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Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Hervé Bonnet

Hervé Bonnet, Université de Toulouse - le Mirail

L'errance de l'existence

Le motif de l’errance semble évoquer dès l’abord un mouvement libre, imprévu, fuyant et mettant par avance en échec tout ce qui tenterait de régler et de circonscrire l’espace de son jeu. Tenter d’en donner une signification unitaire tient de la gageure. Il semble que l’errance ne se peut annoncer qu’en ouvrant sur l’ailleurs et sur les lointains. Tâchons donc de voir s’il n’y a pas là, dans cette ouverture sur l’ailleurs et les lointains, l’esquisse ou la marque d’une référence centrale qui serait comme le point de fuite où convergent toutes les perspectives, autrement dit tous les motifs, de l’errance. Les deux grandes figures de l’errance sont, pour le monde occidental, le juif Abraham et le grec Ulysse. Or ce que nous pouvons retenir de ces deux figures, par delà leurs différences historiales essentielles, est l’élément commun de leurs errances. En effet, qu’il soit minéral (sable) ou liquide (eau) l’élément de l’errance est toujours un désert. Le désert est le « lieu » par excellence de l’errance. Dès lors, soit nous restreignons l’errance à un univers géographique bien particulier et, privant la plupart des hommes de cette expérience, nous la rendons du même coup contingente ; soit, puisqu’à l’évidence l’errance n’est pas réservée aux hommes du désert ou au navigateurs, il faut alors penser que notre monde est un désert, et pour ce faire appréhender de façon métaphorique ce dernier terme. La première alternative est absurde puisqu’elle détruit l’universalité même du phénomène de l’errance et va à l’encontre de ce dernier en le circonscrivant géographiquement. Reste la seconde alternative. Celle-ci n’est-elle pas plus absurde encore ? N’est-il pas absurde en effet de concevoir notre monde comme un désert ?

Attendons-nous à ce que l’errance, la chose ou le mot, résiste au procès d’écriture qui voudrait en exposer le sens. Pourquoi ? Pour deux raisons essentielles. La première apparaîtra comme le déploiement extérieur, le symptôme de la seconde. La première donc, apparemment formelle puisqu’elle renvoie à la dimension grammaticale du substantif, plus précisément  à la spécificité de sa terminaison en « ance », a pour effet d’obérer ce terme d’une indécidabilité fondamentale qui rend problématique sa présentation conceptuelle et nous enseigne à ne l’envisager à la limite, que sous les traits, à jamais indéfinis, d’un thème. Appréhender l’errance non comme un concept mais comme un thème relève d’une stratégie, d’une ruse, qui consiste à laisser venir la chose, à être à l’écoute de son ouverture pour en capter le signal, bref à renoncer à capturer son sens dans l’enclos évident et rassurant du concept. En effet, la terminaison en « ance » annule ce que l’infinitif dénote comme simplement actif. L’errance ne se réduit pas à la factualité active qu’implique le verbe errer. Elle ne se déduit pas de l’acte d’errer. A la limite, elle en dérive, et il faut entendre ce terme au sens littéral (dé-river) à savoir qu’elle en diffère, c’est-à-dire qu’elle s’en éloigne et s’autorise de quelques déviances imprévisibles pour, in fine, ne tenir sa légitimité que dans ce mouvement d’éloignement, cette partance, dont on ne comprend l’originalité sans origine qu’à partir, c’est-à-dire, non pas depuis mais, qu’en quittant décidément, définitivement la rive du verbe errer en sa forme infinitive. En d’autres termes l’errance est l’émancipation d’errer. L’errance comme la « mouvance », la « résonance », témoigne (et c’est pourquoi il y a symptôme...) d’un bougé fondamental et essentiel trahissant une « situation » médiane indécise entre l’actif et le passif.

