mais aussi, et bien plus tard, à Mallarmé (Un coup de dés jamais n’abolira le hasard).

 

Bibliographie

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