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Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Gérald Leblanc, Clint Bruce

Un entretien avec le poète acadien Gérald Leblanc dans le cadre du thème
« L'écrivain sur l'écriture »

Propos recueillis par Clint Bruce (Brown University)

Né en 1945 à Bouctouche, en Acadie, pays qui n'existe plus sur les cartes du Canada, Gérald Leblanc compte à son actif, entre autres, douze recueils de poésie et un roman, Moncton Mantra. Avec ses premiers livres, Comme un otage du quotidien en 1981, suivi de Géographie de la nuit rouge en 1984 et Lieux transitoires en 1986, la poésie de Gérald Leblanc s'annonce urbaine, sensuelle et vouée à l'immédiat, à l'expérience. Expérience qui passe par une réalité particulière, celle de la ville de Moncton, ce point de choc des langues, des musiques et des corps, ou comme il le formule dans Éloge du chiac, cette « composition d'intensités impondérables ». Nulle surprise alors que la Ville de Moncton ait choisi de lui décerner son prix littéraire en 1988 pour le recueil L'Extrême frontière. Cette récompense est suivie d'autres : le prix Pascal-Poirier du gouvernement du Nouveau-Brunswick en 1993 et le prix Estuaire des Terrasses Saint-Sulpice en 1994 pour Complaintes du continent. Tout en publiant depuis 1997 Moncton Mantra, Je n'en connais pas la fin et Le plus clair du temps, Gérald Leblanc cultive la jeune relève littéraire acadienne en tant que directeur littéraire des Éditions Perce-Neige. Hommage révélateur, les Éditions L'Interligne ont réédité l'an dernier ses trois premiers recueils en un seul volume intitulé Géomancie.

Entretien avec Gérald Leblanc

Equinoxes : Qui sont vos lecteurs et quel type de rapport entretenez-vous avec eux ?

Gerald Leblanc : Outre les amateurs de poésie du milieu, je ne connais pas vraiment mon lectorat. Bien sûr, lorsque paraissent des critiques intelligentes de mon œuvre au Québec ou en France, cela me fait plaisir, m'encourage, me laisse croire que je suis sur la bonne piste. Pour ce qui en est du lectorat... enfin, si quelqu'un me pose une question, je lui réponds. J'aime le mot de Roland Barthes : « On écrit pour être aimé, on est lu sans pouvoir l'être... ».

EQX : Étant donné que vous avez publié plus d'une dizaine de recueils ainsi qu'un roman, avez-vous un rapport particulier avec vos propres livres ?

G.L. : Une fois que j'ai publié un livre, j'ai l'impression qu'il se détache de moi et je le relis ensuite d'un oeil très critique. Je le vois comme une étape d'une recherche et je tente d'aller plus loin dans le travail en cours.


EQX : Comment qualifieriez-vous la situation sociale de l'écrivain : une mission, un fardeau, un honneur, une profession ?

G.L. : La romancière anglaise Doris Lessing disait que la société produit des écrivains (et autres artistes) comme une façon de pouvoir se s'observer ou s'examiner elle-même. Peut-on dire que l'écrivain est un produit de son milieu ? Oui et non. L'écrivain, qui travaille sur la langue, veillera à en explorer les faiblesses et les fulgurances, renouvelantes possibilités infinies de cette merveilleuse invention humaine qu'est le langage. Écrire est une vocation avec tous les risques que cela peut entraîner.

EQX : Vous avez fait partie des milieux militants à l'époque très forte que furent les années 1970 à Moncton. S'engager a-t-il encore un sens pour vous ?

G.L. : Oui, mais différemment qu'au cours des années 1970. Dans ces années-là, il importait de nommer notre réalité, dénoncer les injustices, prendre la parole, apprendre à parler... Vu que les Acadiens sont venus très tard à l'écriture (la première maison d'édition acadienne a été fondée en 1971...), tout était à faire. Aujourd'hui, une génération et des poussières plus tard, l'urgence n'est plus la même. Mon engagement est d'écrire les meilleurs livres possibles. Le fait de les publier en Acadie relève d'un engagement.

EQX : Comment le fait d'écrire en français en Acadie, à la différence de faire carrière à Montréal, par exemple, ou de provenir d'une autre région francophone, oriente-t-il votre écriture ?

G.L. : Je n'ai jamais été carriériste pour deux sous. Tout en étant un grand voyageur devant l'éternel, je me sens bien là où je suis, je ne sens aucun besoin de vivre ailleurs. Un des grands avantages de vivre loin des « grands centres » est de ne pas avoir à suivre les modes et les diktats du goût du jour. De fait, je me sens libre dans ma vie comme dans mon écriture.

EQX : Quelles difficultés pouvez-vous ou avez-vous pu rencontrer lors de l'acceptation par un éditeur de l'un de vos manuscrits ?

G.L. : Lorsque j'ai publié des livres aux Éditions d'Acadie ou chez Michel Henry Editeur, ainsi que récemment, aux Éditions l'Interligne, je l'ai fait sur invitation. Donc, il n'y a eu aucune difficulté d'acceptation sur ce plan.

