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Return to Equinoxes, Issue 5: Printemps/Eté 2005
Article ©2005, Loredana Suditu

Loredana Suditu, Université d'Angers

De l'axe spatial de la recherche de soi chez Milan Kundera

Assujettie à une évolution culturelle et imaginaire importante, la ville a évolué entre la Polis et la Mégapolis, suscitant de nombreuses rêveries et donnant naissance à des paradigmes identitaires et culturels divers. Les recherches récentes mettent en avant le concept de ville-texte , qui devient à notre époque « […] une des expressions les plus privilégiées du trafique de modèles éclectiques des identités culturelles 1 ». C'est grâce à une sorte de sémiose infinie que la ville réelle, dans un processus de perte de référentialité et de transfiguration, se transmute dans une autre ville à « architecture fantasmatique 2 » ou presque, une ville de l'esprit.

Dans la littérature moderne, la ville apparaît comme une sorte d'espace hybride et labyrinthique, comme lieu de la modernité, et même comme ville invisible dont le nom et la signification restent à chacun de recréer 3   . Qu'il s'agisse du Dublin de Joyce, du Berlin de Döblin ou du Manhattan de Dos Passos elle reste toujours une ville ouverte, itinérante, un lieu de la mémoire, chargée de désir, des signes et des échanges.

La ville est devenue aussi un topo récurrent pour les écrivains de l'exil qui l'emploient comme espace de prédilection pour faire vivre leur déchirement identitaire. Kundera, Grass 4 ou Joyce parmi tant d'autres retracent la poétique de cette topographie devenue mythique selon Mircea Eliade, car « [t]out pays constitue une géographie sacrée. Pour ceux qui l'ont quittée, la ville de l'enfance et de l'adolescence devient toujours une ville mythique 5  ». Ils essaient de surprendre la silhouette de la ville sur la rétine de leur imagination à l'aide des procédés « canoniques 6  » de la littérature du XXème siècle, simultanéisme, œil de la caméra impersonnel, mythification du décor urbain. Milan Kundera n'en fait pas usage afin de retracer les contours de sa ville, à la manière de Joyce, Dos Passos ou Döblin, mais il écrit et « décrit » la ville d'une façon différente. En faisant appel à une parcimonie des détails visuels ou sensoriels, il s'y prend à la façon de Robert Musil, chez qui tout devient thème et questionnement existentiel. À la manière des peintres cubistes, l'accent est mis sur le premier plan, c'est à dire l'individu et son problème existentiel et par la suite tout ce qui est derrière disparaît :

[…] Vienne chez Musil est à peine nommée, l'auteur ne daignant même pas évoquer visuellement ses rues, ses places, ses parcs […]. On se trouve dans l'Empire austro-hongrois mais celui-ci est systématiquement dénommé par un sobriquet ridiculisant : Kakanie. La Kakanie : l'Empire déconcrétisé, généralisé, réduit à quelques situations fondamentales, l'Empire transformé en modèle ironique de l'Empire. Cette Kakanie n'est pas un arrière-plan du roman comme Davos chez Thomas Mann, elle est un des thèmes du roman ; elle n'est pas décrite, elle est analysée et pensée 7

De la même façon, la ville 8 de Kundera est dépouillée au maximum de toute substance concrète. Elle ressort à travers un palimpseste qu'elle forme avec le personnage et elle est analysée comme avatar de la situation existentielle de celui-ci. : la recherche de son chez-soi aboutira à une recherche de son moi dans les livres où cette dichotomie Prague/la ville de l'exil est présente de façon explicite : L'insoutenable légèreté de l'être, Le livre du rire et de l'oubli, L'ignorance . L'Odyssée dans l'espace se muera ainsi dans une odyssée de l'esprit.

