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Return to Equinoxes, Issue 2 : Automne/Hiver 2003-2004
Article ©2004, Clint Bruce

Clint Bruce, Brown University

La trahison du trahi : vers une traduction du poète cadien Jean Arceneaux

English version of this essay
Translations of Jean Arceneaux

Si l’on évoque la Louisiane à un Français ou à un Québécois, souvent celui-ci demandera : « C’est là où habitent les Cajuns, n’est-ce pas ? » C’est bien ce terme-là que l’usage a consacré, dans la plupart des aires francophones, pour désigner cette population louisianaise plus ou moins de souche acadienne, associée vaguement à des paysages et à des mets les uns plus exotiques que les autres. Le Québécois ou l’Européen n’a pas l’air de s’en soucier, mais convenons que c’est un drôle de mot tout de même, ce « Cajun ». Existe-t-il d’autres noms propres se terminant en –un ? Comment en dériver une forme féminine ? La cuisine cajune ? La morphologie habituelle s’y prête mal. Il faut bien se rendre à l’évidence : « Cajun », l’appellation donnée aux francophones de Louisiane, est un anglicisme des plus effrontés !

Un bon dictionnaire éclaircit le mystère : « CAJUN n. et adj. – 1885, cajan ; notation phonétique par l’anglais du mot Acadien, prononcé en Louisiane avec un fort accent sur la deuxième syllabe [cadien] et palatisation du di en dj », nous apprend justement Le Grand Robert. « Cajun » serait donc passé du français à l’anglais avant de revenir au français sous une forme anglicisée. Il y a lieu de s’étonner de ce parcours tortueux, car une alternative, « cadien », plus conforme aux règles du français, plus respectueuse de l’étymologie et plus fidèle au terme dont les Cadiens eux-mêmes se servent, est attestée à l’écrit au XIXe siècle. L’écrivain François Tujague, Français installé en Louisiane, décrivait sans état d’âme « nos bons Cadiens ». Pourquoi la francophonie actuelle, si alarmée, dit-on, par l’influence pernicieuse de l’anglais, tient-elle donc à un anglicisme disgracieux ?

Cette incongruité linguistique nous amène à un fait criant : dans l’histoire de l’aventure française en Amérique, les Cadiens passent pour des laissés-pour-compte. À partir de la date fatidique de 1755, année où les Anglais se sont mis à les expulser des terres qu’ils avaient cultivées pendant plus d’un siècle, les Acadiens se sont retrouvés sans patrie, dispersés le long du littoral de l’Atlantique. Plusieurs milliers ont fini en Louisiane, colonie espagnole dès 1763, brièvement redevenue française avant d’être vendue aux Etats-Unis par le premier consul Bonaparte. Si les Cadiens vivotent quasiment inaperçus pendant tout le XIXe siècle, le XXe ne les épargne guère : l’industrie pétrolière, l’école anglaise obligatoire, un nouveau réseau routier, tout conspire à leur américanisation. La langue française en sera la victime de choix et rares sont les parents cadiens des années 1950 et 1960 qui s’efforcent d’apprendre le français à leurs enfants. Vraisemblablement, les Cadiens devenaient des « Cajuns ».

On comprend, peut-être, l’extrême difficulté à laquelle est confronté le Cadien désireux de s’exprimer à l’écrit dans un français relégué dans des pratiques communicatives de plus en plus réduites. Les bien-pensants, même parmi les promoteurs de la culture française en Louisiane, disaient l’entreprise impossible : le parler cadien était une langue essentiellement orale, incapable de passer à l’écrit. En 1980, la parution de Cris sur le bayou : naissance d’une poésie acadienne en Louisiane prouva tout le contraire. Cette première anthologie rassemble des poèmes de huit Louisianais et montre manifestement que la Renaissance cadienne, inaugurée en 1968 avec la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), avait nourri une création littéraire de qualité. Percutants, originaux et bien du pays, les textes de Cris sur le bayou témoignent d’une volonté commune d’inscrire l’expérience problématique du francophone louisianais face à la hantise de sa propre disparition. Tous méritent d’être lus, mais, pour le présent numéro de la revue Équinoxes, j’ai choisi de présenter en traduction plusieurs poèmes de l’écrivain le plus représenté du recueil : Jean Arceneaux.

Comment faire le portrait de Jean Arceneaux ? On le voit mal dans les quelques photos disponibles : une casquette, des lunettes de soleil ou un masque de Mardi gras cache toujours le visage de ce rejeton psychique d’un des chefs de file de la Renaissance cadienne. Pour cet universitaire louisianais, acteur culturel dynamique, la décision d’écrire sous couvert de pseudonyme ne fut pas anodine. La quatrième de couverture de son dernier livre, Suite du loup (Perce-Neige, 1998), révèle bien l’astuce : né à l’âge de 27 à l’occasion de la Première rencontre des peuples francophones à Québec en 1978, « il est entré en Louisiane pour travailler à la construction et à la composition, dans la région du Marais-Bouleur, au nord-ouest de Lafayette. Il est devenu une persona littéraire qui permet à son alter ego de vivre exclusivement en français par moments ».

