Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Norma Kjolbro

Norma Kjolbro, Dalhousie University

Le mythe de Caïn dans l’œuvre romanesque de Sergio Kokis

« Tu seras un errant »  (Genèse 4 : 6-16)

L’œuvre romanesque de Sergio Kokis est profondément lié au mythe biblique de Caïn. Il  correspond si bien au devenir du personnage que l’auteur même reconnaît que la portée symbolique du personnage biblique « continue à [le] hanter même après avoir servi de toile de fond à chacun de [ses] romans ».1 C’est qu’il est lui-même condamné à une destinée semblable à celle de Caïn : « Tu seras un errant parcourant la terre » (AL 140), un vrai fils de Caïn : « [J]e sais aujourd’hui que mon père a déposé le ferment du large et de l’insoumission dans mon esprit, justement par sa façon farfelue de ne pas se contenter du réel » (75). Dans l’œuvre de Kokis, l’errance est partie intégrante de la quête humaine, elle motive le devenir de chaque individu, qu’il soit vagabond dans l’espace ou dans l’âme.

Tout d’abord, le Canada figure comme terre de Caïn pour beaucoup de personnages chez Kokis. Le narrateur du Pavillon des miroirs, Conrado dans Un sourire blindé et Lukas Steiner du Fou de Bosch, sont autant de fils de Caïn qui s’établissent à Montréal. Kokis, lui-même, en a fait son est d’Éden. Rappelons ici la caractérisation du Canada comme terre de Caïn par Jacques Cartier. Dans un article fascinant, Maria-Bernadette Porto écrit qu’« ayant connu le lieu de l’utopie, qui est le Brésil, avant de réaliser sa découverte, Cartier ne pouvait envisager le Canada que comme un lieu maudit : « j’estime mieux qu’autrement que c’est la terre que Dieu donna à Caïn ».2 Héritiers, donc, de la malédiction qui pèse sur Caïn, les personnages de Kokis aboutissent dans l’hémisphère nord où tout reste à bâtir.

Pour le narrateur du Pavillon des miroirs,3 le détachement est vital. Dès son jeune âge, il est appelé à nourrir son désir du « large » (PM 284). Cet appel du large lui procure une liberté nouvelle, une condition « qu’il prolonge […] puisqu’elle ressembl[e]  à celle du naufragé qui échoue sur une île déserte » (131). Luc D’Estang  affirme à propos des fils de Caïn que leur « vagabondage mesurera la terre et, que dans le même temps, […] ils la bâtiront » (53). L’homme se libère ainsi d’une dépendance totale et devra valider son existence selon ses propres moyens.

« Toujours à la recherche de quelque chose qui me manquait » note le narrateur du Pavillon des miroirs (PM 131). C’est qu’aux épreuves de l’errance, se joignent inévitablement les épreuves morales. Selon la vision de Saint-Augustin, qui a marqué toute la culture occidentale :
 
[L]a méchanceté de Caïn et la sainteté d’Abel constitue une parabole du cheminement de tout être humain ; chacun commence par Caïn, mais il s’agit de devenir et de rester Abel. L’opposition des deux frères illustre toute la théologie de l’histoire : Deux amours ont fait deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre, tandis que l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste. 4

Figure tragique donc, le voyageur est condamné à errer jusqu’au jugement dernier. L’errance acquiert sa valeur symbolique dans la mesure où elle est apte à expliquer la condition de tout homme confronté à l’espace et au temps. Ultimement, Lukas Steiner dans Le fou de Bosch,5 souhaite transformer sa malédiction en rachat. Banni de la société à l’âge de quinze ans pour avoir tué son semblable, il ne lui reste que sa propre présence à affronter : « Tu seras un errant parcourant la terre, monstre assassin » prophétise le père Steven (FB 95).  Tout comme Caïn, Steiner tue son semblable : « Je l’ai frappé pour avoir la paix » déclare-t-il durant son procès. Son crime est la conséquence d’une humiliation, d’une révolte, non pas pour lui seul, mais pour tous ceux qui demeurent soumis sans dire un mot. « Il est mieux mort que vivant » s’empresse-t-il d’ajouter, « il n’était pas mon camarade » (185). Or, Caïn, devant l’interrogation de Dieu répond « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4.9). La vie sur la terre de Caïn se révèle donc comme projet individuel. C’est dans la même veine que Temech défend Caïn, son mari, en déclarant: « Que la vie gagne, fut-ce au prix de la mort ».6