Prague ou la ville des anges

Prague apparaît en étroite liaison avec l'Histoire, un autre thème existentiel des individus. Faisant preuve d'une empathie mystérieuse à l'égard des destins humains, elle s'en approprie la souffrance et porte sur elle, d'une manière visible, les marques de la brutalité de l'Histoire, du déploiement de ses forces menaçantes qui détruisent la liberté de l'individu et lui ôtent l'individualité. Ville à noms changeants, elle rassemblera des gens à destins changeants. Dans Le Livre du Rire et de l ' Oubli 9 , Tamina habite sur une rue qui a changé progressivement de nom, en fonction de l'époque historique, en passant par rue Schwerinova, Tchernokostelecka, avenue du Maréchal-Foch, avenue Staline et avenue Vinohrady. (LRO, 257)

Prague, témoin de l'épisode historique de l'arrestation et la libération de Brejnev par l'armée russe et de la faiblesse physique dont il a fait preuve, dans L'Insoutenable Légèreté de l'Etre 10 devient elle-même ville de la faiblesse que Tereza va fuir.

À l'inverse de la Prague de Kafka, la ville est douée de mémoire. La place de la Vieille Ville, lieu des grands tournants dans l'histoire de la Bohême, garde le souvenir de tous les moments historiques qui ont marqué la vie de la ville et de ses habitants. La scène où Gottwald et Clementis sont l'un à côté de l'autre, sous la neige, l'un tête nue et l'autre avec la toque de fourrure du premier sur sa tête, sera immortalisée sur un cliché photographique reproduit dans des milliers des exemplaires ; elle va rester dans la mémoire collective comme « un grand tournant dans l'histoire de la Bohême.» (LRO, 13) À leur insu, leurs pas se superposent sur ceux de Kafka qui « […] avait emprunté chaque jour pendant huit ans l'escalier par lequel ils venaient de monter au balcon historique, car sous l'Autriche-Hongrie ce palais abritait un lycée allemand. » (LRO, 255)

Si Gottwald, Clementis et tous les autres ignoraient tout de Kafka, Kafka connaissait leur ignorance. Prague, dans son roman, est une ville sans mémoire. Cette ville-là a même oublié comment elle se nomme. Personne là-bas ne se rappelle et ne se remémore rien, même Joseph K. semble ne rien savoir de sa vie d'avant […]

Prague, comme disait Max Brod, est la ville du mal. […]. Ces milliers de saints pétrifiés qui vous regardent de toutes les parts, et vous menacent, vous épient, vous hypnotisent, c'est l'armée frénétique des occupants qui a envahi la Bohême il y a trois cent cinquante ans pour arracher de l'âme du peuple sa foi et sa langue. (LRO, 256)

Prague se révèle ainsi comme une superposition de couches historiques qui apparaissent l'une en dessous de l'autre comme dans le kaléidoscope proustien. Les épisodes historiques s'étalent dans une « superposition juxtaposante 11  » visible à travers une articulation dialectique, dans laquelle les deux pôles sont visibles l'un à travers l'autre, sans se voiler.

Solidarité de destins, mais pas solidarité des marques extérieures des souffrances. Tel est la frustration des habitants de Prague, qui, même si victimes des souffrances historiques pareilles à celles de leurs semblables de l'Europe Centrale, n'en possèdent pas le même nombre des dégâts physiques.

Varsovie, Dresde, Cologne, Budapest, Berlin ont été affreusement mutilés par la dernière guerre, mais leurs habitants les ont reconstruits, et ils ont eu généralement à cœur de restaurer les quartiers historiques avec le plus grand soin. Aux Pragois, ces villes donnaient des complexes d'infériorité. Chez eux, le seul bâtiment historique que la guerre ait détruit, c'est cet ancien Hôtel de Ville. Ils ont décidé d'en conserver à jamais les décombres de peur que le premier Polonais ou le premier Allemand venu ne leur reproche de n'avoir pas assez souffert. (ILE, 196)

