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Return to Equinoxes, Issue 2 : Automne/Hiver 2003-2004
Article ©2004, Benjamin Pintiaux

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Benjamin Pintiaux, EHESS, Paris

La trahison amoureuse dans la tragédie en musique :

L'exemple de Médée et Jason de Pellegrin et Salomon (1713)

A l'horreur de la trahison
Je dois mesurer le supplice.
    - Simon-Joseph Pellegrin, Médée et Jason, acte V, scène 1, monologue de Médée.

« Aimer sans être aimé, voilà le drame le plus cruel et le plus constant que propose le théâtre classique » (Scherrer 66). Dans les tensions et conflits que crée ce « désamour », la trahison pourrait tenir une place essentielle et nous pourrions dire avec Jacques Scherrer que « n’être plus aimé après l’avoir été » serait l’un des topoï de la tragédie. Cependant, l’opéra tragique français ne reprend cette thématique que de façon détournée. La trahison amoureuse proprement dite, notamment sous la forme de l’adultère, même suggéré, est rarement le nœud de l’intrigue. Dans le modèle qu’imposent progressivement Quinault et Lully, entre 1673 et 1686, la trahison n’est pas réellement la perte, par l’un des protagonistes, d’un sentiment amoureux faisant souffrir l’être autrefois aimé. Elle se présente avant tout comme un sentiment subjectif causé par un amour non réciproque. On s’estime trahi, par le simple fait de n’être pas aimé en retour. Il est donc plus souvent question de rivalité amoureuse et de jalousie que de trahison. Quelques exceptions toutefois confirment ce contournement : la trahison d’Angélique dans Roland ou l’ambiance générale d’Isis. Cette dernière œuvre permet de mieux comprendre quelle place la trahison peut occuper dans le genre lyrique : le traître est immoral, indécent, il occupe peu la scène, sauf s’il n’est pas humain : « dans la tragédie en musique les dieux et demi-dieux seuls ont le privilège de l’adultère. C’est en les chargeant du poids de l’action qu’elle peut prôner aussi ouvertement l’immoralité. Aucune tragédie en musique n’excuse ni même ne met en scène l’adultère ou l’infidélité non provoquée » (Girdlestone 78). Dans ces conditions devient problématique la récurrence du personnage de Médée trahie, que l’on retrouve chez Quinault et Lully dans Thésée en 1675 (sans le personnage de Jason), chez Thomas Corneille et Marc-Antoine Charpentier (Médée, 1693), Jean-Baptiste Rousseau et Pascal Collasse (Jason ou la Toison d’Or,1696), Simon-Joseph Pellegrin et Joseph François Salomon (Médée et Jason, 1713).

Cette dernière tragédie en musique, aujourd’hui méconnue, eut un succès d’autant plus remarquable que les opéras de Collasse et de Charpentier furent des échecs ou des demi-succès et ne connurent aucune reprise. Au contraire, Médée et Jason resta près de quarante ans au répertoire,1 le librettiste Pellegrin devenant, après ce premier essai, un auteur renommé à l’Académie royale,2 tandis que le musicien Salomon apparut « comme un Orphée sur notre Théâtre » (Titon du Tillet 90).3 Cette œuvre paraît emblématique du traitement du thème de la trahison amoureuse dans la tragédie en musique : l’atténuation de la violence et l’humanisation des personnages contribuent à « moraliser » un opéra délibérément construit autour du thème de la trahison.

La trahison amoureuse dans Médée et Jason : titre et hypotextes.

Médée et Jason s’inspire évidemment d’Euripide et de Sénèque. L’opéra ne peut non plus ignorer les tragédies de Pierre Corneille et de Longepierre, tout comme il est marqué par les premiers exemples du traitement opératique du thème. D’Euripide et Sénèque, Pellegrin garde la trame générale. Il ne peut toutefois, dans le cadre générique de la tragédie en musique, conserver les aspects les plus violents, considérés comme indécents sur le scène française. Pellegrin ne peut suivre les Antiques dans leur art de la transgression, l’exacerbation de la passion amoureuse ou la mise en scène spectaculaire de l’antimonde mythologique.

