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Return to Equinoxes, Issue 5: Printemps/Eté 2005
Article ©2005, M élanie Giraud

Mélanie Giraud, Johns Hopkins University

Les trafiqueurs de Lucio Mad et Nada de Manchette :

Deux univers urbains labyrinthiques

Le roman noir a souvent pour cadre privilégié la société actuelle, ainsi que le fait remarquer Jean-Paul Schweighaeuser (5). Plus précisément, l'univers du roman noir, comme celui du polar, est presque toujours simultanément le produit et le reflet en couleur sombre d'une civilisation urbaine. Le traitement de la ville y est caractéristique : « trottoirs luisants de pluie, réverbères perçant mal le brouillard, [etc.], inquiétant décor où évoluent des personnages stéréotypés en panoplie : le flic à l'imperméable défraîchi, le truand à l'arrogante élégance, la fille aux jambes interminables... » 1

Les trafiqueurs de Lucio Mad (1995) et Nada de Jean-Patrick Manchette (1972) sont deux exemples de romans noirs s'inscrivant dans un décor urbain en pleine mutation sociale : Abidjan, capitale de la Côte d'Ivoire née de la volonté coloniale française, pour le premier, et Paris pour le second. Dans ces deux romans, les protagonistes principaux sont comme « pris au piège » (Guérif 13) dans/de la ville qui les abrite et ne font que s'y déplacer sans pouvoir lui échapper, donnant ainsi l'impression d'un tissu urbain labyrinthique récurrent. Cette sensation d'emprisonnement est renforcée par le sentiment de liens existants entre corps humain et corps social et interdisant toute échappatoire pour le corps individuel qui fait intégralement partie de cet environnement labyrinthique et est lui-même labyrinthique et malade.

Des univers labyrinthiques

Etablir un lien entre Nada et Les trafiqueurs paraît, au premier abord, aléatoire puisque des milliers de kilomètres séparent les lieux de chacune des actions. De plus, les intrigues des deux romans diffèrent indubitablement. En effet, alors que le premier ouvrage relate les aventures d'un groupe d'anarchistes poursuivis par la police pour avoir enlevé l'Ambassadeur des Etats-Unis en France en plein Paris, le second évoque l'histoire de deux amis – Amidou et René – devenus trafiqueurs de faux papiers dans un Abidjan décadent. Malgré les apparences, Les trafiqueurs se rapprochent pourtant en cela de Nada puisque les deux romans ont pour décors des villes, plus spécifiquement des capitales symboles de modernité sur leur continent.

En outre, si les univers décrits diffèrent en apparence, ils semblent avoir en commun une démultiplication des rues/routes et un emprunt répétitif de celles-ci par les protagonistes dans une sorte de va-et-vient ininterrompu. Ainsi, dans chacun des romans, les personnages ne font que se déplacer dans la ville, donnant l'impression d'un retour incessant au même point ou en tout cas à des points étrangement similaires. Dans Nada par exemple, le texte mentionne « le Jardin des Plantes » (14) puis « la rue des Plantes » (53), la « gare Montparnasse » (27) et « la pièce longue comme un hall de gare dans l'hôpital » (50), ou contient des retours répétitifs explicites : « Les trois hommes re prirent de petites rues qui débouchaient de nouveau boulevard Saint-Marcel » (50), procédé identique à celui utilisé par Lucio Mad dans des phrases telles que : « Dans l'autre sens , je me re lance dans Abidjan » (157). De plus, les protagonistes de Nada ne font que sortir de Paris pour mieux y rerentrer (14, 18-20, 38, 48, etc.) ; même phénomène dans Les trafiqueurs avec des « il est temps de rentrer » (156), « vite, à la maison » et « Enfin, nous rentrons à " New York "  » (67).