EQX : Depuis plusieurs années, vous vous occupez de la vente et de la distribution de vos propres livres, entre autres. Dans quelle mesure l'implication commerciale peut-elle vous influencer en tant qu'écrivain ?

G.L. : Cela n'influence aucunement mes projets d'écriture mais il n'est pas inutile de connaître les rouages de la commercialisation, en ce sens que nous comprenons mieux comment nos livres sont distribués, les réseaux de diffusion, etc. Donc, nous apprenons comment nous y prendre en vue de maximiser le rayonnement de nos productions littéraires.

EQX : Croyez-vous en la périssabilité de vos oeuvres ? Est-ce une donnée importante pour l'écrivain ?

G.L. : En essayant d'écrire les meilleurs livres que je peux, j'aimerais qu'ils soient encore lus dans vingt ans, dans cent ans... Mais seule la postérité saura le dire et dans cent ans, je ne serai plus là... Mais cette considération n'entre pas en ligne de compte lorsque j'écris, sinon je paralyserais.

EQX : Vous avez publié majoritairement de la poésie. D'ailleurs un recueil comme Complaintes du continent tourne en grande partie autour d'une définition du projet poétique. Le genre est-il pertinent pour vous ? Pensez-vous en termes de genre quant à vos propres oeuvres ?

G.L. : L'écriture de la poésie m'est naturel, j'y arrive spontanément à ma table de travail. Mais il y a plus de dix ans, j'avais la tentation d'écrire un roman, alors je me suis appliqué à travailler ce genre. Ce qui m'a donné bien du fil à retordre. J'aime les défis, j'aime explorer. Toutefois, dans l'ensemble de ma production littéraire, c'est principalement en poésie que s'articulent mes recherches, donc le genre semble s'imposer de lui-même.

EQX : Comment en êtes-vous venu à écrire ?

G.L. : À la découverte de la lecture. Lorsque j'ai appris à lire, j'étais fasciné par cette magie qui faisait que des signes pouvait produire un effet. Quand j'ai découvert plus tard que la langue possédait un registre autre que fonctionnel (« Ferme la porte... »), qu'on pouvait inventer, explorer avec cette langue, je suis tombé sous l'emprise de cette mystérieuse aventure.

EQX : Écrire est-il une vocation ou un métier ?

G.L. : Un peu des deux, sans doute. Depuis plus de trente ans maintenant, j'écris tous les jours. L'écriture fait donc partie de ma vie. Mes questionnements, mes angoisses et mes joies passent par le langage, et l'écriture m'accompagne au quotidien. Ça ressemble sans doute à une vocation. Mais le métier y est aussi, puisque nous devons nous astreindre à une discipline si nous voulons produire des oeuvres conséquentes, nous dépasser, aller plus loin. À chaque fois que nous nous rencontrons, ma tendre amie, la romancière Marie-Claire Blais me dit : « Nous travaillons tellement fort... » En effet. Quelque part, il existe un souci de transmission d'une vision du monde, d'une émotion, d'une pensée.

EQX : Quelles lectures ou, plus largement, quelles influences ont marqué votre écriture ?

G.L. : Il me faudrait des pages pour en témoigner ! Disons que ma première fascination des mots me vient des contes que me racontait mon grand-père, quand j'étais enfant. Il me transmettait une tradition orale, aujourd'hui disparue, ou le fantastique occupait une large place. Je rêvais à quatre ans, cinq ans, d'inventer des histoires à mon tour. L'art de mon grand-père, car il s'agissait bien d'un art du conteur, m'a formé l'oreille, si je peux dire. Et à ce jour, je tente toujours de « sonner juste » dans mes textes.

La lecture m'a ouvert tout un autre champ d'exploration. À l'école, les Fables de La Fontaine me remplissaient de joie. La découverte de Rimbaud a été déterminante. En apprenant l'anglais, un autre continent s'offrait à la lecture : James Baldwin, Allen Ginsberg, Diane DiPrima, Jack Kerouac, Amiri Baraka, Don DeLillo, Adrienne Rich... Et enfin, chez moi, les poètes Raymond LeBlanc et Guy Arsenault qui m'ont appris l'importance d'inscrire notre réalité acadienne dans nos textes. Un apprentissage continu dont l'écriture à la fin du compte sera l'épreuve d'en arriver à trouver sa propre voix.

EQX : Dans Les Matins habitables, vous écrivez « À un jeune poète » qu'il « y aura toujours un poème / qui attend le son de ta voix ». L'écriture vous procure-t-elle un soulagement, une souffrance ou autre chose ?

G.L. : J'ai souvent dit que je n'avais aucun mérite d'être écrivain ou poète puisque je ne savais pas faire autre chose. Cela peut paraître facétieux, mais il y a un peu de vérité là-dedans. L'écriture serait à la fois une maladie et son remède.