La réécriture du mythe par Pierre Corneille et Longepierre offre des modèles plus aisément exploitables sur la scène lyrique. La pièce de Longepierre, représentée en 1694, est une source essentielle à la compréhension de Médée et Jason, parce que le librettiste l’a longuement critiquée dans un article du Mercure de France de janvier 1729.4 Pellegrin reproche clairement à Longepierre la complexité de son intrigue, ainsi que la caricature qu’il fait des personnages de Jason et Créuse, trop antipathiques à ses yeux. Son intérêt pour des personnages considérés comme « secondaires » et effacés par la figure mythique de la magicienne est un indice précieux de son humanisation des héros de la pièce, et du traitement de la trahison amoureuse par l’irruption sur le devant de la scène du traître lui-même. Le titre de notre tragédie en musique, qui accolle pour la première fois le nom de l’infidèle Jason à celui de Médée, est symptomatique d’une réappropriation du thème. L’exploitation de celui de la trahison amoureuse est suggéré par la mise en avant de la relation entre les deux principaux protagonistes de la tragédie.

Structure et contenu de Médée et Jason : la trahison au cœur de la tragédie.

Prologue (rives de la Seine). Bruit de guerre. L'Europe demande à Jupiter de ramener la paix en foudroyant les ennemis. Apollon rapporte alors que la victoire a souri à la France. Retour de la paix, des jeux et des amours. Louanges de Louis XIV (par Melpomène). Annonce (artificielle) de la tragédie (par Apollon). Référence directe à la paix d'Utrecht.
Acte I : place publique de Corinthe.
Sc 1 : Arcas, Jason : Jason regrette d'avoir trahi Médée, mais est amoureux de Créuse (avec qui il va se marier).
Sc 2 : Jason, Créuse : Créuse annonce qu'elle ne pourra rendre Jason heureux. En fait, elle redoute déjà la colère de Médée, car elle aime Jason.
Sc 3 : Créon, Jason, gardes : louanges de Jason (victorieux) par Créon.
Sc 4 : célébration des exploits de Jason (divertissements) par des guerriers et le peuple de Corinthe. Préparation de l'hymen.
Acte II : agréable paysage proche de Corinthe.
Sc 1 : Créuse, Cleone : Créuse raconte un songe prémonitoire affreux (char de Médée et embrasement du palais, poignard destiné à frapper Jason, déjà couvert du sang du héros). Cleone la rassure, mais survient Médée avec magiciens et démons.
Sc 2 : Médée force Créuse à rester. Changement à vue (lieu affreux). Divertissement effrayant (tremble, frémis d'effroi). Créuse résiste à la peur. Médée menace Jason. Peur de Créuse.
Sc 3 : Médée, Nérine : Nérine conseille à Médée de tenter de reconquérir Jason.
Sc 4 : monologue de Médée : les Démons sont renvoyés pour se préparer à servir la "noire jalousie".
Acte III : un bois.
Sc 1 : monologue de Jason, inquiet pour Créuse. Changement à vue : magnifique palais et jardins enchantés.
Sc 2 : Jason, troupe de démons déguisés en nymphes, jeux et plaisirs : divertissement.
Sc 3 : Créuse et Jason : Créuse croit que Jason la trahit, Jason veut la suivre pour la convaincre du contraire.
Sc 4 : Médée, Jason : Médée arrête Jason, veut le reconquérir, Jason lui reproche ses crimes. Colère de Médée.
Sc 5 : Monologue de Médée : elle veut se venger, les démons deviennent des monstres.
Acte IV : Rivage, port et ville de Corinthe dans le fond.
Sc 1 : Monologue de Créuse, désespérée car croyant que Jason ne l'aime plus et aime Médée.
Sc 2 : Créuse, Jason : Jason tente de rassurer Créuse, qui le croit infidèle.
Sc 3 : Créon, Jason : Créon annonce les morts causés par Médée. Créon veut la tuer.
Sc 4 : Créon, Jason, un garde : qui annonce l'arrivée de Médée. Jason demande sa grâce. Créon accepte de l'exiler.
Sc 5 : Créon, Médée : Créon annonce à Médée son exil et fait le serment qu'elle sera partie au jour prochain, sinon il sera enseveli sous son palais.
Sc 6 : monologue de Médée : tu périras, roi téméraire. Annonce le meurtre de Créuse et de ses propres enfants.
Sc 7 : Médée, Nérine : Médée lui annonce qu'elle doit se venger avant de partir.
Sc 8 : Matelots (qui doivent emmener Médée) : divertissement, mais danses interrompues par vent et tonnerre, tempête. Tous se sauvent.
Acte V : palais de Créon.
Sc 1 : monologue de Médée : vengeance et appel des Furies.
Sc 2 : Médée et les 3 Furies : vengeance.
Sc 3 : Court monologue de Médée : arrivée de Jason.
Sc 4 : Médée, Jason : Médée veut partir avec ses enfants, refus de Jason, qui les adore. Médée obtient de pouvoir embrasser ses enfants une dernière fois. Jason ne veut pas assister à la scène d'adieu.
Sc 5 : Jason seul : remords.
Sc 6 : Jason, Créuse : réconciliation, apaisement.
Sc 7 : Jason, troupe de Corinthiens. Divertissement "vivons sans crainte".
Sc 8 : Jason, Créuse : Créuse annonce que Créon est agité d'"implacables furies".
Sc 9 : Créon, gardes, Jason, Créuse : Créon a perdu la raison. Il sort avec Créuse, tandis que Jason est stoppé par les Furies. Embrasement du palais.
Sc 10 (dernière) : Médée, sur un char, annonce la mort prochaine de Créuse (brûlée), et la mort de ses enfants. Elle laisse un poignard à Jason, puis s'enfuit. Jason veut se tuer, il en est empêché par le peuple. Il est "condamné à vivre".