Les deux romans paraissent donc bien participer du monde labyrinthique par cette notion de déplacement incessant avec retour obligé au point de départ ainsi que par la complication de leur plan 2 et la difficulté de leur parcours 3 (Chevalier et Gheerbrant 555). Or le fait même de cette immensité, 4 de cette complexité, de ces empêchements, de l'étroitesse des passages et de la (dé)multiplication des portes/ponts (dans Nada ), donne à toutes ces rues/routes non seulement l'aspect de chemins labyrinthiques mais aussi celui de véritables boyaux se relâchant et se contractant à l'infini, voire se bouchant. 5

une dimension intestinale

« Labyrinthe, la ville est souvent l'hyperbole d'un formidable égout qui a transféré son grouillement propre […] sur des gueux, des réprouvés, des révoltés » (Aziza 179). Ainsi, les égouts des trafiqueurs peuvent être considérés comme une métaphore pour les rues et la ville-même. Dans les deux romans, chaque décor – même sans évoquer systématiquement ces égouts – pullule de gueux, de réprouvés et de révoltés. Les protagonistes eux-mêmes sont toujours marginalisés, en rébellion contre la société et drogués ou saouls, voire les deux (nous y reviendrons ultérieurement). Or ce thème de l'égout range la ville-labyrinthe « parmi les images de l'intestin-gouffre [et du] ventre » (Aziza 110). Plus qu'un simple univers labyrinthique, ces romans exhibent donc un véritable ventre, un univers essentiellement intestinal.

Ce côté intestinal est rattaché à la présence récurrente de la boue. Chez Manchette, celle-ci se retrouve sur les voitures des protagonistes : « dans le chemin de terre, la Cadillac […] soulevait des gerbes de boue froide qui venaient maculer ses flancs » (57), alors que « des flaques de boue froide éclataient sous [les pneus de la Dauphine], giclaient, graissaient [ses] flancs, aspergeaient le pare-brise [avant que ses] roues [ne] s'enfon[cent] dans une vague de terreau gras et mou » (174, 176). Aucun des personnages ne parle pourtant de laver ces voitures. En fait, la boue est liée à la réalité objective des univers traversés, en particulier dans le Paris de Nada . Depuis l'époque médiévale et classique, la ville est en effet une « ville-cloaque », en particulier Paris car « l'histoire de Paris, c'est d'abord l'histoire d'un mot, lutum , c'est-à-dire la boue ou Lutèce, la ville-cloaque sur quoi la capitale s'est construite, à force de pavements et de nettoyages » (Houdard 52-53).

En outre, selon Pierre Loubier,

« le substrat à la fois géologique et imaginaire de la ville moderne est constitué par une matière molle dont les liens avec l'analité et l'excrément ne sont pas que métaphoriques. Cette archéologie met à nu des origines fangeuses et donc des fondations mouvantes » (206).

Ainsi, dans Les trafiqueurs , Amidou évoque « le poisson de la lagune au goût de pétrole et d'égout [et] les fous tout nus, couverts de poussière » (157), puis Abidjan – surtout l'ambassade de France – sombrant « noyée sous une immense chiasse » (215), les « assaillants l'attaqu[a]nt… à la merde […] et à l'ordure ! » (214). Abidjan est même décrite comme une « ville habituellement agitée de soubresauts continuels et convulsifs » (207). Les protagonistes des deux romans sont donc confrontés à des espaces labyrinthiques malades tels de véritables corps humains. Il y a, en résumé, « projection des données du corps propre sur l'espace environnant [et] rapports d'inclusion entre espace interne et externe selon les modes d'échanges entre macrocosme et microcosme » (Loubier 207).

Dans ces paysages-organismes humains, la maladie est en fait omniprésente. Les routes/rues – boyaux et/ou vaisseaux sanguins de ces corps – sont souvent en piteux état, malades ou gangrené(e)s. Dans Nada , les routes ne sont jamais évoquées comme voies de transport fonctionnelles 6 et les petits chemins se distinguent par des « ornières énormes » (175). Dans Les trafiqueurs , la maladie s'étend inexorablement : « des cars pour partout s'entassent dans la boue » (138) et « les mauvaises herbes s'incrustent dans les interstices des dalles biscornues des trottoirs ». Les boyaux eux-mêmes – qu'ils soient autoroutes, canalisations ou égouts (69) – sont voués à être détruits, à exploser ou à être obstrués. Le bon fonctionnement de tous ses canaux étant perturbé, le corps semble condamné.

