Return to Equinoxes, Issue 5: Printemps/Eté 2005
Article ©2005, Danielle Leenaerts
Dans le langage pragmatique des urbanistes, la ville scelle l'union entre un territoire (que les Romains désignaient par le terme urbs ), et une population, une communauté (la civitas ). Comme l'a souligné Françoise Choay, le langage commun désigne aussi par le mot «ville», le lieu d'une triple communication, engageant l'échange de biens, d'informations et d'affects (Dethier , 1994). On entre ici dans le domaine de l'inquantifiable, voire de l'irreprésentable. Comment, en effet, identifier et représenter ces affects dont la ville est le terrain d'échange, voire qu'elle génère elle-même? C'est à cette question qu'ont tenté de répondre quantité d'artistes qui, par l'écriture ou par l'image, renouvellent inlassablement notre perception de la ville, de ce qu'elle a été ou de ce qu'elle sera.
Parmi ces expressions artistiques, la photographie semble entretenir avec la ville un lien privilégié. Peut-être parce qu'elle est née au même moment que la ville moderne, et que les innovations apportées au médium photographique ont accompagné celles apportées à l'espace urbain. Trois grandes étapes sont d'ailleurs à signaler dans cette évolution conjointe de la technique photographique et de la ville: le milieu du 19 ème siècle, premier temps de l'urbanisme moderne et des grands travaux hygiénistes, où les premières photos de ville, et en particulier les daguerréotypes, excluent encore de l'image les corps en mouvement ; la fin du 19 ème siècle, qui voit le développement de l'instantané photographique, contemporain de l'avènement de l'automobile, qui modifie radicalement les déplacements dans l'espace urbain -l'image photographique est dès lors apte à représenter l'accélération de ces déplacements, et donc du temps ; enfin, l'entre-deux-guerres, moment de l'essor des petits appareils portatifs, de type Leica, qui vont autoriser les photographes à parcourir plus librement l'espace, et laisser libre cours à leur spontanéité, à rendre compte du spectacle de la ville contemporaine en parfaite coïncidence avec les événements dont elle est le théâtre. Atteignant un public toujours plus large, la photographie commence alors à se déployer dans les pages des magazines illustrés.
Le livre de photographies que nous allons étudier ici participe de cette période faste pour l'histoire de la photographie, qui est celle de l'entre-deux-guerres. Période qui fait également de Paris la capitale de cet art visuel, qui se renouvelle alors sous l'impulsion de photographes étrangers ayant cherché accueil dans la capitale française, le plus souvent pour des motifs politiques. Parmi eux, un certain Brassaï.
Le piéton de Paris
Gyula Halasz, dit Brassaï, naît en 1899 à Brasso, en Transylvanie, région de Hongrie qui allait devenir roumaine suite au traité de Versailles. Brassaï découvre Paris à l'âge de quatre ans. La famille Halasz séjourne alors durant une année dans la capitale française, où le père de Brassaï, poète et professeur de littérature française, avait lui-même fait ses études. Après avoir servi dans la cavalerie de l'armée austro-hongroise à la fin de la Première Guerre mondiale, Brassaï suit les cours de l'Académie des Beaux-Arts de Budapest, où il se forme au dessin et à la peinture. En 1920, il choisit de poursuivre sa formation à l'Académie de Berlin. Son séjour dans la capitale allemande l'amène à fréquenter de nombreux artistes, parmi lesquels Moholy-Nagy ou Kokoschka, tandis qu'il commence à travailler comme correspondant pour quelques journaux hongrois.
C'est en 1924 qu'il accomplit un rêve caressé depuis longtemps, à savoir: s'établir à Paris. Il ne quittera d'ailleurs plus la métropole, et se fera naturaliser français en 1949. Le projet qu'il nourrit à l'époque est de continuer à peindre, mais les difficultés matérielles le conduisent à développer davantage qu'il ne le souhaiterait son travail journalistique, en collaborant avec un journal sportif hongrois et plusieurs magazines allemands.
Dans les quatre années qui suivent son arrivée à Paris, il se lie d'amitié avec une série d'artistes, peintres et hommes de lettres. Des immigrés hongrois, comme lui, tels que le peintre Lajos Tihanyi ou le photographe André Kertész; le poète belge Henri Michaux, l'écrivain américain Henry Miller, mais aussi les Français Léon-Paul Fargue, Raymond Queneau, Robert Desnos ou encore Jacques Prévert (Lionel-Marie , 2000). Il se nourrira indéniablement de leur vision et de leur connaissance de la ville, source d'inspiration de leur œuvre respective.
Poursuivant son travail de journaliste, Brassaï se trouve progressivement confronté à une demande d'illustration de ses textes, qu'il va satisfaire en y joignant des images qu'il collecte lui-même, notamment des cartes postales, mais aussi en passant commande à des photographes, parmi lesquels André Kertész.