La structure du livret5 montre à la fois le respect attendu du mythe, des péripéties, de l’issue fatale, et les discrètes innovations dues au déplacement de la tragédie vers la question de la trahison. Cette thématique est centrale dans la pièce : après l’exposition (acte I, sans Médée), et avant l’acte V (catastrophe finale), les actes II, III et IV présentent une gradation du drame autour d’une double trahison : Médée trahie (actes II et IV) prépare sa vengeance non sans essayer toutes les stratégies ; Créuse se croit à son tour trahie (acte III). Dans les deux cas, le personnage-traître est Jason, omniprésent dans l’opéra (18 scènes, 2 monologues). L’infidèle n’est absent que durant l’acte II ; la magicienne apparaît finalement moins que Jason (14 scènes, mais 4 monologues). Au centre de la pièce, un dialogue Créuse / Jason sur la trahison, d’une extrême concision (18 mesures de récitatif ) et la répétition de « Tu me trahis » ( acte III, scène 3 ).

            Creuse
O Ciel ! quelle odieuse fête !
            Jason
Dieux ! c’est Créuse ; ô justes Dieux !
Fuyez.
            Creuse
L’Amour jaloux m’a conduite en ces lieux,
Où parmi les plaisirs ma Rivale t’arrête.
Tu me trahis !
            Jason
Non, ne le croyez pas.
            Creuse
Tu me trahis.
            Jason
Je vous adore
            Creuse
Eh bien, si tu m’aimes encore,
Fuy de ces lieux, & suy mes pas.

La multiplicité des trahisons permet une grande variété des stratégies d’écriture et des textures orchestrales ou harmoniques. La complexité des sentiments humains6 crée ainsi des tensions perceptibles dans l’utilisation des tonalités. Médée reste associée aux tonalités de fa majeur et de si bémol mineur (respectivement « furieux et emporté » et «  obscur et terrible » dans la classification de Charpentier), parfois de sol mineur, tandis que Jason et Créuse utilisent des tonalités sans armure (do majeur) et surtout « à dièses » (sol, ré ou la majeurs). Le compositeur joue constamment des tensions entre ces deux mondes harmoniques (ainsi, la scène de la folie de Créon est en sol mineur, avant de basculer vers le fa majeur de Médée pour l’intervention du chœur et l’embrasement du palais, acte V, scène 9). La catastrophe finale devient inévitable par la domination progressive de la tonique de fa annoncée à l’acte II (apparition de Médée), qui gagne l’acte III (colère de Médée « avec toutes les Basses », scène 4). Elle recule à l’acte IV et au début de l’acte V (apaisement factice : Médée trompe Créon en sol mineur, loin de sa sphère tonale habituelle), puis l’emporte à l’acte V (scènes 9 et 10). Salomon respecte les codes rhétoriques musicaux. Si sa musique n’a guère de caractéristique ouvertement « expérimentale », elle est au service d’un texte centré sur le thème de la trahison.7