Entassements corrupteurs

Naturellement producteur de déchets, le corps nécessite un entretien fréquent. Dans la société humaine comme dans le corps humain, il existe normalement des nettoyeurs et des régulateurs qui éliminent tout élément interne/externe perturbateur. Or, dans les deux romans, il n'est jamais fait allusion aux éboueurs comme si les déchets ne faisaient que s'entasser, sans jamais être évacués. Dans Les trafiqueurs , « des quartiers résidentiels se transforment en poubelle » (139) et « le siège dure trois jours durant lesquels la merde continue d'affluer par paquets [apportés par] tous les Abidjanais [qui] se sont donnés le mot et se retrouvent à l'ambassade de France pour décharger leurs poubelles » (214-215).

Reste alors la " police " du corps. Là aussi, il y a dérèglement. Ces corps de police sont monstrueusement démultipliés. S'opère un réel déferlement avec, dans Nada , les noms de : C.R.S. (30-31), F.B.I. (42), R.G. (43), « représentants de la police, de l'armée, de la gendarmerie et des renseignements généraux » (95), etc., auxquels font pendant, les « milices armées » ( Les trafiqueurs 24), les « gardiens burkinabé [équipés de] simili-matraques de bois mité » (30), les « autorités tricolores » (57), des « flics en tout genre » (107), des « policiers aux réflexes vichystes » (111), et bien d'autres.

Or le pullulement de ces corps de police les fait moins ressembler à des globules blancs qu'à des sortes de tumeurs proliférantes. Dans Nada , la corruption est encouragée au plus haut niveau, le chef de cabinet du ministre donnant implicitement l'ordre de sacrifier l'Ambassadeur et d'éliminer les terroristes (166-167). Cette corruption s'accompagne également de violence, voire de tortures sadiques :

- Vous avez essayé de lui tordre les couilles ? - Ce serait torturer. Chez nous, on ne torture pas. Enfin, s'il s'obstine (149).

Dans Les trafiqueurs , les « militaires et les policiers […] se divisent en factions rivales, […] se tirent dessus à bout portant, s'étripent à l'arme blanche, se lancent les uns contre les autres dans l'idée de s'éliminer mutuellement » (217). Ils agressent aussi Amidou qui se fait « stopper sur le pont Houphouët par deux flics armés » (64). Ces instances policières sont non seulement corrompues et violentes mais elles empêchent le bon fonctionnement de la machine en bloquant la circulation dans ses artères alors qu'« il faudrait […]/ Pouvoir circuler à travers la ville / Comme un globule rouge / A travers un corps » (Guillevic 36). Ainsi, les corps de police ne servent plus d'anticorps mais sont eux-mêmes des anti-corps.

Pourtant, hormis leurs excès soudains de violence, ces derniers se caractérisent plutôt par leur engourdissement. Dans Nada , Buenaventura est « stoppé par un homme en pardessus bleu » mais « non loin de là [le] petit groupe de soixante C.R.S. casqués et armés de fusils [ne fait que] stationn[er] près d'une fontaine » (30-31). Ce rapprochement burlesque atteint son paroxysme au centre de dépistage où les policiers composent toute une symphonie faite « des murmures d'étoffe, des cliquetis de ceinturons, des soupirs d'homme gras [et en clôture] d'un pet occasionnel » (51).

Dans Les trafiqueurs , il y a paralysie totale de la machine : « tout le monde est en grève. Le pays n'est plus gouverné, certains ministres […] se réunissent […] pour régler des affaires de magouille ou de succession, l'Administration a en bonne partie rendue âme, la santé, la justice, la sécurité ne sont plus assurées » (140). Par une sorte de renversement, les Eliot Ness dans le " Chicago " des trafiqueurs , ce sont les trafiqueurs eux-mêmes, « incorruptibles, […] absolument incorruptibles » (127). Les cliniques – « toute une kyrielle de cliniques » – sont corrompues et n'assurent plus leur mission salvatrice. Elles sont « vides de patients le plus souvent [et] font plus office de banques souterraines que de centres de soins » (80). Les trafiqueurs, par inversion comique, font alors office de chirurgiens – « René [comme] assistant [et Amidou] chirurgien » – essayant avec un « geste de bistouri [et] à grands coups de scalpel » (13) de recoudre des identités.

