Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 7:Printemps/Ete 2006
Article ©2006, Marie Baudry

 

Marie Baudry, Université de Picardie

Le livre avalé: Diététique de la lecture féminine au xix siècle

 

Je m’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre.

Il me dit : Prends et mange-le

Il sera amer à tes entrailles,

mais dans ta bouche, il aura la douceur du miel.

Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai.

Dans ma bouche, il avait la douceur du miel,

mais quand je l’eus mangé, mes entrailles

en devinrent amères. (Apoc., 10 : 8-10)1

 

La métaphore qui survit à l’image biblique du texte sacré, dévoré par Jean à Pathmos, est celle, devenue banale, de la lecture comme absorption, ingestion, et digestion du texte. Qu’on pense à ces expressions françaises si courantes, « dévorer un roman », « un livre indigeste » … D’abord figure de l’incorporation du texte religieux notamment chez les mystiques aux XVIe et XVIIe siècles2 , l’expression métaphorique est devenue plus familière à mesure que le lectorat s’est élargi, féminisé, à mesure aussi que la lecture intensive du texte sacré a fait place à une lecture extensive des textes profanes3 , que l’on grignote les romans ou les avale gloutonnement, qu’ils soient substantiels ou inconsistants.

Cette analogie entre la nourriture spirituelle – autrement dit la lecture – et la nourriture du corps, va permettre de fonder une axiologie du bon ou du mauvais livre-aliment (livre nourrissant / livre poison), de la bonne ou de la mauvaise façon de lire. Et de la sorte, du bon ou du mauvais convive-lecteur.

En se penchant sur les traités de pédagogie de l’ancien régime, dont l’un des rôles consiste évidemment à recommander ou interdire les lectures, on constate d’une part que la métaphore de la lecture comme consommation revient plus particulièrement dans les traités d’éducation des filles et d’autre part que ce recours à la métaphore sanctionne toujours des lectures jugées « légères » parce qu’elles ne nourriraient pas correctement l’esprit et lui seraient dangereuses. Ces observations nous conduisent à deux postulats : 1/ La métaphore du livre avalé, en devenant métaphore de la lecture profane et extensive, a perdu de son prestige : elle n’est plus l’image du plus haut point d’incorporation du texte sacré, mais au contraire celle d’une lecture moralement condamnable 2/ Ce dénigrement de la lecture via la métaphore du livre avalé serait l’un des points d’achoppement d’une différence sexuelle de la lecture et permettrait de caractériser plus précisément une « lecture féminine ».

Les textes pédagogiques de la première moitié du XIXe siècle, ainsi que les traités de médecine, vont modifier ce point ; la métaphore du livre avalé, bien que reprise et toujours particulièrement associée à la lecture féminine, va perdre de son caractère imagé et acquérir un sens littéral nouveau. Littéralement, les lectrices vont manger les livres ; elles vont lire à table, échanger des livres contre des sucreries, pendant que les cliniciens de l’hystérie vont les inviter à modérer leur consommation de boissons, de nourritures excitantes et de romans. C’est le corps lui-même qui, directement atteint par la lecture- consommation , va faire l’objet d’un traitement, d’une purge des mauvais romans lus…

C’est ce passage de la métaphore du livre avalé à son acception littérale dans les discours et représentations de la lecture féminine que nous voudrions interroger : c’est lui qui sera au cœur de notre réflexion, parce qu’il stigmatise une lecture qui serait sexuellement différenciée, parce qu’aussi il modifie profondément la stratégie d’interdiction de lecture des romans. Celle-ci n’est plus dangereuse pour l’esprit et la bonne moralité de la lectrice mais pour sa santé nerveuse et physique. L’interdiction morale a cédé la place à une prophylactique qui considère la lectrice comme un corps, et dont l’argumentaire va reposer en partie sur la « littéralisation » de la métaphore du livre avalé.

1. L’analogie nourriture spirituelle/nourriture du corps

 Reprenons trois traités pédagogiques qui parcourent l’Ancien Régime et le XIXe siècle. Dans De l’Éducation des filles , Fénelon s’appuie, le premier dans notre série, sur la métaphore de la nourriture spirituelle pour condamner la dangerosité morale de la lecture de romans :

 

Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante. Faute d’aliment solide, leur curiosité se tourne toute avec ardeur vers les objets vains et dangereux. Celles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité ; elles se passionnent pour des romans […] (19-20, c.m.q.s.)