Lukas Steiner, pourtant, demeure suspendu entre le temps mortel et la soif d’éternité. Ce banni dans l’âme erre pour trouver des explications satisfaisantes : « Si tu ne sais pas pourquoi tu te sens mal, Dieu le sait. Tu seras un errant parcourant la terre. Ne pleurniche pas, prie plutôt ; vous êtes ici pour la rémission des péchés de vos parents » (FB 211). Ces phrases qui scandent inopinément son esprit sont le rappel angoissant de son châtiment et de son sacrifice ultime. « Simul iustus et peccator : À la fois juste par la grâce et pécheur essentiel par la chute », rappelle Lucien dans Le maître de jeu.7  L’existence du personnage de Steiner se réduirait-elle à « une vaine et ludique tentative de rachat », comme l’explique le vieux Martim dans Les amants de l’Alfama ?8  Il n’en demeure pas moins que le personnage de Lukas Steiner se suicide dans l’espoir de racheter son âme et celle de son père. Le fou de Bosch parvient alors à s’identifier à Abel plutôt qu’à Caïn, puisque la mort d’Abel, selon les écrivains chrétiens,9 préfigure le sacrifice de Jésus. Steiner, au comble de sa folie, devient l’agneau  pascal du Nouveau Testament, le Christ qui enlève le péché du monde : « [I]l se dit qu’il [vient] enfin de comprendre et de vivre la mansuétude dans son sens le plus fondamental, comme seuls le Christ et Bosch l’ [ont] expérimentée. […] C’est alors qu’il se [rend] compte qu’il n’ [a] plus peur » (FB 158) et va se noyer dans les eaux glaciales de l’Atlantique.  

Par ailleurs, le mythe de Caïn ajoute une dimension nouvelle à la notion du devenir humain : il métamorphose le thème de l’errance en thème de libération. Il s’agit de rejeter l’innocence pour l’expérience, ou comme il est dit dans Le Fou de Bosch, d’« abandonner les billes, c’est-à-dire grandir […] » (FB 211). Ainsi, l’errance et l’exil ne sont que des conditions offertes à l’homme pour mieux grandir « une fois qu’on a coupé les liens avec l’enfance ».10 Au lieu d’être un simple spectateur de son environnement, l’homme tient à y laisser l’empreinte de ses actions transformatrices. Autrement dit,  il revendique sa part dans l’œuvre de création de Dieu. Caïn signifie possession11 : sa mère l’appela Caïn (hébreu Qayin) à la faveur d’un jeu de langage qui abonde dans la Genèse : « j’ai acquis (qanîti) un homme grâce à Yahvé ». Mais « la possession dont il rêva lui, ce fut la possession de la terre et d’abord la possession de lui-même ».12 Les Caïn de Kokis refusent l’inertie et la passivité intellectuelle. Insatiables, ils errent, que ce soient physiquement ou mentalement, pour «se donner un sentiment provisoire de sérénité » (AL 124). Ils sont incapables de se contenter du réel et de la permanence. Ce sont « des homme[s] de nulle part » (PM 196), sans « port véritable », (E 39) qui ont comme planche de salut, la liberté de l’aventure intellectuelle. Il s’agit néanmoins d’une liberté exigeante, comme l’explique le peintre Gilberto à Boris dans Errances : « la liberté, Boris, ce n’est pas de faire ce que l’on veut, c’est l’exigence de ne pas s’arrêter en chemin, le plus confortable soit-il. Elle nous pousse à la découverte, à l’aventure intellectuelle » (468). C’est donc l’au-delà du mouvement qui compte. Le devenir des fils de Caïn ne nécessite pas obligatoirement de départs proprement dits, puisque le vagabondage de l’esprit a la capacité de réarranger le réel. La quête et l’errance sont insatiables et se poursuivent durant toute une vie.