Dans le triangle amoureux, Jason8 tient une place nouvelle. Il est un traître hésitant, trop humain, qui se reproche de trahir sa femme (acte I, scène 1), et appelle Créon à la clémence à l’égard de Médée (acte IV, scène 4) : en sauvant la vie de celle qu’il a trahie, Jason devient en partie responsable de son propre malheur. Aucune fatalité ne pèse sur lui, mais sa contribution à son châtiment, retournement subtil de la tradition, modifie la morale de l’œuvre. L’opéra se clôt par une ultime trahison, la plus cruelle sans doute. Médée, trompée, chassée, est touchante cependant par ses hésitations :

            Mille tendres alarmes
Parlent pour mon ingrat dans le fond de mon cœur.
(Acte II, scène 3)

Nul épisode de la robe chez Pellegrin, remplacée par des « ravages » imprécis ; pas davantage de cette violence barbare ou monstrueuse caractéristique de ses devancières. Victime de la trahison, Médée hésite jusqu’au début de l’acte V (scène 1) :

Je ne me trouve pas un cœur assez barbare
            Au gré de mes transports jaloux [...]
Faut-il pour mes enfants que mon cœur s’attendrisse ?
            Ne sont-ils pas fils de Jason ?
            A l’horreur de la trahison
            Je dois mesurer le supplice.
Vous qui portez par tout le ravage & l’horreur,
Venez à mon secours, Venez, noires Furies ;
            Accourez, versez dans mon cœur
            Vos plus cruelles barbaries.

Médée est humaine (elle a été tentée à plusieurs reprises par les tonalités de ses rivaux), et, à ce titre, incapable de « barbarie »9 ; elle rappelle la cause de la tragédie (« l’horreur de la trahison ») mais affirme son incapacité à se venger seule. Elle a donc recours aux Furies10 qui ont le pouvoir de la rendre (artificiellement) monstrueuse. Ce faisant, elle trahit à son tour les autres protagonistes comme les auteurs trompent le public : on peut croire, en effet, que l’œuvre s’achève à la scène 7, alors que les chœurs chantent l’amour « sans contrainte » et que l’on croit Médée partie. Cette fin serait assez habituelle dans le genre lyrique français, car l’acte V s’achève souvent par des réjouissances. Dès lors, « le dénouement, quoique attendu, n’en est que plus bouleversant » (Girdlestone 248).11 Ce paroxysme est, in extremis, porteur d’une morale qui, une fois les personnages humanisés et l’intrigue adoucie, s’adresse à chacun d’entre nous, traître possible ou victime potentielle des excès de la passion.

La trahison amoureuse et le discours moral de l’opéra français.

Le personnage de Médée a séduit les librettistes ou les musiciens de l’Académie Royale : victime, trahie, mais magicienne, Médée facilite l’utilisation de nombreux codes du « merveilleux » de la tragédie en musique. La violence du mythe pose cependant problème, notamment dans le dénouement. Même s’il est techniquement possible de le montrer sur scène, la trahison et l’adultère vont au-delà de la décence théâtrale, et l’infanticide paraît d’une cruauté excessive qui peut choquer le public de l’époque. En cela, l’opéra français, sous ses dehors « baroques », est imprégné des règles du théâtre déclamé, « art qui se veut naturaliste, réaliste, mais son réalisme est un réalisme médiatisé par la raison. » (Forestier 13). L’opéra peut transgresser certaines de ces règles, en montrant des actes de violence : l’horreur passe alors par la médiation de la représentation, texte, musique et danses donnant une version métaphorique de la violence.12 Le dénouement de Médée et Jason doit être vu dans cette perspective : il s’agit d’une réelle catharsis, et notre opéra est bien une tragédie. Mais puisque l’horreur est présentable sur la scène de l’Académie Royale, son atténuation par Pellegrin et le recentrage de la tragédie sur la trahison amoureuse sont porteurs d’un message qui dépasse la seule catharsis.