Tereza en va plus loin encore en trouvant dans l'analogie entre l'Hôtel de ville détruit et sa mère l'écho du thème existentiel de sa vie : celui de l'univers maternel étouffant. Dans le spectacle de la ruine de l'Hôtel de ville elle voit « […] ce besoin pervers d'exposer ses ruines, de se vanter de sa laideur, d'arborer sa misère, de dénuder le moignon de sa main amputée et de contraindre le monde entier à le regarder. » (ILE, 196)

L'humanisation de la ville n'est pas le seul moyen de la rendre. C'est à l'intermédiaire des oppositions que la ville dévoile son ambivalence. Nous allons voir que sur cette structure antinomique repose la définition même de la ville chez Milan Kundera. Prague est la ville où les rondes de jeunes dansent dans les mêmes rues ou la veille une femme et un surréaliste ont été pendus. C'est la ville des cafés pleins de poètes et des prisons pleines de traîtres au peuple (LRO, 118) où les tours du Hradchine regardent en bas les cours de la police. Tandis qu'en haut défile la glorieuse histoire des rois de Bohême, en bas se déroule l'histoire de prisonniers illustres (LRO, 119). Quoiqu'elle soit la plus belle ville du monde (ILE, 214), Prague devient dans les rêves de Tereza le décor pour un rêve d'exécution.

Prague est aussi un espace qui fonctionne sur la relation dialectique centre-marge. Le centre témoigne de la splendeur de ses monuments historiques, mais paradoxalement, c'est la concentration des pouvoirs menaçants de la police et la quintessence de cette privation de vie privée et de liberté d'expression. Décor agréable, chargé de beauté et d'histoire, le centre cache derrière sa splendeur architecturale des yeux et des oreilles omniprésents et surveillants. Le narrateur du Livre du Rire et de l'Oubli , personnage en disgrâce aux yeux du régime communiste, possède un studio à Prague rue Bartolomejska qu'il sait surveillé par la police. Tandis que l'appartement situé en centre ville représente un espace clos plein de menace, surveillé de tous les côtés, répondant parfaitement à la métaphore de « maison de verre » d'André Breton, où on est vu et entendu par tout le monde, le même appartement situé à la périphérie présente plus de sûreté et d'intimité ; c'est l'espace idéal pour une rencontre clandestine. Si l'espace clos du centre est un espace de crainte, par contre l'avenue avec son vacarme se convertit dans un abri idéal : « Nous avons d'abord marché sans prononcer un seul mot, et c'est seulement quand nous avons débouché dans le vacarme de l'avenue Narodni Trida qu'il m'a dit que R. voulait me voir et qu'un ami à lui, que je ne connaissais pas, nous prêtait un appartement en banlieue pour ce rendez-vous clandestin. » (LRO, 119) Ainsi, l'antinomie dedans/dehors marque la privation de liberté et le désir de s'en affranchir des habitants de Prague. Elle serait traduisible dans l'opposition menace/protection ou mieux encore surveillance/ autarcie . 

L'élément qui fait le lien entre le centre et la marge est le fleuve Vltava : «  C'était la banlieue de Prague, la Vltava avait déjà traversé la ville, laissant derrière elle la splendeur du Hradcine et des églises, semblable à une actrice après la représentation, lasse et pensive. » (LRO, 249) Elle assure ainsi la continuité spatiale de la ville, qui, fragmentée par les dichotomies sur laquelle elle se fonde n'arrive pas à trouver son unité spatiale, temporelle ou culturelle. Paradoxalement elle ne divise pas la ville ; sa coupure n'est pas une vraie coupure, elle n'est pas une plaie dans la chair de la ville. Elle ne remplit pas la même fonction que la rivière d'André Aciman qui s'avoue être fasciné par les villes traversées par des rivières, espace d'émergence d'un homo duplex  :

J'ai toujours été fasciné par les villes qui sont traversées par des rivières. Parce qu'il y a une rive droite et une rive gauche. Et la coupure entre les deux est toujours absolue. Une partie de vous est ici, une autre là-bas, et entre les deux, pour citer encore Nietzsche, il y a au mieux une passerelle étroite qui vous rattache à vous-même. En fait, on est – est le mot est bien plus qu'une simple métaphore – exilé de soi-même autant qu'exilé de tout le reste 12 .

