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Return to Equinoxes, Issue 5 : Printemps/Eté 2005
Article ©2005, Pascale Casanova, Clint Bruce
Meadow Dibble-Dieng

 

 

Extraits d’unE Interview avec Pascale Casanova

Avec Clint Bruce et Meadow Dibble-Dieng

Auteure de Beckett l'abstracteur (1997) et de La République mondiale des lettres (1999), Pascale Casanova était de passage à Brown en février 2004. Avant de prononcer une conférence intitulée « France/USA: Two Models of Literary Globalization », elle a répondu aux questions de Meadow Dibble-Dieng et Clint Bruce à propos du modèle qu'elle propose du système littéraire mondial.

MDD : Le concept de la « République des Lettres »—lieu de rencontre intellectuelle des écrivains et savants—remonte déjà à l’époque de la Renaissance. D’après la description que vous en faites, cet espace a toujours été conçu comme étant supra-national. Pourquoi alors ajouter au titre de votre ouvrage le qualificatif « mondial » ?

PC : Il y a effectivement très longtemps que penseurs et écrivains—et les plus cosmopolites ou les plus internationaux d’entre eux — ont eu l’idée qu’ils forment une société à part, en marge du monde ordinaire. C’est une sorte d’utopie ou de légende — et il y a eu beaucoup de travaux là-dessus — que les écrivains ont entretenu sur eux-mêmes selon laquelle existerait un monde enchanté, sans luttes ni violence, tout entier dédié aux beautés et aux subtilités de l’art littéraire. Je me suis servie de cette idée de ‘République des lettres’, qui n’a jamais été décrite de façon systématique, comme d’une sorte de métaphore pour exprimer l’idée d’un monde parallèle, mais un monde désenchanté, structuré par la violence douce de la domination littéraire, doté de lois et de principes de fonctionnement, de divisions, de hiérarchies. Je voulais simplement reprendre cette idée d’un monde invisible et pourtant réel. Cette république a toujours été décrite comme transnationale parce que sa légende était conforme à la loi de l’autonomie, c’est-à-dire à la nécessité d’une indépendance, au moins proclamée, des écrivains vis à vis des divisions et des appartenances nationales. Mais je voulais insister sur le fait qu’aujourd’hui cet espace parallèle est non seulement transnational ou inter-national mais mondial, donc étendu à une très large partie de la planète.

CB : Est-ce que les littératures francophones seront à jamais, à votre avis, dépendantes de Paris, ou est-ce que vous prévoyez l’émergence d’autres capitales qui seront à même de s’accaparer un bout du marché, de consacrer à leur tour…

PC : A quoi pensez-vous exactement ?

CB : Aux littératures africaines, par exemple, comme il n’y a aucune institution littéraire africaine indépendante.

PC : Le cas des littératures francophones est très particulier et très difficile à décrire du fait même du rôle de Paris. S’il est vrai que Paris — en tant que capitale littéraire et non pas comme capitale politique nationale — a été (et reste dans certains secteurs) la capitale de l’espace littéraire mondial, alors on peut comprendre que les mécanismes d’émancipation qui ont fonctionné pour tous les dominés littéraires du monde ont été beaucoup plus difficiles à actionner dans le cas des colonisés de la France. Ils étaient dans une situation particulièrement tragique : tous les écrivains colonisés, ou presque, se sont servis de Paris contre leurs capitales coloniales. Paris était alors un lieu neutre politiquement et un centre de consécration littéraire très puissant qui permettait une émancipation à la fois littéraire et politique. Les Canadiens se sont ainsi « servis » de Paris contre Londres, les Latino-Américains — à commencer par le poète nicaraguayen Rubén Darío, le fondateur du modernisme de langue espagnole vers 1890 — ont « joué » Paris contre Madrid. Mais pour les francophones, quelle solution pouvait bien s’offrir à eux ? C’est ainsi qu’ils ont eu recours à la légende des deux France : la bonne, ‘la mère des arts, des armes et des lois’ comme dit Du Bellay, et la mauvaise : la puissance colonisatrice. Du même coup, ils pouvaient, comme tous les dominés littéraires, avoir recours à la ‘bonne France’ et dans bien des cas s’exiler et venir s’installer à Paris, tout en luttant politiquement contre la ‘mauvaise’. Paris est ainsi devenu une capitale africaine, une‘Babel noire’ à partir des années 1920. Mais il leur fallait fabriquer cette sorte de double représentation pour que la situation soit supportable. Sinon, comment accepter d’être dominé à la fois par une capitale culturelle et par une capitale politique ?

