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Return to Equinoxes, Issue 8:Automne/Hiver 2006-2007
Article ©2007, Phillip John Usher

 

 

 Phillip John Usher, Barnard College, Columbia University

lancelot: le chevalier du circulaire

I. Introduction

            L’espace que traverse Lancelot dans le roman de Chrétien de Troies (rédigé vers 1177-79) est jalonné de cases et de zones distribués selon des axes qui semblent nous échapper. Où se situe, par exemple, le Pont de l’Epée par rapport à la cour d’Arthur ? Ou le carrefour par rapport au Pont sous l’Eau ? La nature allégorique des lieux, lesquels organisent le déroulement des épreuves successives, est bien connue ; mais trouve-t-on également dans ce texte une pensée de l’extériorité ? L’espace par où transite le chevalier ne récupère-t-il pas une fonction et une forme propres à la cartographie médiévale ? Le rapport espace-narration n’est-il pas celui de la géographie moyenâgeuse ? Dans les pages qui suivent, mon propos est de dégager l’armature spatiale dans laquelle prennent place les différents épisodes du récit et de tenter un rapprochement avec les connaissances géographiques médiévales.

 

II. La fonction du circulaire

            Il convient tout d’abord de s’interroger sur la ‘forme’ du récit. Une première constatation est que le désinit répond en écho à l'incipit, autrement dit que le récit est circulaire : la relation commence le jour de l’Ascension, « Li rois Artus cort tenue ot / Riche et bele tant con lui plot » (« Le roi Arthur avait tenu sa cour / avec tout le lustre et la beauté qu’il y souhaitait ») (31-2) et prend fin lorsque le roi, assis sous un sycomore « qui fu plantez del tans Abel » (« qui remontait au temps d’Abel ») (6990)—garant de l’atemporalité et de la possibilité de répétition du circuit suivi par le héros—assiste à l’ultime combat entre Lancelot et Méléagant et à la mort de ce dernier.  Les distances s’annulent, le héros rentre chez lui. Lancelot, aux antipodes d’une « révolution » au sens moderne et politique, est l’histoire d’un retour, de la restauration et de la réaffirmation d’un pouvoir (l’éthique chevaleresque de la Table Ronde). Bien que le chevalier errant soit le type de l’aventurier de l’inconnu, la Cour dans les romans de la Table Ronde répond de leur « errance et s’approprie symboliquement l’espace parcouru par l’errant .» (Zumthor 209). L’inconnu n’a de sens que dans ses rapports avec le connu : la rondeur de la Table Ronde est assurément, sous un angle métonymique, une carte et un blason (voir Figure 1). 1 Entre le départ et l’arrivée qui enserrent le récit, entre le partir et le rentrer, Lancelot traverse un espace bâti de pleins et de creux dont l’enchaînement répond à une organisation à la fois précise et incertaine, soumise—nous le verrons—au circulaire.

 