Jusqu'au jour de 1929 où, une amie lui ayant mis un appareil photo entre les mains, il commence à prendre lui-même des images.
Le choix de Brassaï de poursuivre dans cette voie s'explique en partie par les opportunités professionnelles que ce médium lui ouvre. Sa pratique photographique va en effet lui permettre d'étendre son registre de collaborations à l'ensemble de la presse magazine, notamment parisienne.
Ce recours de Brassaï à la photographie ne s'explique pas uniquement par cette ouverture professionnelle, mais aussi et surtout par l'extraordinaire possibilité ainsi offerte de restituer sa vision de la ville. Au-delà de sa vision, on pourrait même parler de son expérience de la ville ou, pour reprendre les termes de l'ethnologue, de son "observation participante".
À partir de 1930, Brassaï arpente donc Paris, de jour comme de nuit, muni de son appareil photo. Seul, ou en compagnie de ses amis de Montparnasse, il passe des nuits entières à observer les lieux et les gens qui donnent à la ville un visage que peu lui connaissent de façon aussi précise. Telles des compte-rendus visuels, ses images traquent une poésie de l'urbain que ses amis écrivains traduisent par des mots. Car, à l'évidence, l'usage que Brassaï fait de l'image photographique est de l'ordre du poétique.
Comme il l'affirmera plus tard, il ne se reconnaît pas dans la posture du chasseur d'image ou du photographe d'avant-garde. Œuvrant dans un premier temps dans un laboratoire improvisé dans sa chambre d'hôtel, il ne possèdera jamais de studio. Il revendiquera aussi toujours le caractère artisanal de son travail, et veillera à réaliser lui-même ses tirages. Au moment où la profession de photographe se développe en autant de spécialités, des actualités en passant par la publicité ou la mode, Brassaï évoque plutôt la figure de l'amateur, bien qu'il exècre le dilettantisme. Il ne se reconnaît pas davantage dans le rôle de l'artiste cherchant à réinventer le vocabulaire de la photographie ou à démontrer à tout prix la valeur artistique de son médium. Mais il se compare volontiers au portrait que Baudelaire fit de Constantin Guys, dessinateur-chroniqueur du Second Empire, que le poète qualifia d'homme du monde, dont la passion était d'épouser la foule et d'en représenter la vie multiple (Brassaï , 1949). Passion qui est aussi celle du photographe.
Cette foule, c'est en déambulant dans Paris que Brassaï va la découvrir, et en saisir les expressions. Par la photographie, c'est aussi le théâtre dans lequel cette foule évolue qu'il va représenter, partant du quotidien, du commun, pour y déceler parfois le plus saisissant et le plus inattendu. Pour ce faire, il choisit de faire le portrait de Paris la nuit, de révéler la face cachée de la capitale, son existence nocturne. Une manière d'inverser ce qui définit le processus photographique, à savoir: le passage du négatif au positif, ou de l'ombre à la lumière.
Paris de nuit
En 1932, Lucien Vogel, directeur du magazine Vu avec lequel Brassaï collabore, l'introduit auprès de Charles Peignot, directeur de la prestigieuse revue Arts et Métiers graphiques (Denoyelle , 1987). C'est de cette rencontre que naîtra le livre Paris de nuit , édité par Peignot en décembre 1932. Parmi la centaine de vues nocturnes prises par Brassaï au cours des deux années qui précèdent, 62 sont sélectionnées pour figurer dans l'ouvrage. Peignot décide de faire appel à Paul Morand pour en rédiger la préface, choix pour lequel Brassaï déplorera ne pas avoir été concerté.
Tandis que le texte apparaît sur un fond blanc, les images sont, elles, imprimées sur fond noir, en héliogravure. Aussi, les noirs des clichés semblent s'évanouir, se prolonger dans l'espace plus vaste de la page sombre évoquant l'obscurité de la nuit, malgré le bord noir brillant qui vient rappeler les limites de la photographie. Seule la numérotation accompagne ces images, les légendes figurant en début de livre, en regard des photos reproduites en vignettes.
Le lecteur est ainsi confronté à la seule présence des photographies imprimées, qui se succèdent les unes aux autres, en continu. Cette continuité n'est pas sans évoquer celle de la marche, d'une promenade qui l'emmènerait à travers les rues de Paris, d'un bout à l'autre du livre. Cette invitation à la déambulation semble en effet sous-entendue par les doubles pages qui ouvrent et ferment l'ouvrage, qui donnent à voir le pavement d'une rue, brillant sous l'effet de l'éclairage. Ce parcours visuel dans le Paris nocturne que propose Brassaï à son lecteur, le conduit des monuments et places célèbres, aux salles de spectacles et lieux de divertissement, en passant par le Paris des travailleurs de nuit et de la prostitution.