Au-delà des codes classiques ou hérités du modèle Quinault / Lully, l’opéra se pare d’un message moral, contradictoire de prime abord. Les premières tragédies en musique véhiculent le plus souvent une « morale » galante, reflet de la vie privée de Louis XIV, dont elles célèbrent également l’héroïsme.14 Bientôt cependant, le rigorisme de la Cour, sous l’emprise de Mme de Maintenon, conduit Quinault a revoir la portée de ses œuvres. Mais nombres de librettistes et compositeurs, alors que le roi se désintéresse du genre lyrique, créent des opéras spécifiquement destinés au public parisien (et non plus au roi ou à la Cour ). Beaucoup d’entre eux se parent d’un insouciant hédonisme dont on trouve de nombreux exemples dans le genre nouveau de l’opéra-ballet. Il faut donc admettre que le choix de Médée, en 1713, n’est pas directement lié au rigorisme moral de la fin du règne de Louis XIV, bien au contraire. Il semble être un choix délibéré,15 répondant à l’échec de la Médée de Charpentier, afin de véhiculer un message plus universel.

Pellegrin et Salomon, très attentifs au goût du public, mettent en scène une magicienne, ce qui est fréquent dans les tragédies en musique du début du XVIIIe siècle. Le personnage de Médée permet certes l’intervention « naturelle » de démons ou Furies, mais les auteurs ont choisi délibérément la sphère profane15 plutôt que le monde des Héros ou des dieux. Médée et Jason, en dehors de son prologue, ne propose aucune intervention divine. L’humanisation des personnages (qui conduit logiquement à l’atténuation de la violence, par souci de vraisemblance) permet de véhiculer une morale clairement définie par Apollon dès le prologue :

Et vous qui presentez une effrayante image
            Des malheurs où le crime engage ;
            Muses, de Médée en courroux
            Rendez les forfaits mémorables :
Apprenez aux Mortels les effets déplorables
De l’amour infidelle & de l’amour jaloux.

(Prologue, scène 2. Nous soulignons.)

Ainsi, le monde des dieux peut être celui de l’immoralité, de l’infidélité et de la galanterie (et les chœurs chantent encore « les Plaisirs, les Amours et les Jeux ») ; le monde des humains, à qui s’adresse Apollon, n’a plus les mêmes règles. La contradiction inhérente au genre lyrique français est ainsi évitée. Le spectacle est annoncé d’emblée dans le monde des humains ; on comprend mieux, désormais, le recentrage du mythe sur la trahison amoureuse, et sur des sentiments communément ressentis. Médée n’est pas seule à hésiter (comme chez Euripide ou Longepierre). Créon, Créuse ou Jason sont également victimes de leurs passions et tous nous présentent les dangers de la trahison, dont ils sont tous, au moins en partie, responsables. La catastrophe finale est inévitable, non parce que les dieux en ont décidé ainsi, mais parce que chaque personnage a failli. L’issue permet, a contrario, de responsabiliser les spectateurs, et de leur redonner le choix de leur destinée. Les décisions humaines auraient pu être différentes. Cette morale, teintée de théologie jésuite,17 n’est pas très éloignée de celle que l’on retrouve, toujours sous la plume de Pellegrin, dans la pastorale héroïque Le Jugement de Parîs, ou dans ses autres tragédies en musique telles Télémaque, Renaud, Hippolyte et Aricie et surtout Jephté.18