round table
La « Table Ronde »
Figure 1 2

Il s’avère difficile de réconcilier l’espace arthurien avec les toponymes connus. En revanche, sur un plan épistémologique, le rapprochement peut s’envisager sans difficulté puisque la circularité du récit est celle aussi des conceptions les plus répandues de l’espace habitable au Moyen Âge. En fin de compte, il importe peu de savoir—question qui a fait couler beaucoup d’encre—si Camelot correspondrait à Cadbury (Somersetshire), à Colchester (les deux villes sont dans le sud de l’Angleterre), ou à quelque autre ville localisable. Une série de fouilles archéologiques et l’absence de toute rivière à Cadbury permettent d’écarter la première piste ; les preuves pour la deuxième piste ne sont guère plus probantes. Rien ne permet, en effet, d’affirmer que Camelot ait vraiment existé ; 3 il faut adopter l’hypothèse d’un lieu fictif. De telles apories, loin de freiner notre enquête, nous incitent à adopter une approche épistémologique. De surcroît, une telle démarche—chercher à retrouver la source extratextuelle de tel ou tel lieu fictif—trahit un parti pris pour les espaces euclidiens, vectoriels, approche qui s’inscrit en faux contre les connaissances géographiques du Moyen Âge.
L’on sait que la fonction principale des mappae mundi—l’un des styles de cartes les plus importants au Moyen Âge (voir Figure 2)—n’est pas la représentation fidèle (au sens mathématique moderne) de données géographiques (Wright 248, Kimble 181). Ces cartes, où histoire et géographie s’enchevêtrent, serviraient plutôt à emmagasiner, à des fins didactiques et éventuellement pédagogiques, divers types de savoir. 4 Selon la terminologie de Frank Lestringant, la géographie peut agir comme une « mémoire artificielle », un « outil taxinomique » qui permettrait de « rend[re] la chronologie lisible » (Lestringant 11-12). Cette description s’applique très bien à la topographie des royaumes de Logres et de Gorre, où les toponymes servent principalement à nommer un événement (le château du lit périlleux, le château du viol simulé, le « perron » sur lequel se trouve le peigne royal, le cimetière où Lancelot soulève la dalle libératrice…). Qui plus est, l’espace médiéval, tributaire d’éléments non-géographiques, narratifs et souvent d’ordre religieux, a pour forme privilégiée le cercle : à la figuration du monde et du savoir, le cercle impose une structure, laquelle se retrouve inter alia dans les planisphères, les cartes du ciel, les horoscopes, les roues de la fortune, les médaillons de la célèbre image de la Vierge des Sept Douleurs et jusque dans les vitraux (des cathédrales de Lausanne, de Chartres etc). 5 Le choix du cercle n’est pas gratuit, son harmonie est d’ailleurs à l’origine de son ministère pédagogique : les rotae (roues de mémoire), par exemple, jouent un rôle essentiel dans la propagation du savoir (vents, rapports entre microcosme et macrocosme, mois de l’année, saisons, zones terrestres etc.) 6 (Kline 10-48) Loin d’être un motif décoratif, le cercle est une armature qui sert d’ordonnance à la représentation. Aussi peut-on rapprocher, par exemple, une carte en T-O (les trois continents inscrits dans le O de l’anneau océanique et séparés par un T qui figure la Méditerranée, le Tanaïs et le Nil), structure qui sous-tend la célèbre mappa mundi de la cathédrale de Hereford (voir Figure 2), et une roue de mémoire. 7

 

map

Figure 2
La mappa mundi de la cathédrale de Hereford 8

Dans les cartes en T-O et dans les roues de mémoire, comme dans Lancelot, la circularité est la structure à l’intérieur de laquelle se conçoit un savoir à la fois géographique et non-géographique et où l’espace ainsi cartographié organise une sorte de narration.9 D’un usage d’abord limité aux ouvrages monastiques, de telles représentations circulaires se répandent peu à peu, s’adaptant aux besoins des ouvrages populaires en langue vernaculaire.10 Comment le texte de Chrétien de Troies—aussi éloigné qu’il puisse paraître du sérieux des mappae mundi ou des livres scolaires—fait-il sienne cette géométrie organisatrice si commune ? De quelles manières Lancelot fonctionne-t-il comme une mappa mundi ou comme une rota ? Le cercle, opposé à l’espace euclidien propre aux structures carrées, implique-t-il une certaine façon de peupler l’étendue ainsi circonscrite ?

 

 

III. L’anneau aquatique comme circonférence tangible

            Le royaume d’Arthur semble encerclé par un anneau aquatique, tout comme l’espace habitable médiéval serait entouré d’un mare oceanum dans les mappae mundi (ceci est visible, par exemple, dans la Figure 2). En effet, que la habitatio soit close par un anneau qui lui sert de circonférence et de limite est une notion répandue parmi les contemporains de Chrétien de Troies : telle est l’image du monde véhiculée par, inter alia, l’Imago Mundi d’Honorius Augustodunensis, le Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer, la Philosophia Mundi de Guillaume de Conches. Dans le Lancelot, cet anneau devient visible lorsque Lancelot passe entre le royaume d’Arthur et celui de Bademagu.
            Commençons par la fin. Pour son voyage de retour, vers la cour d’Arthur, Lancelot s’achemine vers l’anneau aquatique. Auparavant au carrefour, Lancelot avait laissé à Gauvain le choix du chemin ; Gauvain, le piètre faire-valoir de Lancelot, choisit de traverser le moins périlleux des deux ponts, le « Pont desoz Eve » (« le Pont sous l'Eau ») (689-696), cédant à Lancelot la gloire (et les blessures !) du dangereux Pont de l’Epée. Nous apprenons par la suite que Gauvain a été incapable de traverser même le plus facile des deux ponts. Après son combat contre Méléagant, interrompu à la demande de Bademagu, Lancelot se met à la recherche de Gauvain, absent du récit depuis l'épisode du carrefour. Lancelot, trahi, est emmené par un nain avant d’avoir réussi à retirer Gauvain de l’eau, ce dont les exilés nouvellement libérés par Lancelot s’occuperont (5105-5133). En entendant parler d’ « eau », le lecteur se sait proche d’une frontière. Si Gauvain arrive à traverser enfin cette eau—nous ne savons pas comment—il n’en va pas de même pour Lancelot. Emmené par le nain, il est enfermé dans une tour, bâtie spécialement par Méléagant.