Cette fascination du lointain relève de la nature rêveuse des personnages comme l’indique judicieusement Irène Oore.13 Boris, si l’on peut dire, erre doublement. Ce qui a commencé par un voyage dans l’espace devient un départ intérieur toujours renouvelable.14  La mobilité de la pensée n’est donc pas sans lien avec une pensée de l’errance. Dans ses récits de voyage, Boris séduit son auditoire, même si « la réalité se défa [it] en poussière » (E 186). Ces gens, qui avaient tous besoin de permanence,  « étaient disposés à imaginer n’importe quelle cause grandiose pour expliquer ses vagabondages et son détachement. N’importe quoi – et plus ce serait magique, mieux ce serait », explique Boris (120).  Lorsque Boris revient au Brésil, il trouve une lettre que son père lui avait laissée avant de mourir. Cette lettre tient lieu de testament : « Il est bon de te savoir loin d’ici  […] Continue tes voyages sans t’arrêter » (409). Son père n’est pas dupe pourtant, il sait que les lettres envoyées par Boris ne décrivent pas de réels voyages. L’important c’est que Boris réussisse à laisser se déchaîner « ce démon qui […] pousse à l’aventure » (143). Dès les premières pages du roman, un vieux sorcier en transe, prédit la destinée de Boris : « Vous allez courir le monde durant l’éternité. […] Personne ne retrouve la maison perdue du bon Dieu …comme Caïn, … .  Jamais de repos dans ton voyage sans fin… » (24). Or, Boris ne peut que se prêter à ses relations avec les femmes, sans jamais s’y donner entièrement. Il lui faut « résister à chaque menace d’attachement ». Il se rend compte que ses partenaires ressemblent à « des Euridice » (185) qu’il se plaît à renvoyer à la mort afin de se garder vivant. Malgré son refus de permanence, Boris s’interroge sur la possibilité d’un retour salutaire : « vingt ans, c’est assez pour racheter une vie », croit-il en vain, puisque sa condamnation à l’errance l’a irrémédiablement transformé. Même si « l’exil suspend le temps » (28), il n’y a plus de véritable retour possible ; « il n’y a que l’homme seul dans son aventure en direction de la mort » (AL 244). Sergio Kokis, lui-même  attiré par l’exil pour des raisons existentielles, craignant toujours de se retourner et de se transformer en statue de sel, contraint cependant Boris à retourner au Brésil. Sauf que le dénouement du roman va de pair avec la portée du châtiment des fils de Caïn. Boris repart à l’aventure, et « s’apprête à devenir l’Ulysse errant de Kazantzakis »(248).15 Il ne lui reste que « l’errance, les horizons lointains et cette soif de voyages pour nier la mort » (E 344), et poursuivre sa quête humaine.

Déchristianisé, le mythe de Caïn reflète pour beaucoup, le discours vivant de l’humanité suspendue incessamment entre le devenir et le temps mortel. En leur errance, les personnages de Kokis refusent de subir le réel en simples jouets de la fatalité. Ils ressentent un besoin viscéral de participer à l’œuvre de création.

Curieusement, on observe dans l’œuvre de Kokis, que les fils de Caïn sont souvent des intellectuels. Le narrateur du Pavillon des miroirs se délecte de lecture aussitôt qu’il en a la chance, et refuse de faire comme tous ceux qui « [ont] l’air d’attendre paresseusement l’arrivée de quelque chose » (PM 145). Boris d’Errances est l’intellectuel de gauche qui, obligé de s’exiler, devient écrivain. C’est l’écriture qui le libère de la « réalité brute », vivante et périssable,  et qui ouvre grande la porte à la quête existentielle (320). Sergio Kokis verrait-il dans la marque de Caïn, un don accordé à quelques élus ? C’est-à-dire à ceux dotés d’une capacité intellectuelle qui permet la quête du devenir, laissant en marge la masse restante, passive, de ceux qui demeurent spectateurs de leur vie. Il affirme dans L’amour du lointain que son  propre plaisir, c’est l’aventure intellectuelle : « [L]e simple fait de posséder un cerveau curieux de tout » n’est « qu’une formidable route au long de laquelle j’ai appris à me connaître tout en me construisant comme il me plaisait de devenir » (301). Puis il ajoute, que son plaisir, c’est aussi « la joie d’observer la bêtise quotidienne de [s]es semblables (…) ». Les fils de Caïn, donc, semblent plutôt se prêter au profil de l’homme supérieur isolé au sein d’une société « abandonnée au bourbier des certitudes publiques » (302). Sauf qu’heureusement, les élus, possèdent tous une faculté intellectuelle leur permettant d’étancher provisoirement leur soif du lointain.


Norma D. Kjolbro a obtenu son M.A. de Dalhousie University (Nova Scotica, Canada). Elle est aussi titulaire du D.E.C. et du B.A.C de l’Université de Sherbrooke (Québec). Elle s’intéresse à la littérature contemporaine québécoise et francophone, aux mythes bibliques et aux philosophies du XX ième siècle.


 


 

Notes

1Kokis, Sergio. L’amour du lointain, p. 174. Dorénavant, les références à ce roman seront indiquées
entre parenthèses par le sigle AL, suivi de la page.

2 Porto, Maria-Bernadette. « En découvrant l’Amérique: la poétique de la circulation dans des textes brésiliens, québécois et acadiens », dans International journal of Canadian studies, 13, p. 99.

3Dorénavant, les références au roman Le pavillon des miroirs seront indiquées entre parenthèses par le sigle PM, suivi de la page.