Il ressort de la majeure partie de ces images une impression d'étrangeté, qui ne tient pas tant au rendu de l'obscurité, qu'au sentiment du lecteur de ne pas reconnaître la ville qui lui est de jour si familière. Car, comme l'écrit justement Paul Morand dans sa préface, la nuit n'est pas le négatif du jour, le blanc des photographies diurnes ne se contente pas de noircir: ce ne sont tout simplement pas les mêmes images.
Ce Paris autre s'apparente à un univers en soi, un univers que connaît bien Brassaï et dont il livre sa perception. À commencer par celle du règne de l'électricité et des réverbères au gaz, de la lumière artificielle venue se substituer à celle du soleil. Autant que la ville, cette lumière artificielle est aussi le héros de ce livre. Son rendu à l'image relève, il faut y insister, d'une grande maîtrise technique. Pour pouvoir prendre ces photos de nuit, Brassaï travaille dans un temps de pose long, vraisemblablement de plusieurs minutes. Soit, en moyenne, comme il l'avouait lui-même, un temps équivalent à celui que mettait sa cigarette pour se consumer (Travis , 2003). Pour les sujets mobiles, il met au point une méthode par laquelle il combine la pose et l'instantané. La pose permet d'inscrire les éléments fixes à l'image, tandis que les éléments mobiles sont photographiés en instantané, à l'aide d'un flash au magnésium. La lumière artificielle dans laquelle baignent ces images n'est donc pas seulement celle des réverbères, mais aussi celle que produit le photographe lui-même, lorsqu'il utilise un flash. Les réponses que trouve Brassaï aux contraintes de la photographie de nuit sont suffisamment pertinentes pour que Peignot demande au photographe de les exposer dans un article, qui paraîtra dans la revue Arts et Métiers graphiques , un mois à peine après la sortie du livre (Brassaï , 1933). Rappelons qu'à ces difficultés engendrées par l'obscurité, s'ajoute la lourdeur du matériel photographique. Brassaï travaillait encore avec des plaques de verre, dont le poids empêchait d'en transporter plus d'une vingtaine à la fois.
Davantage que cet exploit technique, c'est la poésie de ces images qui frappe le lecteur. Le paysage urbain apparaît transfiguré par le combat que semblent se livrer l'ombre et la lumière. En raison du long temps de pose, les sources de lumière se transforment souvent en taches blanches abstraites, sorte de métaphores de l'énergie lumineuse. À cette abstraction correspond l'absence de personnages dans près de la moitié des clichés. La ville semble dès lors désertée, laissant imaginer que ses habitants l'auraient fuie après une catastrophe. Paris devient alors un décor, qui se prête à quantité de scénarios imaginaires.
Il arrive également que l'irréalité de ces vues prenne un aspect menaçant, qui transforme par exemple les arbres des quais de Seine en autant de silhouettes inquiétantes. À l'opposé de cette "inquiétante étrangeté", d'autres vues rendent au contraire hommage à la féerie créée par l'illumination des hauts lieux de Paris, qu'il s'agisse de places prestigieuses telles que la Concorde, ou de monuments publics tels que l'Opéra. C'est alors tout le faste architectural de la ville, son décorum, qui se trouvent magnifiés par la photographie.
Entre ces visions extrêmes, se déploient des images plus quotidiennes, qui se rapportent à la vie des habitants. Celle du dernier métro évoque ainsi les derniers déplacements souterrains, l'ultime limite pour regagner son domicile avant la pleine nuit. Les divertissements auxquels s'adonnent les Parisiens en soirée sont, pour leur part, représentés par la fête foraine, les spectacles des Folies-Bergères ou le Bal des Petits Lits Blancs, dont les publics sont chacun issus d'une frange spécifique de la société parisienne.
Mais les nuits parisiennes ne sont pas pour tous synonymes de divertissement. Pour le rappeler, Brassaï tourne à quatre reprises son objectif vers les exclus, les sans-abris qui trouvent refuge à même l'espace de la rue. Il ne s'agit donc pas pour le photographe de masquer cette réalité, ou de la dissoudre dans un esthétisme qui unifierait sa diversité. Avec le même sens de l'observation, il s'attache aussi à illustrer les métiers qui s'exercent de nuit. De l'atelier du boulanger aux salles d'imprimerie des journaux, en passant par les Halles, Brassaï documente ainsi le Paris industrieux qui travaille en coulisses, pendant que l'autre Paris dort paisiblement. En clôturant cet ouvrage sur l'image du laitier, arpentant les rues au petit matin, c'est le passage de ce cycle du travail nocturne à celui de la journée que suggère le photographe.