 L’autre raison essentielle, rendant difficile sinon impossible une description pure et simple de l’essence de l’errance, est beaucoup plus structurelle (et c’est pourquoi elle apparaîtra comme la raison de la première raison qui, elle, n’en est que le symptôme) puisque ce qui se joue, ce qui advient à travers l’errance n’est rien d’autre que la question de l’écriture ou plutôt la question du mouvement propre de celle-ci en son procès phénoménal. Il s’agit donc de comprendre l’errance comme mouvement propre de l’écriture et, de surcroît, de l’écriture en général. Cela signifie que cela vaut aussi bien, en particulier, et même exemplairement, pour cette autre écriture, apparemment plus fluide et éthérée, ruisselant de présence à savoir, la parole.

Si la philosophie a raison de faire de la langue et de la parole la demeure de l’homme, on prend dès lors la mesure de ce qui est ici en jeu. Reconnaître l’errance comme mode caractéristique et déterminant du procès phénoménal de la parole et de l’écriture revient à l’élever au rang de détermination fondamentale de la mobilité de l’existence de l’homme. Ce n’est pas simplement lorsqu’il parle ou écrit, bref lorsqu’il s’exprime que l’homme est en errance, car il lui suffirait alors de se taire et de figer ses mouvements pour que cesse l’errance. En réalité cela signifie que l’homme est, dans son silence, dans le moindre de ses gestes, dans la visée de ses regards, sujet d’errance. Non pas « sujet ». C’est aussi, nous le verrons, le procès de la subjectivité qui est fait ici. Nous ne voulons donc pas, par l’utilisation des guillemets, éviter le terme, mais au contraire le mettre en question et pour ce faire l’arraisonner. En effet, la subjectivité fut rien moins que l’écran même qui permit à l’homme d’oublier la condition réelle de sa « situation ». Ce n’est pas sans raison que nous prenons, là encore, ce dernier terme « avec des pincettes ». En effet l’errance pose le problème, est le problème même, de la situation. Cela implique que la subjectivité va de pair avec la situation. Elles ont même destin. Seul le sujet, en tant que subjectum possédant son fond propre, a un site, seul il peut être localisable et être appréhendé dans son type (tupos). L’errance met en faillite toute situation car elle invalide par avance, c’est-à-dire a priori, toute localisation. L’errance met aussi en défaut tout « ici et maintenant » c'est pourquoi il faut comprendre qu’en plus d’être littéralement utopique elle signale une crise dans (et de) la présence même. Après l’utopicité de l’errance vient son achronicité. Quel est ce monstre de l’errance par où faut (faillir) toute détermination temporelle et spatiale ? Faille dans la roche de l’être où s’abîment nos prétentions à comprendre le réel et d’abord à nous comprendre. Précisons que « signaler » une crise, l’errance ne le peut que parce que fondamentalement il n’y a pas de présence pleine. En effet une telle présence ou parousie absolue annihilerait la possibilité même de l’errance en tant que telle. Mieux encore, l’errance ne serait pas même possible comme simple état d’âme, si elle ne se référait en dernière instance à une réalité ontologique trouvant elle-même sa possibilité dans la porosité du présent. Comment pouvons-nous errer ? Pourquoi errons-nous ? Parce qu’ici faut (faillir) la présence. La présence déserte le monde et fait de ce dernier un désert. Cette désertion du monde par la présence, et singulièrement par la Présence christique seule dispensatrice de vérité, nul autre que Pascal ne l’a mieux exprimée. En effet le fameux fragment des Pensées intitulé des « deux infinis » témoigne de la nécessaire errance de l’homme du fait de sa « disproportion » à ce qui est [p.153, frag 185]. Cette « assiette ferme » (tant recherchée par l’homme en quête de stabilité et d’assurance) dont nous parle l’auteur des Pensées n’est pour l’homme qu’une chimère, tout au plus un horizon inatteignable. Bien entendu ce fragment ne traite pas directement du défaut de présence christique, et il doit être appréhendé dans la thématique qui est la sienne à savoir l’explicitation de la « situation » de l’homme au regard des découvertes scientifiques du temps qui avaient mis au jour la double infinité de l’univers. Néanmoins ce passage s’inscrit dans la problématique générale de l’apologie de la religion chrétienne visant à faire prendre conscience à l’homme de sa déréliction et par conséquent lui donner à entendre le pourquoi de son errance inévitable.