4Sellier, Philippe. « Caïn », dans Dictionnaire des mythes littéraires, p. 258.

5 Dorénavant, les références au roman Le fou de Bosch seront indiquées entre parenthèses par le sigle FB, suivi de la page.

6D’Estang, Luc. Le jour de Caïn, p. 57.

7Kokis, Sergio. Le maître de jeu, p. 29.

8Kokis, Sergio. Les amants de l’Alfama, p. 185.

9Vers l’an 375, les écrivains chrétiens imposent « une herméneutique christocentrique: Abel, pasteur et sacrificateur, innocent  et persécuté (…) devient la figure des justes, et du juste par excellence, le Christ », dans  « Caïn », Dictionnaire des mythes littéraires, p. 258.

10Kokis, Sergio. Errances, p. 77. Dorénavant, les références à ce roman seront indiquées entre parenthèses par le sigle E suivi de la page.

11Selon l’article sur Caïn dans Le dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain
Gheerbrant, son nom signifie possession. p. 156. Toutefois, les traducteurs ne s’entendent pas tous sur le sens de ce prénom hébreu qui peut prendre plusieurs significations. Le chapitre de « Caïn » dans Le dictionnaire des mythes littéraires  signale, par ailleurs, qu’en arabe ce mot signifie forgeron (p. 255); ce qui projette quelque lumière sur le fait que l’un des caïnites, Toubal-Caïn, est présenté comme celui qui « aiguisait tout soc de bronze et de fer » (Gn 4.22). La nécessité des armes n’apparaît-elle pas qu’après la chute où régnait l’harmonie ?

12Chevalier, Jean et Alain Gheerbrant. Caïn, dans Le dictionnaire des symboles, p. 156.

13Dans un de ses nombreux et pertinents travaux sur Sergio Kokis, Irène Oore examine l’expression du lointain dans le rêve et l’art, « La poétique du lointain dans l’œuvre de Sergio Kokis », dans Le lointain, Actes du colloque de l’APLAQA, Beauport, MNH, 2002, pp. 23-32.

14Irène Oore approfondit la question du départ intérieur exprimé par l’art, dans un article
critique intitulé « Du départ ‘extérieur’ au départ ‘intérieur’ : l’universalisme du Pavillon des miroirs de Sergio Kokis », dans Actes du colloque de l’APLAQARevue de l’Université Sainte-Anne, 1996, pp. 47-53.

15Même si la présence d’Ulysse est incontestable dans le roman Errances, nous jugeons qu’il  n’est pas pertinent de développer ce thème dans notre travail. Nous voulons tout de même indiquer que  Sergio Kokis s’est largement inspiré de la structure narrative des épopées d’Ulysse pour écrire Errances. A titre d’exemples, l’exil de vingt ans et la blessure qui permettent au héros de se faire reconnaître à leur retour. Kokis invite toutefois le lecteur à repenser le mythe original en lui donnant une valeur supplémentaire par la mention de L’Odyssée, une suite moderne, de Nikos Kazantzakis dans L’amour du lointain (p.243-244). Kazantzakis « aborde […] la question de ce retour peu probable du héros […] qui ne peut plus s’adapter à la vie casanière après toutes ses aventures ». Son être et son existence se sont métamorphosés pendant l’exil. Kazantzakis fait donc repartir son héros. Cette suite de l’Odyssée est plus moderne et plus complexe que celle du mythe ancien, où il est question de retour aux sources. Ici, le héros est « conscient de la mort au bout du chemin et disposé à transformer le maximum d’expérience terrestre en conscience humaine » (AL 244).

 

 

Bibliographie

Chevalier, Jean et Alain Gueerbrant. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont, 1982. 

D’Estang, Luc. Le jour de Caïn. Paris : Seuil, 1967. 

Dictionnaire des mythes littéraires. Sous la direction de Pierre Brunel. Monaco : Editions du
Rocher,1988.

Kokis, Sergio. Errances. Montréal : XYZ, 1996.

_ _ _. L’amour du lointain. Montréal : XYZ, 2004.

_ _ _. Le fou de Bosch. Montréal : XYZ, 2006.

_ _ _. Le maître de jeu. Montréal : XYZ, 1999.

_ _ _. Le pavillon des miroirs. Montréal : XYZ, 1994.

_ _ _. Les amants de l’Alfama. Montréal : XYZ, 2003.

_ _ _. Un sourire blindé. Montréal : XYZ, 1998.

La Bible, TOB. Paris : Société biblique française & Éditions du Cerf, 1988.