...pres de Gorre iqui delez
An cort uns braz et granz et lez.
Enmi le braz une isle avoit
Que Meliaganz bien savoit,
La comanda la pierre a traire
Et le merrien por la tor faire. (6121-6126)

...près de Gorre, au voisinage,
s'étend un large bras de mer.
En son milieu était une île
bien connue de Méléagant.
C'est là qu'il fit prendre la pierre
et le madrier pour bâtir la tour. (6121-6126)

Ainsi s’esquisse la topographie de ce nouvel obstacle sur le parcours de Lancelot. L’un des traits principaux de l’île dans la littérature (lieu conflictuel, réservoir de mythes, etc) réside dans sa capacité à interrompre et à infléchir le récit. Ici, l’île est autrement problématique, un nouveau lieu énigmatique le long d’une frontière, une sorte de terra incognita. Bien que l’on ait pris l’habitude de dire que « Méléagant emmure Lancelot dans une tour sise dans une île » (Baumgartner 34), le texte de Chrétien ne précise que ceci : Méléagant trouve dans cette île la pierre et le madrier pour construire la tour ; le texte ne permet pas d’affirmer que la tour y sera construite (il n’exclut pas non plus cette possibilité). De ce cachot, on n'a « ne vant ne voie  » (« ni vent ni trace ») de Lancelot (6383), c'est au sens strict un lieu hors-carte, aucune rose des vents n'y conduira, ce qui privilégie l’idée d’une tour sise dans une île. Lorsque la sœur de Méléagant, selon le système du don contraignant, monte sur une mule et part à la recherche de Lancelot, elle ne sait pas dans quelle direction se diriger. Le narrateur passe sous silence un certain nombre de ses étapes (6414-6421) mais nous savons qu’elle parcourt tous les chemins, épuisant l'espace comme un personnage de Beckett, allant dans tous les sens.

Un jor s'an aloit a travers
Un chanp, molt dolante et pansive,
Et vit bien loing lez une rive
Pres d'un braz de mer une tor,
Mes n'avoit d'une liue antor
Meison ne buiron ne repeire. (6422-6427)

Un jour qu'en traversant un champ
Elle avançait triste et pensive,
elle aperçut au loin sur le rivage
une tour, près d'un bras de mer,
mais à une lieu à la ronde
on ne voyait cabane ni maison. (6422-6427)

            Il faut croire que la sœur de Méléagant est déjà présente dans l'île lorsqu’elle aperçoit la tour. Ou alors que la tour n’est pas dans l’île. A aucun moment, le récit ne rend compte d'un passage maritime. Nous lisons ceci : « la pucele la tor aproche » (« la jeune fille approche de la tour ») (6439). Elle contemple la tour, voit qu'elle est haute et massive, sans porte ni fenêtre, en un mot impénétrable. L’élan vertical (« la tor, qui est haute et droite », 6450) tient lieu de relief topographique, supprimant l’île et son littoral. Comme la tour de Bademagu (comme nous la verrons, les compagnons de Lancelot ne la voient pas), cette tour-ci fonctionne comme une frontière ; ici, plutôt que de naître de l’eau, elle semble la résorber tout en en tenant lieu.