Disproportionné par rapport à la nature selon ses deux infinis, l’homme, perdu dans l’univers, voit s’effacer comme un mirage les faibles repères qu’il avait établit à la surface du monde. Ses amers une fois dissipés, comme une brume par le vent, l’homme est condamné à l’errance. Que le monde soit un désert pour l’homme dès lors qu’il s’inquiète réellement de sa condition, Pascal le dit en toute lettre en un autre fragment fort célèbre lui aussi :

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sortir. [p. 152, frag 184]

Pascal ne nous dit pas ici, à quoi, selon lui, ressemble le monde, mais il essaye plutôt, par le biais de la métaphore de l’île déserte, de nous faire comprendre ce qu’il en est vraiment du monde. Certes les apparences sont contre nous : le « monde » est rempli d’objets et nous nous évertuons à multiplier la cadence de leur production pour satisfaire l’évidente société de consommation. Comment, dès lors, pouvons-nous légitimer notre qualification du monde comme d’un désert ? Peut-il y avoir errance dans un monde où, d’une part, les objets saturent l’espace et où, d’autre part, les techniques de localisation (GPS) rendent, in fine, volontaires tout égarement géographique ? En vérité il y a monde et monde. Dans le monde des objets (où les objets sont dans le monde), l’errance ne peut être que métaphorique, tout au plus un état d’âme, bref, tout à la fois le sentiment d’être perdu et en quête de. Mais ce monde-ci, puisqu’il est réel, tient sa possibilité du seul monde authentique à savoir le monde de l’homme. Or l’homme n’est pas un objet, il n’est pas, comme l’objet, dans le monde, mais il est, comme la phénoménologie heideggerienne nous l’enseigne, au-monde. Dire de l’homme qu’il est-au-monde c’est distancer de façon essentielle la compréhension  traditionnelle de l’homme comme sujet et du monde comme d’un contenant comprenant la totalité des étants. Subjectivité et objectivité ne sont que la cristallisation de la mécompréhension de l’essence de l’homme et du monde, elles se dressent comme un monument commémorant à son insu l’oubli même de ce qui est. Ce monument est un portique dont il nous faut franchir le seuil pour entrer dans la dimension authentique de l’être de l’homme et de celui du monde, pour faire l’expérience de l’errance dans le désert. Etre-au-monde n’indique pas, avons-nous dit, une appartenance ou une inclusion spatiale mais désigne la spécificité du rapport de l’homme au monde. L’homme n’est pas « dans » le monde mais il l’habite, mieux il le hante. Cette dernière qualification permettra de faire sentir la « situation » de l’homme ou, plus précisément, son impossibilité d’être, à l’instar de l’étant ou de l’objet, situé, donc son « insituation ». La mobilité de l’homme ne doit pas être pensée sur le modèle physique du déplacement des corps. Seul l’homme peut avoir rapport aux étants ou objets, seul il peut entrer en contact avec eux, car aussi près que soit un étant d’un autre, aussi réduite que soit la distance qui les sépare, fut-elle elle-même abolie, jamais ils ne se toucheront, jamais ils n’entreront en contact puisqu’il eût fallu pour cela qu’ils fussent d’abord capable d’un rapport à soi. Ce rapport à soi spécifique de l’être-au-monde interdit l’assimilation de ce dernier au royaume des étants et rend impossible la conception de sa mobilité calquée sur le  modèle physique. Cela signifie donc que, même s’il sait où il va, même si son cheminement est, comme dans le cas d’un voyage organisé, prévu et programmé, l’homme est nécessairement errant. L’errance n’a lieu, en tant que telle, que dans le monde en tant que tel. Non pas dans le monde des objets mais dans celui de l’existence. Car si le monde existe c’est que, comme l’être, il se retire toujours déjà et donne lieu, dans son retrait, au monde objectif. Ce retrait du monde est ce qu’il y a de moins apparent, parce que le monde  lui-même se tient en réserve et n’apparaît qu’à l’occasion d’une rupture dans le réseau ustensilier qui nous tient lieu, d’ordinaire, de monde. Mais cette apparition du monde n’est pas encore, ou est « le pas encore de », sa parution. Le fait que le monde en tant que tel n’advient qu’à la faveur de l’affect existential fondamental de l’angoisse nous permet de comprendre à quel point la qualification de « désertique » du monde est pertinente. Heidegger nous dit que ce devant quoi s’angoisse l’angoisse est ni ceci ni cela, ni la somme totale du sous-la-main, c’est-à-dire de l’objectivité, mais le « rien » et le « nulle part » caractérisant, en dernière instance, la possibilité même de l’à-portée-de-la-main c’est-à-dire le monde lui-même. Devant l’angoisse fond comme neige au soleil ce qu’Heidegger appelle « la totalité de tournure de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main ». Restent donc le « rien » et le « nulle part » du monde présentant enfin son visage désertique. Le monde tel qu’en lui-même, nu, est un désert. Voilà pourquoi dans le monde comme dans le désert nous sommes toujours ailleurs et loin de tout. Voilà pourquoi aussi sans doute, le « monde » ou l’Opinion dit, depuis toujours, la vérité au sujet des philosophes lorsqu’elle les taxe de rêveurs sinon d’utopistes, mais elle ne connaît pas la raison de cette vérité qui tient au fait que seuls ces derniers, affrontant le nulle part du monde, ont, paradoxalement, les pieds dans le réel. Etre-au-monde, prendre la responsabilité de son être comme être-au-monde, et par conséquent répondre à son destin de mortel, c’est faire l’expérience de la traversée du désert absolu suivant l’itinéraire intraçable de l’errance irrévocable. C'est dans cette traversée du désert absolu, dans ce cheminement erratique, dans ce que nous pourrions appeler cette « itinerrance », qu'une décision authentique peut être prise et par conséquent qu'une responsabilité peut être endossée. Ce désert absolu, cette errance dont nous traitons ici ne se présente pas à nous comme l'extraordinaire. En vérité nous faisons tous les jours, à chaque instant, l'expérience de  l'errance au travers de ce désert qu'est le monde dès lors qu'on le saisit dans sa dimension authentique, c'est-à-dire en tant qu'il existe. Chaque parole que nous prononçons ou que nous taisons, chaque silence, chaque geste que nous faisons ou ne faisons pas, n'ont de raison d'être qu'à tenter de conjurer cela même qui les appelle à l'existence et exige leur venue, à savoir l'errance. L'errance ne doit pas être vécue comme le signe d'un destin tragique et obscur mais comme la chance même de l'homme, comme la khôra ou la matrice des possibilités de son existence,  enfin comme le nom secret de sa liberté.
 