« Actrice lasse et pensive », le fleuve suscite ce que Bachelard nomme « une rêverie du repos ». Pour Tereza, « […] la vue de l'eau courante apaise et guérit […]. » (ILE, 249) Une autre image de la Vltava en train d'emporter les bancs des jardins publics de Prague au fil de l'eau, devient pour Tereza un signal de la vie qui s'en va : « Mais les gens passaient avec une mine indifférente, ça leur était bien égal qu'un fleuve coule, de siècle en siècle, au milieu de leur ville éphémère. […] Elle comprenait que ce qu'elle voyait, c'était un adieu. L'adieu à la vie qui s'en allait avec son cortège de couleurs. » (ILE, 250) Pérennité de l'eau face à une ville éphémère, voilà toute la poésie de cette topographie qui tient tant à cœur aux personnages kunderiens. Mais aussi pérennité de l'eau face à une vie humaine passagère, sinon discontinue, en voilà tout le tragisme de leur condition humaine.

Duale jusqu'à la fin, Prague est loin de se convertir en un palliatif de la condition incertaine des personnages. Elle est parfois, en elle-même, moyen d'agression. Prague est aussi la ville monochrome des « rues noires » (ILE, 205), où les enfants enterrent vivantes les corneilles, où les « flics » vous surveillent de toutes les parts, où les femmes armées de parapluies vous basculent et vous agressent dans la rue. (ILE, 259) Métamorphosée jusqu'à la méconnaissance, « Prague est devenue laide» selon le propos de Tereza (ILE, 336) et face à cette agression de la laideur la seule solution possible est de partir.

L'ailleurs

Confrontés à une Histoire menaçante et abrités par une ville duale et éphémère, les personnages cherchent à fuir cet espace clos et ouvert à la fois, bigarré et exsangue, qui concorde si bien avec leur propre condition, mais qui s'avère un abri factice.

Vont-ils aboutir à suppléer la triple rupture dont ils souffrent : s'acquérir un lieu, une autre langue et s'approprier des codes sociaux et culturels étrangers ?

La ville étrangère qui les reçoit (Paris, Genève ou une ville américaine) remplit assez mal le rôle d'ersatz. C'est toujours la dichotomie centre/marge qui ordonne de nouveau le rapport entre la ville de départ et la ville d'exil. Car pendant qu'une ville est présente, l'autre est absente. En fait, comme les deux villes ne peuvent jamais coexister pour l'exilé, son Ithaque cesse d'exister pendant son absence et recommence à vivre lors de son retour 13 .

Le centre reste pour eux toujours Prague. Ils essayent de se situer par rapport à elle, mais ils n'arrivent qu'à graviter sur son orbite émotionnelle, car loin d'elle physiquement, ils ne peuvent la faire vivre que mentalement. Pourtant, la mémoire est défaillante et leur centre, même s'il ne se marginalise pas encore, perd peu à peu ses contours précis. Il reste un espace chargé d'affectivité, un espace où les personnages ont vécu leur âge de l'ignorance, celle qui façonne leur manière d'être. C'est la Prague où Tamina a vécu avec son mari et d'où elle cherche à récupérer ses carnets ou, c'est tout simplement Prague, et vivre ailleurs signifierait ne pas parvenir à se remettre d'une mélancolie indicible, comme c'est le cas de Sabina : « Après quatre ans passés à Genève, Sabina habitait Paris et ne parvenait pas à se remettre de sa mélancolie . Si on lui avait demandé ce qui lui était arrivé, elle n'aurait pas trouvé de mots pour le dire. » (ILE, 178)