MDD : C’est là qu’ils pouvaient être libres. C’est-à-dire, Présence Africaine ne pouvait se produire qu’à Paris.

PC : Oui, parce qu’il y a des effets de cumulation et d’accumulation de capital ; par exemple les Latino-Américains se rencontraient à Paris. C’est là qu’ils ont la révélation de leur existence collective. Les Africains aussi. Du même coup, ils ont l’idée de faire une revue, de fonder un mouvement, etc. C’est très difficile d’expliquer, particulièrement aux Américains, ce qu’est une capitale littéraire internationale, c’est-à-dire un lieu dénationalisé, non-national. Quand je parle de Paris, j’ai l’air d’être nationaliste et de défendre une position ou un préjugé nationaux. En réalité, s’agissant de l’univers littéraire, quand je parle de Paris je ne parle pas de la capitale de la France. Je parle d’un lieu dénationalisé, indépendant des lois ordinaires des divisions nationales, d’un lieu neutre politiquement et voué à la consécration d’œuvres littéraires venues du monde entier. Cela ne veut pas dire pour autant que Paris tout entier soit international, anti-nationaliste et ouvert à l’étranger. Non, cela signifie seulement que, dans certains secteurs, la puissance consécratrice de Paris est telle, qu’il suffit parfois d’un directeur de revues ou d’un traducteur (Valery Larbaud dans l’entre-deux guerres a joué ce type de rôle dans une solitude et une marginalité relatives, tout comme Maurice Nadeau en France entre 1950 et 1980) pour que ces mécanismes fonctionnent de façon efficace. C’est ce que j’appelle ‘la fabrique de l ‘universel’.

CB : Mais dire que la capitale de la France est dénationalisée, c’est quand même accorder un certain statut à la France.

PC : Je ne crois pas. Cela n’a pas tellement de rapport. Il y a, dans l’espace littéraire français, toute une part de la production qui est nationale, conservatrice, fermée aux innovations étrangères, qui revendique une tradition exclusivement nationale, etc. Il ne s’agit pas du tout de chanter les louanges de Paris. D’ailleurs en commençant ce travail je n’avais aucune idée de ce rôle extra-ordinaire de Paris.C’est la logique de la recherche historique, et aussi le nombre incroyable de témoignages d’écrivains (étrangers pour la plupart) sur Paris, leur croyance dans l’effet, la puissance et l’exceptionnalité littéraires de Paris qui m’ont convaincue de sa place très particulière mais structurelle dans cet espace international. C’est difficile à expliquer puisque, par définition, ce n’est pas ‘prouvable’ par des chiffres. Ce n’est que par l’accumulation de tout petits faits qu’on peut parvenir à le montrer. J’essaie en ce moment de réfléchir sur Londres. Et je cherche à comprendre pourquoi on n’y retrouve pas le même phénomène ou pas de la même façon. Londres est aussi une capitale qui consacre beaucoup et de façon très efficace ; en revanche, Londres ne consacre et ne donne un statut et une existence littéraires qu’aux écrivains nationaux, aux ex-colonisés de l’empire britannique et, plus largement, à des gens qui écrivent en anglais. La consécration londonienne se fait sur une base linguistique, c’est-à-dire, pour une part, politique. Aujourd’hui New York (je veux dire l’espace littéraire américain) prend le relais de Londres, toujours sur des bases linguistiques. Il y a très peu de tradition de traduction ici. La particularité de Paris, c’est qu’il y a une tradition de curiosité ou d’intérêt pour l’international. Je pense que Paris est au fond la capitale des ‘petits’ : des littératures ‘mineures’, des ‘petites’ langues (c’est-à-dire de celles qui circulent peu et sont peu traduites), des écrivains dominés, des ‘petits’ pays comme dit Kundera. Voilà sa véritable particularité.