Au-delà de cette fidélité aux visages divers du Paris nocturne, il est aussi un aspect que Brassaï aborde sans fausse pudeur: celui de la prostitution. Ces femmes qui font aussi les nuits parisiennes, Brassaï les associe tantôt aux bars et à l'alcool, tantôt à l'espace de la rue des quartiers où elles s'exposent. Dans ces images, il convoque les transgressions auxquelles la morale oppose ses interdits. C'est un aspect que Paul Morand souligne dans sa préface, en avertissant que ce que les images de Brassaï risquent de faire apparaître n'est rien moins que le subconscient de la nation française, d'autant plus riche qu'il est refoulé sous un équilibre apparent.
La nuit produit elle-même cette métaphore du subconscient, mais elle répond surtout au désir du photographe de donner du quotidien une perception autre, de partir de la réalité la plus familière pour l'investir d'un sens nouveau. Nul hasard que Brassaï considère Goethe comme son maître à penser, précisément pour cet attachement au monde des objets. Il est une citation de l'écrivain allemand qu'il se plaisait d'ailleurs à présenter comme un programme: « Les objets m'ont peu à peu élevé jusqu'à leur hauteur. »
C'est la nature de cette relation au réel qui maintiendra Brassaï en retrait du mouvement surréaliste. Si l'admiration que Breton voue au photographe le conduit à collaborer à la revue Minotaure entre 1933 et 1939, Brassaï refusera de faire partie du groupe. Il nuancera aussi toujours l'assimilation de son œuvre à l'esthétique surréaliste en soutenant son attachement au réel. « Le surréalisme de mes images , a-t-il affirmé, ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision.[…] Mon ambition fut toujours de faire voir un aspect de la vie quotidienne comme si nous la découvrions pour la première fois, voilà ce qui me séparait des surréalistes. » (Sichel , 1988).
Il appartient à Henry Miller d'avoir le mieux cerné la démarche de Brassaï, en lui reconnaissant de posséder ce que nombre d'artistes méprisent, à savoir: une «vision normale». Cette normalité l'autorise, selon l'auteur, à voir le monde tel qu'il est et tel que peu d'hommes le voient. Ce qui entraîne, poursuit Miller, que tout ce qui accroche son regard acquiert une valeur et un sens, délaissés jusqu'à cet instant (Delpire , 1952). Cette vision, c'est la ville-lumière qui l'a inspirée, ville-lumière qui, paradoxalement, n'aura jamais mieux porté son qualificatif que dans ce compte-rendu nocturne.
À partir de la publication de Paris de nuit, l'œuvre du photographe va désormais se confondre avec la ville qu'il prendra inlassablement pour sujet, au point que Miller parlera de Brassaï comme "l'œil de Paris". Or, celui à qui Paris semble si familier n'y vivait alors que depuis quelques années. Paradoxalement, c'est aussi en 1932, année de la publication de l'ouvrage, qu'il choisit d'adopter le pseudonyme "Brassaï", qui signifie littéralement "de Brasso", en référence à son village natal. Alors qu'il n'y retournera jamais, et que Paris restera sa ville d'adoption, ce pseudonyme continuera pourtant à rattacher le photographe à ses origines d'Européen de l'Est. Peut-être cet exil a-t-il encouragé ou nourri cette curiosité mêlée d'émerveillement à l'égard de Paris, et qui trouve dans ce livre sa première traduction.
Qualifiée par un journaliste du Monde de «symphonie en noir majeur», l'œuvre de Brassaï fait à l'époque grand bruit. Outre les faveurs de la critique, l'ouvrage diffusé à 12 000 exemplaires rencontre un large public, et influencera durablement de nombreux photographes. À commencer par le Français Roger Schall, qui publiera chez Peignot en 1938 un Paris de jour nettement moins audacieux. On peut voir dans l'ouvrage de Bill Brandt paru la même année, sous le titre A Night in London , l'hommage le plus abouti à la voie ouverte par Brassaï, non seulement dans le champ de la photographie, mais aussi dans celui, plus impondérable, de l'imaginaire urbain.
Bibliographie:
Brassaï. "Technique de la photographie de nuit". Arts et Métiers Graphiques . n°33, 15 Janv., 1933: 24-28.
Brassaï. Camera in Paris. Londres: Focal Press, 1949.
Delpire, Robert. Brassaï . Paris: Neuf, 1952.
Denoyelle, Françoise. " Arts et Métiers graphiques. Histoire d'images d'une revue de caractères". La Recherche photographique . n° 3, Déc. 1987: 7-17.
Dethier, Jean et Guiheux, Alain (dir.). La Ville. Art et architecture en Europe, 1870-1993. Paris: Centre Georges Pompidou, 1994.
Lionel-Marie, Annick et Sayag, Alain (dir.). Brassaï. Paris: Centre Pompidou/Seuil, 2000.
Sichel, Kim. Brassaï. Paris le jour, Paris la nuit. Paris: Musée Carnavalet, 1988.