L’humanisation des personnages autorise enfin l’usage d’un moyen de persuasion assez neuf, que repère Girdlestone lorsqu’il pose la question suivante : « Pellegrin fut-il heureux en voulant atténuer la brutalité de l’histoire et faire de Jason, Créuse et Médée des âmes modernes à la conscience éveillée, au cœur sensible ? » (248). Ce recours à la sensibilité des spectateurs est caractéristique de l’émergence d’une nouvelle forme de lyrisme dans la tragédie.19 Il favorise en effet la variété des coloris de l’orchestre, des harmonies plus audacieuses ou la diversification des danses. « Ces innovations techniques [...] rendent l’expression sonore des paroles chantées par les héros ou les héroïnes plus dense, plus directe, plus forte aux oreilles du public [...] L’invention musicale amplifie le discours poétique » (Barthélemy 55).20 Le thème de la trahison amoureuse, ouvertement abordé dans la sphère profane, permet alors de mettre en évidence la faiblesse humaine (les hésitations des héros), et d’extérioriser leur détresse. Il facilite la transmission du message moral par un discours en demi-teinte, qui tend à concilier la religion et le monde : tel est bien le projet des Jésuites. (Laurenti 319 « Vers une réconciliation »). Il renforce la portée de la scène finale dans laquelle tous les personnages sont punis, sans exception, du fait de leurs errements. Il met en évidence la volonté de revenir à une moralité plus convenable, dans le cadre a priori « immoral » de l’opéra.

Nulle révolution musicale ou thématique cependant : Pellegrin et Salomon demeurent dans les cadres génériques de la tragédie en musique. Sans doute ont-ils beaucoup appris de l’échec de Thomas Corneille et Charpentier. Un livret peut-être trop littéraire, déjà « daté », une musique ouvertement originale (nombreuses innovations orchestrales ou chorales, airs italiens21 de l’acte I, absence de divertissement à l’acte V) n’ont pas permis à Médée de se maintenir au répertoire. Au contraire, Médée et Jason est un succès éclatant. Pellegrin et Salomon ne bouleversent pas le genre lyrique : ils acceptent de s’y soumettre, non sans proposer une lecture nouvelle du mythe de Médée, centré sur le thème de la trahison amoureuse. Ce faisant, ils répondent aux attentes du public (le merveilleux, le spectaculaire, les codes hérités du modèle lulliste, les hypotextes principaux), mais, plus encore, ils parviennent sans doute à les émouvoir et à véhiculer un message moral universel, teinté de molinisme, qui a contribué, par son originalité discrète, au succès de l’œuvre.


BENJAMIN PINTIAUX est professeur d'histoire et doctorant en musicologie à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) sous la direction de Catherine Massip (sujet : Simon-Joseph Pellegrin et la tragédie en musique).
[email protected]

Notes

1   Entre 1713 et 1749 (y compris en province). On joue également des parodies au Théâtre Italien, de Dominique, Riccoboni et Romagnesi en mai 1727 ( voir Mercure de juin p. 1205) et de Carolet en décembre 1736 (voir Mercure, décembre 1736, p. 2748).

2   Le livret est signé La Roque, prête-nom de l’abbé Pellegrin. Pellegrin est né à Marseille en 1663. Il atteint une incontestable renommée grâce à ses cantiques spirituels et ses livrets pour le théâtre lyrique. Il s’éteint à Paris en 1745.

3   Salomon est, comme Pellegrin, d’origine provençal. Il tient la basse de viole ou le clavecin à l’Opéra, compose deux tragédies en musique et des motets. Il meurt à Versailles en 1732.

4   Voir « Dissertation sur la tragedie de Médée » Mercure, pp. 152-73, rééd. en Longepierre.

5   Ici dans la première version de 1713. La version d’octobre comporte quelques ajouts mineurs. La version 1736 simplifie la fin, mais reste dans ses grandes lignes très semblable à la première édition de la partition.

6   Au sein d’une intrigue simplifiée (proche de celle de Longepierre) : nul Egée dans le livret de Pellegrin, à l’instar de Pierre Corneille.

7   Les divertissements (présents dans chaque acte de toute tragédie en musique) jouent encore de cette thématique renouvelée. Aucun d’entre eux n’est une vraie réjouissance, aucun ne se libère de l’ironie tragique et des tensions sous-jacentes. Les deux changements à vue des actes II et III instaurent à leur tour (en direction du spectateur cette fois) une duplicité inattendue, semblant également trahir l’attente des personnages ou celle du public : le paysage devient un lieu affreux ou, à l’inverse, le bois devient un palais magnifique mais factice.

8   Toniques de sol ou de do pour ses monologues : Jason est bien dans le même univers « humain » et coupable que Créuse ou Créon. Le Jason de T. Corneille et Charpentier présentait déjà quelques caractéristiques de celui de Pellegrin et Salomon (sa passion coupable).