 

Un siècle plus tard, Laclos infléchit ce recours à la métaphore de la lecture-nutrition en postulant une analogie entre le développement du corps et de l’esprit qui rend la diététique spirituelle comparable à la diététique physique :

 

Le choix des aliments plus ou moins nourrissants, la vie sédentaire ou active sont des causes physiques qui contribuent, presque autant que le climat, à accélérer ou retarder le moment de la puberté. Le feu de l’imagination qui, dans la société, ne manque presque jamais d’être allumé […] par des discours ou des lectures peu chastes, et par les réflexions solitaires qui les suivent, est une cause morale, non moins puissante, pour hâter la nature. (19)

Nous avons dit en commençant cet écrit, qu’au moral comme au physique la nourriture devait être choisie suivant les tempéraments ; et aussi que les aliments pris sans plaisir ne profitaient point. En suivant cette idée, nous ajouterons que ce n’est pas ce qu’on mange qui nourrit, mais seulement ce qu’on digère. Il ne suffit donc pas de lire beaucoup, ni même de lire avec méthode, il faut encore lire avec fruit ; de manière à retenir et à s’approprier en quelque sorte ce qu’on a lu. (78)

 

La métaphore est ici filée d’une façon nouvelle : il ne s’agit plus de reprendre l’image figée de la nourriture spirituelle, mais bien de mettre en place une analogie parfaite entre le développement du corps et le développement de l’esprit à l’adolescence, où les deux se nourrissent parallèlement de nourritures plus ou moins digestes, et plus ou moins profitables.

On pourrait penser que Jules Michelet développe encore la même analogie dans L’Amour au milieu du XIXe siècle. C’est juste, à ceci près que son projet d’éducation de la femme repose cette fois sur un principe uniquement physiologique qu’il met en place dans le 2 nd chapitre de son essai, « La femme est une malade ». Pour lui, la faiblesse physique constitutive de la femme justifie le rôle pédagogique du mari qu’il construit dans son essai. C’est en s’appuyant sur ce principe, et non plus sur des critères moraux, que Michelet va mettre en garde contre la dangerosité – physique – des livres :

 

Le premier livre vraiment fait pour la femme n’a pas encore été écrit.

[…]

Elles ne sont nullement préparées, ni par leur constitution, ni par leur éducation, à recevoir toutes sortes de nourritures indigestes. La nature, qui les réserve à un chose bien plus haute et bien plus délicate, ne leur a pas donné cette force brutale d’estomac, qui broie, subjugue le fer, la pierre, les poisons, qui tire le bon de ceux-ci, et vivrait, comme Mithridate, d’empoisonnements continuels.

Et quand je parle de poisons, je ne pense même pas aux choses immorales […]. Je parle surtout d’un monde de choses malsaines pour leur nullité même, choses vulgaires, choses inutiles, qui prosaïsent l’esprit. […]

Oh ! Un livre digne de la femme !… Où le trouverai-je ? Un livre saint, un livre tendre, mais qui ne soit pas énervant  ! un livre qui la fortifie sans l’endurcir, ni la blesser, ne la trouble pas de vains rêves ! (109-111 c.m.q.s.)

 

L’utilisation de la métaphore du livre avalé a changé de nature, il ne s’agit pas seulement de l’analogie nutrition du corps / nutrition spirituelle : le corps de la lectrice lui-même est devenu trop faible pour supporter un tel livre-aliment, « sa constitution », son estomac, ses nerfs sont mis en danger par le poison liquide et pénétrant que distillent les romans.

Ce poison des livres qui blesse, voire tue, la lectrice est certes une métaphore banale, mais elle est réinvestie dans son sens littéral jusque dans les représentations littéraires. À la fin de Madame Bovary4 , c’est un poison bien réel – l’arsenic – qu’Emma avale, mais il a le goût des romans dévorés : « Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla […]. Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d’encre continuait » (372) et s’épanchera après sa mort en un « flot de liquides noirs » (390) Si nous nous permettons un tel rapprochement, c’est que le texte de Michelet invite à un déplacement de la métaphore : le livre continue certes d’être comparé à un poison, à une nourriture indigeste, mais ses effets ne sont plus seulement psychiques ou moraux, mais physiques.