 

IV. Le connu et l’inconnu

            Le cercle, simultanément contenant et contenu, impliquant la circumnavigation aussi bien que la circonscription, est à la fois une étendue à explorer (une surface plane) et une limite à ne pas franchir (une ligne courbe). Comme nous venons de le voir, Lancelot approche et traverse la circonférence, volontiers évasive, de l’espace proprement arthurien. Son périple coïncide souvent avec cette circonférence. Le sixième jour, à la tombée de la nuit, Lancelot doit traverser le Pont de l’Epée. L’épreuve du Pont de l’Epée est inscrite dans un paysage particulièrement effrayant : au-dessus d’une “eve felenesse / noire et bruiant, roide et espesse” (“eau traîtresse / noire et bruyante, aux flots boueux”) (3009-10), d’une telle laideur qu’on pût croire y voir “li fluns au deable” (“le fleuve infernal”) (3012), au-dessus duquel se dresse un “max pont” (“funeste pont”) (3021) qui n’est en fait qu’ “une espee […] forz et roide” (“une épée solide et rigide”) (3024). A l’autre bout du pont, du côté du royaume de Bademagu, on croit discerner “dui lyon ou dui liepart” (“deux lions ou bien deux léopards”) (3035). Lancelot, nu-pieds et guidé par Amour, arrive à traverser le pont en s’entaillant les pieds et les mains. Pourtant, une fois la traversée entamée, les bêtes féroces aperçues de l’autre rive semblent avoir disparu : “N’i avoit nes une leisarde” (“Il n’y avait même pas un lézard”) (3122). Rappelons-nous que ce sont les compagnons de Lancelot qui avaient évoqué les premiers leur existence :

Ce feisoit molt desconforter
Les .II. chevalierz qui estoient
Avoec le tierz, que il cuidoient
Que dui lyon ou dui liepart
Au chief del pont de l’autre part
Fussent lié a un perron. (3032-3037)

Mais ce qui désespérait
Les deux compagnons du chevalier,
C’était qu’ils croyaient voir
De l’autre côté, au bout du pont
Deux lions ou bien deux léopards
Enchaînés à un bloc de pierre. (3032-3037)

            La peur des compagnons de Lancelot, modalisée par le verbe « cuidoient » (« croyaient »), se situe très précisément dans l’esprit des compagnons de Lancelot : leur esprit est « desconforté » par ce qu’ils « cuidoient » voir. Cette constatation d’altérité—ce que je vois m’est incompréhensible et prend donc une forme fantastique—se traduit par une célébration erronée et évanescente de l’étrange et par une certaine émotion. Malgré des vocabulaires différents, les différents critiques s’étant penché sur ce passage s’accordent pour voir dans la fantasmagorie léonine ou léopardesque un « message » ou un « symbole », tout à fait dans la lignée d’Isidore de Séville pour qui les animaux ont une valeur didactique et une valeur d’avertissement. 11 Le fait que Lancelot ne voie « même pas un lézard » là où ses compagnons voyaient des bêtes sauvages suggère un décalage non seulement de point de vue—Lancelot voit mieux parce qu’il est ‘sur’ le pont—mais bien un décalage herméneutique : les compagnons ne savent pas interpréter l’inconnu, tandis que Lancelot en est capable. Cette mise en scène de la rencontre de l’ici avec l’ailleurs propulse le héros chevaleresque hors du royaume où il est domicilié. Aux extrémités du cercle, des regards s’échangent, établissant ainsi une frontière immatérielle. On peut rapprocher cette vision, présente aux confins de certaines mappae mundi, dépeignant les peuples étrangers sous des formes fantastiques.
Le long de la circonférence de mainte carte médiévale, la habitatio s’effrite dans le monstrueux, vision en miniature de l’Autre. Sur la carte de Hereford, un véritable parc zoologique (Kline 98), l’Afrique est peuplée de figures grotesques ; et sur la carte d’Ebstorf, on y voit toutes sortes d’animaux parfois difficiles à identifier. Les théoriciens du monstrueux évoquent eux aussi un lien très fort entre le monstrueux et la circonférence cartographique : dans l’incipit du Liber Monstrorum, texte écrit au VIè ou VIIè siècle, son auteur insiste sur la situation géographique des monstres, lesquels habitent « in abditis mundi partibus per deserta et Oceani insulas et in ultimorum montium latebris » (« dans les parties secrètes du monde, dans les déserts, dans les îles des océans et dans les ‘cachottes’ des montagnes les plus lointaines ») (Orchard 254). Les premiers mots du texte évoquent la occultus orbis terrarum situs (la partie occultée du globe terraqué). Les monstres, alors, seraient associés aux limites spatiales. Aussi peut-on suggérer que Lancelot, la vue nette, fait figure d’explorateur, qu’il est un avant-coureur de l’empirisme qui accompagnera les Grandes Découvertes. S’il faudra attendre les portulans pour que se concrétise la notion d’un relevé précis des côtes, Lancelot semble déjà s’y exercer.
Les compagnons de Lancelot ne sont pas toutefois les seuls témoins de sa traversée périlleuse : Bademagu et Mélégeant, eux aussi, mais de l’autre rive, du haut de leur tour, avaient vu s’approcher le chevalier “[a] grant poinne et a grant dolor” (“[à] grand effort, dans la souffrance”) (3157). Si les compagnons de Lancelot interprètent mal ce qu’ils voient, Bademagu et son fils, eux, savent très bien gloser l’arrivée de l’étranger : Lancelot, pieds et mains ensanglantés par l’épreuve, coupures et entailles dans les chairs, est sans aucun doute le meilleur chevalier :