À l'espace idyllique de la Prague évoquée pour les yeux de l'esprit se juxtapose d'une manière antithétique celle d'un Paris « hostile : géométrie froide des avenues ; orgueil des Champs-Élysées ; visages sévères des femmes géantes, en pierre, qui représentent l'Égalité ou la Fraternité ; et nulle part, nulle part, une seule touche de cette intimité aimable, un seul souffle de cette idylle qu'elle respire ici. » (IG, 125)

Cette primauté pragoise est visible au niveau textuel aussi, car l'auteur place la ville de l'exil sous le signe de l'anonymat, contrairement à toutes les règles de la perspective, mais conformément à tous les règles du cœur : « Oui, vous l'avez bien remarqué : c'est Prague qui est loin que je désigne par son nom, alors que je laisse dans l'anonymat la ville où a lieu mon récit. C'est enfreindre toutes les règles de la perspective » (LRO, 135-136)

La ville de l'exil est-elle aussi ambivalente. Tereza, loin de retrouver sa liberté qui lui manquait tant à Prague, se retrouve dans une autre relation de dépendance, cette fois-ci vis-à-vis de Tomas, car il ne s'agit plus d'une dépendance de cœur, mais d'une dépendance matérielle. « À Prague, elle dépendait de Tomas, certes, mais seulement par le cœur. Ici, elle dépendait de lui pour tout. » (ILE, 116)

Pour Tomas, le repères de Genève basculent selon sa perception qui se situe dedans ou dehors. En tant qu'espace perçu elle représente « la métropole de l'ennui » (ILE, 128) mais une fois dedans, en tant qu'espace conçu, elle est façonnée d'une manière positive en lui semblant belle et pleine d'aventures.

La relation entretenue avec l'espace n'est pas la seule relation difficile pour l'exilé. Sabina ne réussit pas à gérer son immersion dans la diaspora tchèque, dont elle juge l'unité fondée sur des défaites et des reproches. (ILE, 144) Dans la capitale de l'exil, les émigrés sont regardés comme des saints et ils doivent agir conformément aux règles de vie imposées par le pays d'accueil, mais cette « sanctification » est en fait une mystification. Irena, dans l' Ignorance 14 , trouve dans sa ville d'exil, Paris, ce dont elle était privée chez elle : l'indépendance. Si la ville l'accepte et lui offre un refuge, ses habitants l'accueillent dans la mesure où elle incarne pour eux la preuve vivante de ce qu'ils pensent, des stéréotypes qui sont véhiculés à propos des émigrés. Elle existe pour son amie Sylvie, seulement si elle lui confirme ses pensées. Elle ne rentre pas à Prague le moment de la chute du communisme, comme l'aurait voulu Sylvie et elle devient ainsi une traîtresse aux yeux de son amie.

La rencontre avec la ville d'émigration s'accomplit donc sur le fond d'une esthétique de croisement entre le destin individuel et le destin historique, d'un télescopage de temps personnels, de dialogue entre différentes civilisations de langages contradictoires. Mais la dichotomie ville tchèque/ ville française doit être intériorisée par les personnages, pour que le renversement de leurs repères identitaires provoqués par l'exil s'efface.

Prague retrouvée ou l'impossibilité du nostos

Comme tout personnage kunderien, Irena se trouve-t-elle aussi dans un état de liminalité, dans l'indétermination entre les deux pays. Séduite par cette « […] géographie pathétique, [et] topographie mystique dont la seule toponymie, par sa force évocatrice, met déjà en branle le travail de la réminiscence et de l'imagination 15  », elle veut rentrer à Prague et s'attend à y retrouver ce qu'elle a laissé derrière, à l'état où elle l'a laissé, sans tenir compte du fait que « […] celui qui considère sa propre vie à rebours la vit encore à l'endroit […] [et que] le temps est toujours à l'endroit, même si on croit le vivre à l'envers, même quand on fait semblant de le renverser 16 . »

Son anamnèse n'est en fait qu'un leurre, car celui qui revient dans l'espace ne revient pas dans le temps. Pourtant, il ne peut pas embrasser dans un même regard les deux villes de son cœur, la ville de départ, son Ithaque à lui et la ville de l'exil dans une synthèse créatrice.