Cet infléchissement pris par la métaphore comprise de plus en plus littéralement résonne singulièrement avec les discours médicaux contemporains, ainsi que je voudrais le montrer à présent.

2. Pour une diététique de la lecture

Les discours médicaux vont sensiblement modifier l’usage de la métaphore du livre avalé au XIXe siècle, jusque dans les traités pédagogiques. Depuis Tissot à la fin du XVIIIe siècle, l’homme de lettres est devenu un patient à part entière, dont il convient de soigner les pathologies spécifiques . L’une de ses sentences est devenue célèbre chez les cliniciens : « Si votre fille lit des romans à quinze ans, elle aura des attaques de nerfs à vingt ans ». Briquet la cite par deux fois dans son célèbre Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie (112 ; 608) .

La première partie du XIXe siècle a vu s’affronter, voire co-exister, deux thèses quant aux causes de l’hystérie : la thèse utérine et la thèse neuro-cérébrale (Edelman 53). L’hésitation entre les deux a donné lieu à des solutions prophylactiques tout à fait étonnantes : dans la même partie sur l’éducation préventive de l’hystérie du traité de Briquet, les recommandations concernent tout autant le corps que l’activité intellectuelle : la lecture des romans, le thé, le café et autres excitants sont mis sur un même plan (Briquet 112). Nicole Edelman résume ainsi l’ensemble des indications préventives qu’elle relève dans un large corpus d’ouvrages cliniques :

 

Tous déconseillent la lecture de romans, l’écoute d’un certain genre de musique, la fréquentation des spectacles et des bals. Tous enfin préconisent un traitement hygiénique pour prévenir l’hystérie […]. Tous demandent d’éviter les boissons excitantes, thé, café, liqueur. (17)

 

Fait nouveau, les médecins investissent le terrain de l’éducation des femmes, interdisent la lecture de certains livres – les romans – au même titre que la consommation d’aliments excitants. Ce qui était métaphore dans les écrits pédagogiques de l’ancien régime, le discours médical en a fait une expression littérale, l’interdiction de « manger le livre » repose sur des questions d’hygiène, de bien être du corps et non plus sur des principes moraux. En déplaçant ainsi l’axiologie de la lecture-ingestion, l’interdiction de la lecture du roman acquière une force nouvelle : elle est scientifiquement fondée, quand bien même l’argumentaire des cliniciens ne repose que sur la reproduction du stéréotype que la métaphore alimentaire avait induit : Briquet par exemple, parmi les quelques quatre cents cas étudiés à la Charité, ne rencontre quasiment aucune femme alphabétisée et encore moins de lectrice boulimique. Ce qui ne l’empêchera pas de rédiger la partie prophylactique déjà mentionnée. Le roman est définitivement classé parmi les aliments qui corrompent les chairs, empoisonnent les nerfs et l’esprit de la lectrice, poison qui infecte le corps féminin et dont il convient de se prémunir. La métaphore du livre avalé et mal digéré est d’autant plus adéquate qu’il assaille le siège encore si fluctuant de l’hystérie : le ventre, les nerfs, le cerveau.

La littéralisation médicale de la métaphore du livre avalé va permettre d’instaurer une véritable diététique de la lecture, dès lors envisagée comme un concurrent des repas. Dans les journaux et ouvrages d’édification pour les jeunes filles de l’Angleterre victorienne par exemple, une série de conseils recommande que le temps consacré à la lecture soit distinct du temps des repas, pour éviter une concurrence dommageable pour le corps comme pour l’esprit :

 

a) 1st, you will never touch a novel before luncheon, 2 nd you will read such as your motherly elder sister, approves and permits ! (Flint 92)

b) While the body is busy digesting, the brain must rest from deep thought. For the same reason, it is unwise for a girl to read any book, even a novel, at meal time. (Flint 92)

 

L’intrication étroite entre nourriture du corps et nourriture pour l’esprit permet l’instauration d’un contrôle plus total encore sur la lectrice : la métaphore en se faisant chair, à l’image du livre devenu aliment, permet au contrôle des corps et des esprits de s’appuyer sur le corps médical et scientifique5.