Li rois certainnement savoit
Que cil qui ert au pont passez
Estoit miaudres que nus assez,
Que ja nus passer n’i osast
A cui dedanz soi reposast
Malvestiez qui fet honte as suens
Plus que Proesce enor as buens. (3170-3176)

Le roi savait avec certitude
Que l’homme qui avait passé le pont
Etait bien le meilleur de tous.
Nul n’en aurait jamais eu l’audace
S’il avait logé au fond de son cœur
Lâcheté, qui couvre les siens de honte
Plus vite que Prouesse n’honore les bons. (3170-3176)

L’Autre—Bademagu—est ici doté d’une science plus exacte que la nôtre, ce qui permet de négocier la frontière et de donner à celle-ci une importance épistémologique, de mettre en question la Table Ronde (carte, blason, éthique). Comme les savants arabes et persans du Moyen Âge, qui lisaient et traduisaient les œuvres de Ptolémée, alors que celles-ci ne réapparaîtraient en Occident qu’à la Renaissance, Bademagu et Méléagant sont des étrangers dont les connaissances géographiques dépassent celles des Occidentaux qui vivent dans un monde circulaire.

 

V. Conclusions

Le cercle, dans les rotae et les mappae mundi contemporaines du Lancelot, est une forme organisatrice reconnaissable. Le récit circulaire de Chrétien de Troies et la circularité du royaume qu’il traduit fonctionnent à maints égards de façon similaire en créant un espace dont les éléments topographiques (et lieux narratifs) sont disposés par rapport à la circonférence et les uns par rapport aux autres, non d’après une quelconque « science ». Le récit enserre un espace (par moments confus) pour en donner une carte sans méridiens ni parallèles, sans longitude ni latitude, faite de lieux coordonnés par une circonférence au-delà de laquelle les certitudes s’effritent. Le royaume d’Arthur, éternel, circulaire, fait donc face à ce qui le menace, l’inconnu et l’espace hors-carte qu’on n’entrevoit qu’en visions fantasmagoriques. Le Lancelot, une carte d’un monde habitable fictif, traduit pourtant une réalité de fait, c’est-à-dire que longtemps avant la découverte du Nouveau Monde, les Européens avaient une conception globale de l’espace tout en manquant d’informations précises sur leurs voisins. Au XIIe siècle, au moment où Chrétien de Troies rédige Lancelot, les cartes du monde sont plus nombreuses que les cartes régionales (Harvey 10) et la habitatio, circulaire, est un ensemble de lieux dont la disposition ne correspond pas point pas point à la réalité concrète.

La première croisade date de 1095, Marco Polo naît au milieu du XIIIe siècle et la carte pisane date de la fin du XIIIe siècle. Le Lancelot de Chrétien de Troies fut donc rédigé à un moment-charnière où l’Europe commence à voir le reste du monde. On rattache Chrétien de Troies à la cour de Marie de Champagne, 12 l’un des centres de l’amour courtois ;13 la présente étude suggère que cette affiliation locale prendra tout son sens dans la mesure où la cour de Marie de Champagne est un microcosme de l’espace habitable global. Aux mappae mundi s’ajouteront bientôt—et puis succéderont—les portulans. Le récit circulaire du Lancelot récupère la première tradition tout en préfigurant la seconde. Une fois que les navigateurs auront suffisamment nourri la nouvelle tradition des portulans et que le carré aura détrôné le circulaire, les aventures comme celles de Lancelot n’auront plus tout à fait la même forme.