9   La récurrence du mot « cœur » est, dans ce monologue, très explicite. Ici, le personnage est à rapprocher de la Médée de Longepierre. Cependant cette dernière se construit elle-même une identité monstrueuse, alors que la magicienne de Pellegrin et Salomon a recours à l’aide extérieure des Furies.

10   Leur “tremble, frémis d’effroi” annonce directement le trio des Parques d’Hippolyte et Aricie (acte II), de Rameau sur un texte de Pellegrin.

11   Cette “surprise” reste cependant l’aboutissement inévitable de la tragédie. Pellegrin, dans sa Dissertation sur Médée, reprochait à l’issue de la tragédie de Longepierre d’être « surprenante », mais surtout invraisemblable.

12   L’effet d’esthétisation propre à l’opéra n’est donc pas en contradiction avec la poétique du théâtre déclamé : « la tragédie lyrique est donc une tragédie sans effet tragique littéraire, mais où le traitement de l’horreur est l’objet d’une épuration par la fonction poétique de la musique », Voir Kintzler, p. 240.

13   Modèle à l’occasion plagié : les structures de Médée et Jason présente des similitudes évidentes avec celles de Thésée.

14   Laurenti montre ainsi l’influence de l’épicurisme sur ces premiers opéras français.

15   Laurenti évoque la « moralisation » de l’opéra au début du XVIIIe siècle. Incontestablement, Pellegrin y prend une part décisive. Voir p. 177. Autre explication possible du choix de Pellegrin : la reprise (avec succès) de la Médée de Longepierre, modèle inavoué mais aux implications idéologiques très différentes.

16   Etymologiquement devant le temple, et non dedans.

17   Laurenti démontre de façon très convaincante l’orientation moliniste des livrets de Pellegrin (et plus généralement des livrets du début du siècle). La Médée de Longepierre est, par certains aspects, plus proche des thèses jansénistes (Longepierre était un ami de l’archevêque de Noailles, celui-là même qui a interdit à Pellegrin de dire la messe). 1713 est aussi l’année de la bulle Unigenitus.

18   Rappelons que Pellegrin est prêtre, qu’il a été pendant de nombreuses années moines chez les Servites, et proche des Jésuites. Il écrit un grand nombre de poèmes religieux dans lesquels le thème du Salut et de la Grâce confirme sa proximité avec le molinisme, voire son hostilité aux thèses jansénistes.

19   Voir Barthélemy. Précisons bien qu’il s’agit d’une nouvelle forme de lyrisme ; car on ne saurait affirmer que le récitatif ou l’air lullistes sont dénués de lyrisme.

20   On peut même y déceler l’émergence d’une rhétorique du pathos, et du « goût des larmes au XVIIIe siècle », titre de l’ouvrage de Coudreuse.

21   Un air italien est bien ajouté à Médée et Jason, mais en 1736 seulement.

Bibliography

Barthélemy, Maurice. Métamorphoses de l’opéra français au siècle des Lumières. Arles : Acte-Sud, 1990.

---. Coudreuse, Anne. Le Goût des larmes au XVIIIe siècle. Paris : PUF, 1999.

Forestier, Georges. Introduction à l’analyse des textes classiques. Paris : Nathan, 2000.

Girdlestone, Cuthbert. La Tragédie en musique (1663-1750) considérée comme genre littéraire. Genève : Droz, 1972.

Kintzler, Catherine. Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau. Paris : Minerve, 1991.

Laurenti, Jean-Noël. Valeurs morales et religieuses sur la scène de l’Académie royale de musique (1669-1737). Genève : Droz, 2002.

Longepierre, Hilaire Bernard de Requeleyne. Médée, tragédie, suivie du Parallèle de Monsieur Corneille et de Monsieur Racine(1686) et de la Dissertation sur la tragédie de Médée par l’abbé Pellegrin (1729). Paris : Champion, 2000

Scherrer, Jacques. La Dramaturgie classique en France. rééd. Paris : Nizet, 1986.

Titon du Tillet, Evrard. Vie des Musiciens et autres joueurs d’Instruments du Règne de Louis le Grand. 1732. Paris: Gallimard, 1991.