Quand j’ai eu l’idée de traduire en anglais quelques poèmes de Jean Arceneaux, j’étais fort conscient de son impératif originel de « vivre exclusivement en français par moments ». Dans la Louisiane irréversiblement assimilée d’asteur, la poésie représente un répit, un refuge fragile dans la langue maternelle, tout autant qu’un engagement en sa défense. Et cette poésie s’est construite, le lecteur le verra, contre les effets les plus néfastes de l’anglicisation, en l’occurrence l’étiolement du français et la folklorisation de la culture locale. La traduire dans la langue dominante, ce serait donc la trahir dans le sens le plus fondamental du terme.

Quoique la survie du français y soit plus ou moins assurée, l’importance d’une expression littéraire en français n’est pas moindre en Acadie canadienne. D’où le caractère périlleux du défi assumé par les traducteurs de l’anthologie Unfinished Dreams: Contemporary Poetry in Acadie (Goose Lane, 1990). Dans leur préface, Jo-Ann Elder et Fred Cogswell soulignent plusieurs stratégies susceptibles d’atténuer l’inéluctable trahison des originaux. Tout en admettant l’intraduisibilité de bien des aspects, ils proposent néanmoins plusieurs solutions efficaces qui ont guidé ma propre réflexion : conservation des noms propres français, mise en italiques d’anglicismes et de néologismes, primat du sens poétique sur le sens littéral. Des stratégies développées au fil du projet en vue de « manifester l’Acadie au lectorat anglophone », précisait Elder en mai 2003 lors du congrès de l’Association des professeur.e.s de français des universités et collèges du Canada (APFUCC). C’est par dévouement à cette littérature qu’on se hasarde à la traduire ou, selon le mot d’Elder : « Faire exister en traduisant ces remarquables textes de poésie demeure un rêve que l’on voudrait poursuivre, et un beau voyage que l’on partage avec les artistes de l’Acadie moderne ».

Mieux établis, les artistes acadiens du Canada n’ont pas tant à craindre, il me semble, de la « trahison » de leurs écrits. Cependant, je doutais d’un semblable enthousiasme de la part d’un écrivain louisianais. Ma conversation avec le géniteur de Jean Arceneaux ne m’a pas démenti : « Vous savez, les poèmes de Jean Arceneaux ont été écrits en français dans un but précis… », me disait-il. Sa réticence révélait effectivement le sentiment d’être trahi. J’ai senti le besoin de fournir une explication plus développée : c’était un genre d’expérience, le thème de ce numéro de la revue était « La Trahison », les versions françaises figureraient à côté de mes traductions… Après tout, le projet n’était pas sans précédent, puisque Cross-Cultural Communications avait publié une édition bilingue d’un long poème, Je suis cadien (1994). Il a acquiescé et il faut le remercier de son indulgence.

Conformément à l’esprit du présent numéro, presque tous les poèmes choisis tournent autour de la douloureuse trahison de la culture et de la langue cadiennes, trahison venant autant de l’intérieur que des « Américains ». Ma sélection risque de fausser l’idée que l’on pourrait avoir de l’œuvre de Jean Arceneaux, car ses registres sont bien plus variés que les quelques poèmes militants que j’ai voulu soumettre au difficile passage à l’anglais. En fin de compte, les traductions que voici témoignent surtout, à mes yeux, de l’irréductibilité des originaux. Le sens survit, ce qui n’est pas inutile, et je crois même proposer une lecture agréable, mais la signification proprement langagière ne saurait se transmettre intacte. Je me borne donc au modeste souhait que la trahison de Jean Arceneaux incite quelques-uns à explorer davantage cette poésie cadienne que j’aime tant, ces cris déchirants du bayou et du cœur.

« Colonihilisme », « La nouvelle valse du samedi au soir », « 190 West », « Chêne vert », « À Larry Ménard et tout le reste », « Schizophrénie linguistique » et « Jeu d’été entêté » ont paru dans Cris sur le bayou : Naissance d’une poésie acadienne en Louisiane. « Hé, Américain ! » a figuré dans le recueil collectif Acadie Tropicale et » Suite du loup XI » a été tiré de Suite du loup : poèmes, chansons et autres textes.


CLINT BRUCE is a Ph.D. candidate at Brown University.
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Bibliography

Arceneaux, Jean et al. Cris sur le bayou : Naissance d’une poésie acadienne en Louisiane. Montréal : Intermède, 1980.

-. Acadie Tropicale. Lafayette : Center for Louisiana Studies, 1983.

Arceneaux, Jean. Je suis cadien. Traduit par Sheryl St. Germain. Merrick, NY : Cross- Cultural Communications, 1994.

-. Suite du loup : poèmes, chansons et autres textes. Moncton : Perce-Neige, 1998.

Cogswell, Fred et Jo-Ann Elder (trad. et dir.). Unfinished Dreams: Contemporary Poetry of Acadie. Fredericton : Goose Lane, 1990.

Elder, Jo-Ann. « Comment dire « l’Acadie » en anglais ? » Rencontre annuelle de l’APFUCC, mai 2003, Dalhousie University.

Tujague, François. Chroniques louisianaises. Shreveport : Cahiers du Tintamarre, 2003.