La re-découverte de Prague signifierait en fait pour elle une réconciliation avec la ville, à laquelle elle n'avait pas fait ses adieux. Prague se révèle à ses yeux ensorcelés, avec ses quartiers de jardins « parsemés de petites villas » (IG, 124) en lui adressant l'invitation à une longue promenade. Cette Prague « […] née vers la fin du siècle passé, la Prague de la petite bourgeoisie tchèque, la Prague de son enfance où, en hiver, elle faisait du ski dans des ruelles qui montaient et qui descendaient, la Prague où les forêts d'alentour, à l'heure du crépuscule, entraient en secret répandre leur parfum » (IG, 125) n'est autre chose que sa projection subjective. Pendant l'émigration, l'image qu'elle garde en mémoire de son pays perdu est celle d'un pays chargé d'idylle. Même si Paris a représenté pour elle la liberté et l'affranchissement de la tutelle maternelle, le bonheur, les liens secrets qui la liaient à Prague étaient plus que tout d'ordre esthétique. Célébration de la beauté pragoise qui se superpose et s'identifie avec son algia , douleur pour quelque chose de beau, perdu peut-être à jamais.

Elle va retrouver Prague construite de dichotomies, celle de centre-marge. Le Château vu de l'arrière, de « son côté secret » (IG, 127), est la Prague dont les touristes ne soupçonnent pas l'existence. Une Prague personnalisée, investie de subjectivité, enrichie par les grands noms de la culture telle Macha, Neruda, Hrabal ou Skvorecky ; c'était cela son « parfum incommunicable […] son essence immatérielle qu'elle avait emportait avec elle en France. » (IG, 127) À cette Prague mystérieuse et ineffable s'oppose celle figée par les touristes dans le kitsch des cartes postales « la Prague sur laquelle l'Histoire en délire a imprimé ses multiples stigmates, la Prague des touristes et des putains, la Prague des restaurants si chers que ses amis tchèques ne peuvent y mettre les pieds, la Prague danseuse se tortillant sous les projecteurs, la Prague de Gustaf. » (IG, 128) C'est la ville aliénée, dont le symbole extrême est son ami suédois, arborant l'emblème kitch de la ville, le tee-shirt avec l'inscription « Kafka was born in Prague ».

Les adieux qu'Irena fait à la ville deviennent un bonjour à la ville. Il lui a fallu partir pour pouvoir rentrer et découvrir une Prague dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence. Elle retrouve une Prague de son esprit, la Prague à elle, qu'elle a dû re-trouver pour pouvoir vivre ailleurs : « Elle fait ses Grandes Adieux à la ville qu'elle aime entre toutes et qu'elle est prête à perdre encore une fois, sans regret, pour mériter sa propre vie. » (IG, 130) Son voyage était en fait un voyage vers le centre, vers son Ithaque à elle, vers soi-même.

De son côté, Joseph, rentré à Prague pour exaucer un vœu de sa femme étrangère, n'y retrouve plus rien de ce qu'il a connu. Il y cherche ses souvenirs, ses traces et ses morts, mais rien de tout cela n'existe plus, car le temps irréversible est passé sur eux en effaçant ses empreintes. Parti depuis longtemps de sa capitale tchèque, il la perçoit comme dans un rêve ; pour pouvoir se confirmer la coexistence de cette ville et de celle de l'exil il lui faut revenir dans son Ithaque pour boucler la boucle et vaincre ainsi l'irréversible. La nostalgie finit pourtant dans la déception. Terre étrangère, Prague et la Bohême ne se convertissent pas en un foyer, mais le poussent à partir de nouveau. Face à des repères physiques et mentaux méconnaissables, il éprouve ce que Kundera appèle « la douleur de l'aliénation 17  » :