CB : Alors que Londres publie ses ex-coloniaux.

PC : Voilà. Mais, réciproquement, Paris méprise ses ex-colonisés, regarde de haut les provinciaux et les francophones, et consacre très peu et très mal toutes les littératures non-françaises de langue française.

MDD : Vous dites que depuis le 19 e siècle jusqu’aux années 1960, la littérature a pu, dans l’espace parisien, prétendre à une autonomie relative. Mais la periode de l’Occupation, ne représente-t-elle pas une grande exception à cette affirmation ? Il a suffit de l’entrée des Allemands à Paris pour que tout le monde devienne français, patriote et défenseur de la nation.

PC : C’est effectivement une question très intéressante et très importante, à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, parce que cela semblait en effet une objection apparente à ma thèse. Ce que j’essaie d’expliquer, c’est que les espaces littéraires sont fortement politisés nationalement dès lors qu’ils sont, ou bien sous une contrainte politique, (comme une dictature ou une occupation militaire) ou bien quand leur émergence dans le champ politique est relativement récente (les pays africains par exemple). D’où, quand l’espace français lui-même, alors qu’il est le plus autonome étant le plus ancien, est lui-même en état de forte censure imposée par l’armée d’occupation allemande, immédiatement les plus autonomes des écrivains (c’est ce que montre le livre de Gisèle Sapiro) se tournent vers le pôle national et ils (re)deviennent des écrivains « nationaux » c’est-à-dire des créateurs dont les thèmes, les préoccupations, les engagements sont nationaux. Pourquoi ? Parce qu’il y a des états du champ (lorsque celui-ci devient très hétéronome) où, être autonome, c’est être national. Pour moi, c’est une sorte de preuve a contrario que mon modèle fonctionne. Dès lors que la censure bouleverse les hiérarchies du champ, les pôles s’inversent.

MDD : D’accord. Mais justement, cela m’amène à remettre en cause les catégories que vous établissez pour les littératures mineures. Vous semblez affirmer que cela soit un choix entre se révolter et s’assimiler. Pourtant, de la même manière que l’on a dit que sous l’Occupation il était trop réducteur de classer les réponses possibles comme constituant un choix entre « résister » et « collaborer »…

PC : Oui, bien sûr que oui, la situation était infiniment complexe sous l’Occupation. Mais ce que je décris de l’univers des possibles pour les écrivains dominés, de leurs possibilités de choix esthétiques et linguistiques n’est pas du tout du même ordre.

MDD : C’est infiniment plus complexe.

PC : Je ne prétends pas que cela soit clivé radicalement de cette façon. J’essaie de parler de stratégies spécifiques aux écrivains, de faire un modèle. Selon la position qu’ils occupent, l’ancienneté de leur espace littéraire, la situation linguistique dont ils héritent, etc., ils mettent en œuvre des stratégies différentes pour accéder à l’existence littéraire. J’ai tenté de montrer qu’il s’agit d’une sorte de ‘grammaire générative’ des possibilités littéraires Pourtant, je ne pense pas que cela soit conscient ; très souvent ce sont des choses totalement inconscientes. Et la première grande distinction oppose les « assimilés », et ceux que j’appelle les « dissimilés ». Parmi les dissimilés on peut évidemment distinguer tout un continuum, une gamme très étendue de possibilités. Entre le Kenyan Ngugi wa Thiong’o qui abandonne l’anglais et décide d’écrire en kikuyu et Chamoiseau et Confiant qui commencent par l’écriture en créole pour choisir finalement d’écrire dans un français créolisé, il y a tout un éventail de possibilités et de décisions inséparablement littéraires et politiques. D’une façon générale, j’essaie de montrer que la domination littéraire, bien qu’elle soit invisible et très difficile à décrire, exerce des effets sur le contenu, la forme, les genres, bref sur l’esthétique littéraire. Et ce sont ces effets qui, en général, ne sont pas décrits pour eux-mêmes, que je cherche à étudier.

- Department of French Studies, Brown University
le 17 février, 2005