3. Lectrice à table, lecteur digérant

De façon concomitante, les personnages de romans échappent en partie aux stéréotypes de représentation que l’on connaissait jusqu’à présent : la lectrice n’alimente plus seulement son esprit d’une nourriture douteuse, dangereuse, mais ajuste elle aussi le temps de ses lectures à celui de ses repas.

Dans Madame Bovary , si la plupart des scènes de lecture ont pour cadre la chambre, conformément au repli individuel de la lecture dans un espace intime propre à la représentation de la lecture au XIXe siècle6 , quelques scènes de lecture prennent pourtant place dans les pièces destinées aux repas et, mettant en scène lecteurs et lectrices, vont élaborer une diététique de la lecture sexuellement différenciée.

Pour Emma le livre se substitue très tôt au repas réel : l’histoire, peinte au fond des assiettes, de Mme de la Vallière constitue le deuxième « titre » évoqué dans l’histoire de ses lectures, juste après Paul et Virginie  :

 

Ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de Mme de La Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses de cœur et les pompes de la cour. (52-53)

 

Elle « dévor[e] » (77) les romans, les journaux, mais au-delà du syntagme figé, le lien entre livre et aliment constitue l’élément essentiel de certaines scènes de lecture :

 

Elle étudia dans Eugène Sue, des descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. (79)

 

Le livre devient pour Emma l’aliment nourrissant qui, assouvissant toutes les faims, concurrence, voire se substitue aux repas : il n’y a que Charles qui soit sujet du verbe « manger ». La lecture boulimique d’Emma tente de combler le vide, de satisfaire immédiatement les désirs et rencontre une diététique de la lecture masculine toute contraire, où la lecture accompagne la digestion. Dans ce même chapitre où l’on a vu Emma lire à table, voici cette fois le tableau des quelques rares lectures de Charles :

 

Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu après son dîner, mais la chaleur de l’appartement, jointe à la digestion, faisait qu’au bout de cinq minutes, il s’endormait ; et il restait là, le menton entre ses mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n’avait-elle au moins, pour mari, un de ces hommes d’ardeur taciturne, qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans […] une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait. (82-83)

 

Cette association de la lecture masculine à la digestion n’est pas le seul fait de Charles, mais on la retrouve encore lorsque Bouvard et Pécuchet se mettent à lire des romans :

 

Leur déjeuner fini, ils s’installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée ; et en face l’un de l’autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et continuaient la lecture dans la nuit. (171-172) .

 

La lecture romanesque, pour Bouvard et Pécuchet, n’est pas, comme pour la lectrice, concurrentielle de l’alimentation réelle (même si elle la restreint à la portion congrue : « dînaient en hâte ») ; concomitante de la digestion, elle semble rendre compte d’une lecture qui s’imprègnerait au plus haut point de la matière romanesque et répond à l’image de la lecture mystique comme assimilation, incorporation dans sa chair du texte sacré (leur lecture est rituelle, comme l’imparfait itératif le marque, elle a lieu à des heures spécifiques, dans un silence solennel). Elle n’en est en fait que le pastiche : la lecture digestive des personnages lecteurs de Flaubert n’est que sous le signe du bien être, de la satisfaction du corps7 . D’un côté la lecture-boulimie, la « consommation immédiate de son cœur » (Flaubert 1856 : 54)8 d’Emma correspond à un besoin de remplir l’être d’une matière idéale, mais qui, trop vite avalée et mal digérée, la conduit au désastre ; de l’autre, les lectures digestives de Charles ou de Bouvard et Pécuchet achèvent de remplir l’être pour son seul bien être physique. Au-delà pourtant de cette différence sexuelle, dans l’un et l’autre cas, l’expression « dévorer un livre » vécue littéralement n’est qu’illusion : il ne suffit pas d’avaler le livre ou de le lire en digérant pour que son contenu infuse dans l’être son essence, sa matière9 , c’est à la fois croire dans le sens le plus littéral de la métaphore, et en refuser dans le même temps sa difficulté, à savoir l’apprentissage de la dégustation, de la mastication pour digérer et faire sien le texte. Le problème des lecteurs de Flaubert c’est de toujours garder à distance, dans leur altérité, les textes d’autrui, de croire qu’ils seraient l’expression conforme du monde « réel », et de n’être pas capable d’une plus profonde intériorisation comme source de connaissance, de l’amour, pour Emma, ou de la vérité, pour Bouvard et Pécuchet.