L'émigration est difficile aussi du point de vue purement personnel : on pense toujours à la douleur de la nostalgie ; mais ce qui est pire, c'est la douleur de l'aliénation ; le mot allemand die Entfremdung exprime mieux ce que je veux désigner : le processus durant lequel ce qui nous a été proche nous est devenu étranger. On ne subit pas l'Entfremdung à l'égard du pays d'immigration : là, le processus est inverse : ce qui était étranger devient, peu à peu, familier et cher. L'étrangeté dans sa forme choquante, stupéfiante, ne se révèle pas sur une femme inconnue qu'on drague, mais sur une femme qui, autrefois, a été la nôtre. Seul le retour au pays natal après une longue absence peut dévoiler l'étrangeté substantielle du monde et de l'existence. 18

En revenant sur le même trajet, le retour défait ce qu'a fait l'aller, l'annule et le départ n'existe plus. Seulement que dans le temps la même opération n'est pas viable, car le passage du temps altère la substance même du voyageur/ exilé qui rentre en étant un autre (transformé par ce passage du temps).

C'est en cela que le retour à Prague ne réussit pas à re-faire totalement le paradigme identitaire des personnages, car « […] si la nostalgie était un simple manque, un besoin ou un tropisme, le retour boucherait le vide de l'absence […] . L'Odyssée est le récit de ce retour qui devrait être la cure infaillible de la nostalgie 19  ». Mais la réversibilité dans l'espace est rendue impossible par l'interférence du temps et de l'espace et par le fait que le mouvement est lui aussi immergé dans le temps. « Le voyageur revient à son point de départ, mais vieilli. L'irréversibilité temporelle empêche le retour spatial de se replier exactement sur son point de départ 20 . » L'exilé retrouve sa ville de départ comme dans un illo tempore , il annule son exile spatialement, mais il ne peut pas le faire temporellement.

La ville du départ et la ville de l'exil, ambiguës dans leur substance même, n'arrivent pas à offrir au personnage un reflet spéculaire qui l'aidera à se forger une identité. La vie d'un exilé, en tant que métaphore existentielle, par ses thèmes de dislocation, de changement de ville, d'aliénation envers son Ithaque natale, de mélange de deux identités culturelles, va trouver son centre dans une ville de l'esprit, mélange de deux villes qui sillonnent sa vie, une ville des dichotomies abolies.


Loredana Suditu est actuellement doctorante à l'université d'Angers. Sa thèse s'intitule « L'identité à l'épreuve de l'exil dans l'oeuvre de Milan Kundera Son axe de recherche porte sur l'identité et l'exil, sur la relation centre/marge et la littérature et la culture de l'Europe Centrale. Dans cette perspective, elle a participé à des séminaires interdisciplinaires (" Initiative entrepreneuriales et développement régionale » à Potsdam 2004) avec la communication "Frontière et identité. De la théorie à la pratique », (en cours de publication) , Mont de Lyonnais, 2003 "Comparer. Essai de définition transdisciplinaire »), en cours de publication, dans le cadre du groupe de recherche interdisciplinaire 2H2S (Sciences Humaines et Sociales), et au symposium « L'identité en métamorphose dans l'écriture contemporaine », Aix-en-Provence, avril 2005, avec la communication « Identité et métaphore musicale chez Milan Kundera », en cours de publication. Elle fait aussi partie de l'association angevine "Octave Mirbeau".


Notes:

1 M. Spiridon, « Topographies I i maginaires et identités culturelles : La Ville-Texte  », in Caietele Echinox. Teoria si practica imaginii2. Imaginar social , [Les cahiers Equinoxe. La théorie et la pratique de l'image] , vol. 3, Dacia, Cluj, Romania, 2002, p. 52-58 55

2 ibidem , p. 52-58 55

3 Tel est le cas dans le livre d'Italo Calvino, où tout nous laisse à supposer qu'il s'agisse de la Venise de Marco Polo, mais le livre reste ouvert à toute possibilité ; car à chaque lecture une nouvelle version de la ville surgit des brumes parmi d'autres milliers de versions ; in Les Villes invisibles , traduit de l'italien par Jean Thibaudeau, Éditions du Seuil, 1947