Aucun des corps – corps de police, corps médical comme services de nettoyage – devant servir normalement à veiller au bon fonctionnement de la machine et de ses viscères, ne remplit donc correctement son rôle.

Échappatoire(s) ?

Dans Les trafiqueurs , Amidou Diallo se dit : « Abidjan, bordel, […] tu nous rends tous malades à en crever » (206). Ainsi, la salissure n'étant pas éliminée, elle rejaillit sur ceux qui la produise. Cependant, le cercle vicieux semble pouvoir être rompu car si les décors de chacune des œuvres peuvent être considérés comme des labyrinthes intestinaux, ce rapprochement-même laisse entrevoir une échappatoire, peut-être une guérison possible.

Tout d'abord, le fait qu'une « gerbe d'eau boueuse » (19) se trouve projetée sur le pantalon de Treuffais dans Nada n'est pas un phénomène anodin. Ici se concentre le rapport entre la ville et l'homme. Cette boue qui touche Treuffais est la même que celle symbolisant la maladie de la ville intestinale. C'est symboliquement la maladie qui jaillit sur les hommes. Cette contamination se matérialise sous diverses formes : maladies physiques ou mentales, mal-être dans la société, révoltes. Dans Nada , seule Annie, la femme de Meyer, est présentée comme réellement souffrante mais d'autres se prétendent atteints 7 ou trouvent la maladie comme excuse 8. Dans Les trafiqueurs , la maladie semble omniprésente : Aïssa est muette (37), René est hypermétrope (16) et a des crises de paranoïa si fortes qu'il se « chie » (37-38) dessus, et le héros, atteint de paludisme, ne fait que déféquer et vomir.

Le paroxysme est atteint avec la description du marché dans le

«ventre [duquel] se sont enfouis des clochards au bout de tous les rouleaux, des malades du sida au dernier stade du souffle, des tuberculeux sans doute – des squelettes bardés de hardes -, juste avant la mort, et les lépreux qui les côtoient, sans bouche, sans mains, sans pieds » (26).

Cette description hyperbolique explique l'usage excessif par les personnages de drogues, d'alcools et/ou de médicaments. Cependant, toutes les « drogues » semblent peu efficaces malgré les quantités phénoménales ingurgitées. Au contraire, Amidou établit un rapprochement entre se « bourre[r] de Nivaquine et d'Alphan [et s']abîme[r] le foie et les yeux » (213). 9 Tenter de se soigner équivaudrait-il à se condamner ?

A l'inverse, dans l'exemple du marché, non seulement les redondances rendent l'horreur quasi poétique mais encore « seul le grand marché, comme une verrue purulente qui pousse au centre, rappelle un peu la vie » (25). En effet, la maladie c'est encore la vie ; ne plus souffrir signifierait avoir été expédié ad patres . D'ailleurs, ce qui semble le comble de la maladie, de la déchéance et du dégoûtant – les diarrhées et les vomissements – n'est pas non plus considéré comme réellement néfaste, Amidou allant jusqu'à déclarer : « chiasse et gerbe [sont] les deux métronomes de mon horloge interne, de mon anneau pylorique, de ma condition physique » (23).

La boue elle-même semble en fait protéger les voitures et non vraiment les dégrader. En effet, la boue animalise la voiture en recouvrant ses « flancs » (57, 174). Or, de nombreux animaux, tels les éléphants, se servent de la boue non pour se salir mais pour se protéger des attaques – insectes ou chaleur – ; la boue agit comme une carapace. Enfin, ce sont les ordures qui sauvent Buenaventura lorsque après son accident de voiture, il se « retrouv[e] à quatre pattes dans les détritus sans savoir comment il était arrivé là » (197). La boue serait donc protectrice, bienveillante et même source de vie puisqu'elle est comparée au « terreau » (176) dans Nada .

Le bas salvateur

Les excréments, malgré leur côté malodorant, ne sont guère plus néfastes pour l'homme que la boue, mais sont au contraire essentiels à sa survie. Ils prennent même, dans Nada , un rôle protecteur puisque la femme de Meyer s'en sert pour se défendre contre les « petits bonshommes coiffés de casques coloniaux démesurés [qui] semblaient vouloir monter à l'attaque de la forteresse », ajoutant : « ce sont des étrons d'Africains […] C'est ma maison » (Manchette 26).