Hervé Bonnet a réalisé ses études à l’Université de Toulouse le Mirail et a obtenu le grade de master en philosophie. Son mémoire de maîtrise portait sur le rapport de la pensée derridienne à la pensée hégélienne et s’intitulait : Hegel et Derrida : la conscience comme circoncision de l’Absolu. Son mémoire de DEA se voulait une prolongation du mémoire susdit et centrait l’analyse autour du concept de mémoire : Mnémosyne : entre ontologie et ontographie. A présent sous la tutelle du CNED il prépare actuellement les concours d’agrégation et du capes de philosophie, voies royales pour l’enseignement de cette discipline.
Ses intérêts de recherches sont principalement l’histoire de la métaphysique occidentale et la phénoménologie tant dans son acception hégélienne que dans sa compréhension heideggerienne comme méthode propre de l’ontologie. Il voudrait pouvoir réaliser une thèse sur la pensée heideggerienne afin d’éclairer le rapport qui se joue entre la Zuhandenheit et la Vorhandenheit pour saisir in fine les enjeux ontologiques et existentiaux qui en découlent, et ce au fil d’une lecture derridienne seule à même de faire jouer au sein de cette pensée majeure le concept de spectralité.


 

Bibliographie

Heidegger, Martin. Etre et temps. Trad. Martineau Emmanuel. Paris : Authentica, 1985.

Pascal, Blaise. Pensées. Ed. Michel le Guern. Paris : Gallimard, 1996.