4 Salman Rushdie, retrace l'Odyssée de Günter Grass et ses retrouvailles avec sa ville   : « Comme beaucoup d'émigrés, comme beaucoup de gens qui ont perdu une ville , il l'a retrouvée dans ses bagages, enfermée dans une vieille boîte en fer . La Prague de Kundera, le Dublin de Joyce, la Danzig de Grass : les exilés, les réfugiés, les émigrés ont porté dans leurs bagages de nombreuses villes au cours de ce siècle d'errances. » Patries imaginaires, Patries imaginaires : essais et critiques 1981-1991 , C.Bourgois, 1993 , p.307

5 Mircea Eliade, L'Épreuve du labyrinthe. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet , Belfond, 1978, p. 23

6 P. Chardin, « Le chez-soi de Milan Kundera », in Magazine littéraire Prague et ses écrivains . De Jan Hus à Kundera , no. 255, juin 1988, p. 45

7 M. Kundera, Les Testaments trahis , Gallimard folio, Paris, 1993, p. 197

8 De même que pour la ville, le pays lui-même est représenté comme thème existentiel des individus : « Je n'utilise jamais le mot Tchécoslovaquie dans mes romans, bien que l'action y soit généralement située. […] Si on peut, à la rigueur, fonder un État sur un mot si peu solide, on ne peut pas fonder sur lui un roman. C'est pourquoi, pour désigner le pays de mes personnages, j'emploie toujours le vieux mot de Bohême. Du point de vue de la géographie politique, ce n'est pas exact […], mais du point de vue de la poésie, c'est la seule dénomination possible. » in L'Art du roman , Gallimard folio, Paris, 1986, p. 180

9 Le Livre du rire et de l'oubli , titre original Kniha Smichu a Zapomnéni (1978), traduit du tchèque par François Kérel, Gallimard, folio, 1979, pour la traduction française, 1985, pour la traduction française revue par l'auteur, sera abrégé selon la règle LRO

10 L'Insoutenable légèreté de l'être , titre original Nesnesitelna Lehkost Byti , (1984), traduit du tchèque par François Kérel, Gallimard, folio,1984, pour la traduction française, Gallimard, 1987, pour la traduction française revue par l'auteur, Gallimard, 1989, pour la postface de François Ricard, sera abrégé selon la règle ILE

11 Nous empruntons ici le terme que Georges Poulet utilise pour désigner l'épisode de la lanterne magique chez Marcel Proust, in L'Espace proustien , Gallimard, Paris, 1982, p. 54

12 A. Aciman, « De l'autre rive », in SAVIN, Ada (coord.), Villes de l'exil , L'Harmattan, Paris, 2003, p. 38-39

13 V. Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie , Flammarion, Paris, 1974, p. 16

14 M. Kundera, L'Ignorance , Gallimard, Paris, 2003

15 Jankélévitch, op.cit., p. 277

16 ibidem, p. 277

17 M. Kundera, L'Ignorance , Gallimard, Paris, 2003, p. 28

18 M. Kundera, Les Testaments trahis , Gallimard folio, Paris, 1993, p. 115

19 V. Jankélévitch, op.cit. , p. 283

20 ibidem , p. 300

Bibliographie:

ACIMAN, A., « De l'autre rive .» in SAVIN, Ada (coord.).Villes de l'exil. Paris: L'Harmattan, 2003

CALVINO, I., Les Villes invisibles. Traduit de l'italien par Jean Thibaudeau. Éditions du Seuil, 1947

CHARDIN, P.« Le chez-soi de Milan Kundera. » in. Magazine littéraire Prague et ses écrivains. De Jan Hus à Kundera. no. 255, juin 1988

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JANKELEVITCH, V.L'Irréversibl e et la nostalgie. Paris: Flammarion, 1974

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