L'un des échanges épistolaires entre la Princesse Palatine et sa tante – l'Electrice de Hanovre – met clairement en avant ce paradoxe :

Ah ! maudit chier, je ne sache point de plus vilaine chose que de chier. Voyez passer une jolie personne, [...] vous vous récriez : ah ! que cela serait joli si cela ne chiait pas ! [...] tous les mets les plus délicats, [...] tout n'est que pour faire de la merde mâchée (386-387). 10

La réponse (Hanovre, 31 octobre 1694) reflète cet aspect essentiel de la défécation pour l'être humain :

[...] vous ne connaissez guère les plaisirs, puisque vous ignorez celui qu'il y a à chier [...] de toutes les nécessités à quoi la nature nous a assujettis, celle de chier est la plus agréable. On voit peu de personnes [...] qui ne trouvent que leur étron sent bon [...] si la viande fait la merde, il est vrai de dire que la merde fait la viande [...]Les boudins, les andouilles et les saucisses, ne sont-ce pas des ragoûts dans des sacs à merde ? La terre ne deviendrait-elle pas stérile si on ne chiait pas ? [...] et l'on peut dire qu'on ne mange que pour chier, comme on ne chie que pour manger [...] on aimerait autant ne point vivre que ne point chier (397-389).

Ainsi, si le ventre comme le labyrinthe est symbole d'enfermement, le bas-ventre, à l'image de la sortie du labyrinthe, est délivrance.

De plus, dans Nada comme dans Les trafiqueurs , excréments, maladies, boue, salissure, tout participe d'une logique de surenchère. 11 Ce phénomène ne peut être ni gratuit ni fortuit. Ces deux éléments que sont la surenchère dans l'évocation de l'ordurier et l'expulsion des matières organiques comme délivrance permettent en fait de reconsidérer la place de la salissure dans les deux romans noirs. Ils ne sont effectivement pas sans rappeler l'usage fait par François Rabelais des listes de mots et du bas matériel et corporel dans ses œuvres. Selon le principe rabelaisien, les rabaissements – qu'ils soient réels, c'est-à-dire situés au niveau du bas corporel, ou métaphoriques, c'est-à-dire participant du langage – « tendent vers un centre inconditionnel et positif, vers le principe de la terre et du corps qui absorbent et donnent le jour » (Bakhtine 368). Cette théorie explicative de l'usage du " bas " matériel et corporel chez Rabelais, qui s'applique dans Les trafiqueurs et Nada , s'y retrouve sous la forme d'une dialectique : les héros tout en essayant de fuir la ville-labyrinthe, retournent néanmoins vers le centre, qu'il s'agisse de Paris ou de « New York ». C'est donc symboliquement à une expulsion passant par le ventre que tendent les protagonistes.

En outre, où Gargantua fait la liste des « torcheculs expérimentés » (Rabelais 121), Les trafiqueurs font celle des " merdes " et des " gerbes " . Cette deuxième caractéristique du style rabelaisien qu'est l'usage récurrent de listes de mots 12, est elle aussi reprise dans les deux ouvrages où obscénité, grivoiserie et scatologie sont omniprésentes, toujours sous un aspect un peu joyeux puisque ces listes s'autofécondent à l'infini et servent à soulager celui qui en fait usage. Les pendants aux excréments et au bas corporel seraient donc l'oralité, les énumérations ainsi que l'écriture. Il est alors possible de considérer que Treuffais – dont le nom est proche de " truffer " qui signifie remplir – trouve une échappatoire au labyrinthe intestinal par l'écriture et la peur (souvent associée à la diarrhée). Par l'écriture, puisqu'il est celui qui « a rédigé l'essentiel du manifeste » (70) et « racont[é] l'histoire brève et complète du groupe " Nada "  », il a su digérer l'espace de la ville.

Le cas est similaire pour Amidou le faussaire. Seul déjà à constater la nécessité vitale de l'excrémentiel, 13 il a choisi le métier le plus proche du déchiffrement des signes urbains, celui de trafiqueur de papiers, c'est-à-dire de producteur d'identité et de sens, d'un producteur en outre lui-même rabaissé puisque simple petit trafiqueur (vocable imaginaire) et non trafiquant. 14

Ainsi, c'est bien exclusivement par la production excrémentielle ou scripturale que certains des " héros " semblent avoir une chance d'échapper partiellement à leur destin.