New York, octobre 2006.


Phillip John Usher enseigne la langue et la littérature françaises à Barnard College (Columbia University).


 

 

1 Voir aussi la « Table Ronde » du Grand Hall à Winchester : http://www.hants.gov.uk/greathall/roundtable.html

2 "Apparition du Saint Graal", image du manuscrit détenu à la Bibliothèque Nationale Française (site Richelieu), cote: Manuscrits Français 116. Image libre de droit, comme c'est indiqué ici: http://gallica.bnf.fr/Catalogue/NoticesInd/MAN00804.htm

3 Voir White.

4 Comme l’explique David Woodward, “factual information on medieval world maps is [...] a projection of history onto a geographical framework” (326).

5 Au sujet des vitraux de la cathédrale de Lausanne, voir l’étonnant livre de Kline, 32-35.

6 Cette conception zonale remonte à Pythagore (VIe s. av. J.-C.), à Parménide (544-450 av. J.-C.) et à Ératosthène (276-194 av. J.-C.) et se retrouve au moyen âge inter alia dans les Etymologies d’Isidore de Séville et dans le Commentaire du Songe de Scipion de Macrobe.

7 Pour un exemple de roue de mémoire, en l’occurrence d’une rota paschalis, se rapporter à : http://www.geocities.com/pkazil2001/voy_rota.html

8 Image (libre de droits) reproduite d’après l’ouvrage de Bevan, William Latham : Medieval geography. An essay in illustration of the Hereford Mappa Mundi. London: E. Stanford, 1873.

9 Pour Kline, « the cercle [is] a shorthand device for assisting learning and memory and situates medieval mappae mundi within the medieval realm of wheels of memory » (13).

10 Pour s’en rendre compte, on peut consulter par exemple le manuscrit du XIIIè siècle intitulé Le Romaunce del ymage du monde (Oxford, Bodl. Lib.)

11 La critique s’est étendue sur les raisons de cette disparition des bêtes sauvages. Pour Gaston Paris, cette disparition s’apparente à une vision infernale, selon la logique de laquelle « les périls ne sont qu’apparents et s’évanouissent devant les prédestinés », peut-être une réminiscence d’un passage de la Visio Tnugdali (Paris, Gaston. « Etude sur les romans de la Table Ronde » in Romania XII, 1883, 509 n.2.) ; pour Alexandre Micha, l’illusion sert de « leçon exemplaire : les dangers sont souvent le fruit de notre imagination  » (Micha, A. « Sur les sources de la ‘Charrette’ » in Romania LXII, 1950, 345.) ; pour Mario Roques, enfin, il s’agit d’une « matérialisation imaginaire des craintes du héros » (Roques, Mario (éd). Les romans de Chrétien de Troies, Paris : H. Champion (Classiques français du Moyen Age), 1958, III. xxviii.). VoirEtymologiae XI, iii. Voir Butturff, « The Monsters and the Scholar: A Edition and Critical Study of the Liber Monstrorum », Thèse de PhD inédite, University of Illinois, 1968, 11-38.

12 Voir Benton, John F. “The court of Champagne as Literary Center” in Speculum. XXXVI (4), Oct 1961, 551-591.

13 Voir Paris, Gaston. “Etudes sur les romans de la Table Ronde. Lancelot du Lac: II. Le conte de la Charrette” in Romania XII, 523.

 

Bibliographie

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Baumgartner, Emmanuelle. Chrétien de Troyes: Yvain, Lancelot, la charrette et le lion. Paris : PUF, 1992.

Harvey, P. D. A. Medieval Maps. Toronto: Toronto UP, 1991.

Holmes, U. T. “Old French Camelot” in: Romanic Review (1929), 231-236.

Kimble, George Herbert Tinley. Geography in the Middle Ages. New York: Russell & Russell, 1968.

Kline, Naomi Reed. Maps of Medieval Thought: The Hereford Paradigm. Woodbridge, UK: The Boydell Press, 2001

Lestringant, Frank. André Thevet : cosmographe des derniers Valois. Genève : Droz, 1991

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Wright, John Kirtland. The geographical lore of the time of the crusades; a study in the history of medieval science and tradition in western Europe. New York: American geographical society, 1925.

Zumthor, Paul. La mesure du monde. Paris : Seuil, 1993.