EQX : Comment vos projets prennent-ils naissance ? Comment votre vie personnelle les nourrit-elle ?

G.L. : Mes projets arrivent en général par intuition. J'écris au quotidien, chaque matin, et en cours de route, un projet se profile, prend la forme d'un recueil. Comme j'écris souvent autour de ce qui m'arrive, de ce que je ressens et de ce que j'imagine, ma vie personnelle constitue un territoire d'exploration, et l'écriture de ces états, un laboratoire de transformation...

EQX : Pouvez-vous nous parler de vos projets à venir ? Vous préparez un deuxième roman, n'est-ce pas ?

G.L. : Dans l'immédiat, il y a un recueil qui doit paraître en juin (2004) intitulé Transmutations. Le recueil s'articule autour du phénomène de la musique techno, de la culture qui s'y rattache et de son influence. Autrement, il y a deux recueils en gestation. Pour ce qui en est du roman, j'y travaille depuis à peu près deux ans. J'ai dû l'interrompre l'année dernière pour raison de santé, mais je l'ai repris depuis. Contrairement au premier qui s'inspirait assez librement de ma vie personnelle, celui-ci a pris naissance lors d'un rêve où le personnage principal m'est arrivé d'une pièce. J'ai commencé à écrire son histoire et je continue d'écrire là où il m'amène. Il s'agit pour moi d'une expérience assez inusitée et qui me passionne.

EQX : Voudriez-vous nous faire part d'un de vos textes ou d'un passage auquel vous tenez particulièrement ? Pourquoi y attachez-vous une importance spéciale ?

G.L. : Je retiens « Pratique de la poésie », extrait du recueil Complaintes du continent. Sans prétention, j'estime qu'il s'agit de ma conception de la poésie. Il renferme l'essentiel de mon projet en quelque sorte. Je le lis quinze ans après et je me dis : « Oui, c'est toujours ça... »

- A Moncton, le 20 avril 2004


"Pratique de la poésie"

il me semble que la poésie agit
à partir du corps puis de la tête
de ma mémoire de bandes dessinées
ou de l'eau salée avalée
en sautant dans la rivière de mon enfance
il me semble que ça parle
du monde qu'on aime
et du monde qu'on aime pas
que ça parle d'une rage historique
de l'ambiguïté de voter
s'inspire d'Apollinaire
et de Bessie Smith
comme le soleil envahit la cuisine
un poème peut s'incliner devant la mer
souffler entre les craques de tous les murs
peut s'envoler dans le midi de la ville
atterrir dans le lit de la beauté
chanter mes rencontres avec Rimbaud
mes états translucides
peut entrer dans la conscience
par degré ou par éclat
peut appréhender l'abstraction du temps

*

le poème est malachite
parle de ponts
de tigres
de cybernétique
le poème se glisse dans le noir
se réchauffe à la géologie vivante
aux rues familières
la rue Weldon appelle
pour que le poème advienne ici
au coeur des contradictions
et des fulgurances
une trame shamanique
aux échos de griots
entre les générations
sur la page ou sur l'écran cathodique
par les voix et dans les livres
le poème inscrit cette trajectoire
de la parole et du désir
comme un graffiti sonore
sur l'écriteau du réel

*

parfois nous écrivons
sans trop savoir pourquoi
sauf que nous écrivons
nous imaginons qu'une phrase
peut nous emmener
au bout du monde
et parfois elle le fait
entre le rythme du coeur
et le rythme du lieu
entre le noir et le blanc
le bleu guette constamment
comme le silence
je veux nommer jusqu'au vertige
tout ce qui m'a touché
les traces indélébiles
de certains moments
les épiphanies du quotidien
au long de la longue complainte
de mon appartenance

- Leblanc, Gérald. « Pratique de la poésie ». Complaintes du continent.


Œuvres de Gérald Leblanc

Comme un otage du quotidien. Moncton : Éditions Perce-Neige, 1981.
Géographie de la nuit rouge. Moncton : Éditions d'Acadie, 1984.
Précis d'intensité. En collaboration avec Herménégilde Chiasson. Lèvres urbaines 12 (1985).
Lieux transitoires. Moncton : Michel Henry Éditeur, 1986.
L'Extrême frontière. Moncton : Éditions d'Acadie, 1988.
Les Matins habitables. Moncton : Éditions Perce-Neige, 1991.
Complaintes du continent. Moncton/Trois-Rivières : Éditions Perce-Neige/Écrits des forges, 1993.
De la rue, la mémoire, la musique. Lèvres urbaines 24 (1993).
Éloge du chiac. Moncton : Éditions Perce-Neige, 1995.
Méditations sur le désir. Livre d'artiste avec Guy Duguay. Moncton : Atelier Imago, h.c., 1996.
Moncton Mantra. Moncton : Éditions Perce-Neige, 1997.
Je n'en connais pas la fin. Moncton : Éditions Perce-Neige, 1999.
Géomancie. Ottawa : Éditions L'Interligne, 2003.