Conclusion

Les romans noirs de Manchette et de Lucio Mad, malgré leurs différences tant au niveau spatiotemporel qu'actionnel, présentent bien des univers macroscopiques (les décors) et microscopiques (les corps) se recoupant par leur aspect labyrinthique et viscéral. Dans de tels mondes où les héros semblent prisonniers à la fois de l'extérieur et de l'intérieur, aucune issue ne semble permise si ce n'est la disparition dans le " Nada " .

Cependant, le fait-même d'être emprisonné dans un double labyrinthe viscéral offre la possibilité d'une échappatoire. Cette sortie se fait alors par le bas à la façon rabelaisienne, ce bas étant à la fois l'ordure (la diarrhée physique) et l'écriture (la diarrhée verbale), celles-ci représentant deux pôles de la fécondité (naturelle et littéraire) donc de la naissance ou de la renaissance. Toute autre tentative d'échapper à la ville que celle de la surenchère ordurière ou scripturale semble ainsi vouée à l'échec.


Mélanie Giraud est actuellement doctorante à l'Université Johns Hopkins (Baltimore) ainsi qu'à Paris 7–Denis Diderot. Ses thèses portent sur les récits de labyrinthe et l'écriture de la ville en France au XIXe siècle : Zola, Hugo et Sue, et la capitale comme labyrinthe dans les romans noirs francophones. Son premier article, « Le parcours labyrinthique dans L'Œuvre : la quête de Claude, » vient de paraître dans le XIXe volume de la revue Excavatio , fin 2004.


Notes:

1 « Le roman policier » dans Encyclopédie Hachette Multimédia , édition intégrale. Paris : Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2005.

2 Les personnages de Nada recourent à un grand « plan de Paris [que Buenaventura] déploya […] sur la table » (40) et doivent élaborer des « itinéraire[s] minutieux [pour chaque trajet dans le] lacis de rues [de la] banlieue » (93) ou avoir des  " cartes " humaines comme des chauffeurs de taxi pour Amidou.

3 souvent interrompus par des feux rouges ( Nada ) ou des « flics armés » (64) sur un pont et des « embouteillages » ( Les trafiqueurs ).

4 « Abidjan est immense et ne finit jamais » (227) tel le Labyrinthe du mythe antique.

5 Pour Abidjan, les algues envahissantes « boucheront les égouts » (Mad 69) au niveau souterrain, comme au niveau supérieur les lianes – algues de la surface – « détruiront les autoroutes » (69).

6 Exemple de négation : « avec les routes qu'on prend, l'occasion [de rouler à 140] ne se serait pas présentée » (78).

7 Treuffais se dit schizophrène (20).

8 Meyer avec son « eczéma » (27) simulé.

9 l'état de René, quant à lui, se détériore (210-213).

10 extrait d'une lettre de la Duchesse d'Orléans à l'Electrice de Hanovre écrite le 9 octobre 1694 à Fontainebleau pour se plaindre de ne point disposer de sa chaise percée.

11 Le côté hyperbolique de la salissure n'est pas sans rappeler l'épisode du voyage en Angleterre dans Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline où se dégage une jouissance évidente dans l'acte de narrer des scènes de vomissements répétés.

12 se rapportant souvent au bas corporel ou aux injures qui sont des rabaissements du langage.

13 Il constate que, « bouchés depuis longtemps, les égouts d'Abidjan trouvent [dans le « joyeux bordel » créé par la merdification de l'ambassade] une issue qui leur convient » (216).

14 Malheureusement, alors que son propre changement d'identité aurait dû être salvateur, il ne lui sert qu'à mieux boucler son voyage circulaire en passant de " New York " (l'appartement) à New York (la ville-monstre par excellence). Il s'enferme donc dans le labyrinthe mais sans qu'il soit possible d'y voir pour autant une condamnation puisque, en souhaitant devenir chauffeur de taxi, il ne renonce en rien à parcourir la ville et à en déchiffrer les signes.

Bibliographie:

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