 

Le personnage de Lamiel de Stendhal, avec lequel j’aimerais terminer, constitue un dernier cas, original, et surtout heureux, de ce sens littéral donné à la métaphore. D’emblée pour Lamiel, la lecture est associée à la consommation de sucreries, même si, au fil de son apprentissage de la lecture, le rapport livre / sucrerie va se modifier en faveur du premier. Elle commence donc par échanger les petits sous que son oncle Hautemare lui donne après chaque leçon de lecture-torture contre du pain d’épice10. Pour lors, le sucre l’emporte sur le livre comme compensation aux indigestes et amères nourritures spirituelles qu’on l’oblige à avaler. Mais dès qu’elle a découvert le « plaisir fou » de la lecture et qu’elle a dévoré tous les romans que possède son oncle, elle les porte chez l’épicier qui les lui échange contre « une demi-livre de raisins de Corinthe, l’histoire du Grand Mandrin puis celle de M. Cartouche ». Si les sucreries ne sont pas encore délaissées, elles entrent à présent à part égale avec le roman. Ce deuxième temps de lecture est marqué par l’équivalence du plaisir que procurent les histoires et les raisins secs. Dans la dernière étape de son apprentissage, Lamiel dévore Gil Blas qui fait « révolution » dans son âme de petit fille ; cette nouvelle lecture rompt l’équivalence livre / sucre en faveur du seul livre comme source de plaisir :

 

Le lendemain, elle apporta à l’épicier la vieille traduction de Virgile qui avait des images, elle refusa les figues et les raisins de Corinthe, et reçut en échange une de ces belles histoires qu’on venait de lui défendre de lire. (69)

 

Le livre est devenu l’aliment unique d’une diététique fondée sur le seul plaisir, où le plaisir de lire est devenu supérieur au plaisir du sucre. Il n’est pas pour autant question d’assimiler un savoir, ni de goûter un bon mot, ni de dévorer gloutonnement sans profit : chez Stendhal, le réinvestissement littéral de la métaphore se fait au seul profit d’une lecture féminine jamais soupçonnée de mener à l’immoralité ou à l’hystérie, mais qui est pure jouissance du texte.

Conclusion

 Le XIXe siècle marque un tournant dans l’utilisation de la métaphore du livre avalé : le discours d’interdiction et de contrôle des lectures féminines en changeant d’auteurs – on est passé du pédagogue au médecin – a aussi changé de nature ; on l’a vu, ce qui jusque là était strictement métaphorique est devenu littéral : la lectrice en dévorant des romans met en péril sa santé physique. En confondant ainsi nourriture spirituelle et nourriture matérielle et en donnant à cette confusion le glacis du discours scientifique, le contrôle exercé sur les lectures devient aussi contrôle du corps : c’est à une discipline, une diététique et une hygiène de la lecture et de l’alimentation qui va devoir se soumettre la lectrice de romans, désormais hystérique en devenir. Partout la lecture est devenue dévoration du texte, mais nulle part elle n’est plus assimilation, incorporation pour le plus grand profit : Emma avale mais ne digère pas, Charles ou Bouvard digèrent mais n’assimilent pas. Manger le livre au sens propre donne l’illusion d’une lecture qui serait nourrissante, et se révèle partout dangereuse, creuse.

C’est par le plaisir qu’il est seul possible de sortir de ce ré-investissement littéral et répressif de l’image du livre avalé. Fondamentalement, le contrôle et l’interdit pesant sur les lectures romanesques des femmes, bien que masqué par le discours médical, est resté interdit moral : interdiction de jouir du texte. Pour renverser cette mise à l’index, cette exclusion du monde de la lecture, il faut redonner à la métaphore son statut de métaphore, et redonner à la lecture son statut de plaisir supérieur, incomparable au plaisir de consommer, de manger.

 

Notes:

1 Hormis la symbolique de l’ingestion du livre qui nous intéresse ici, il est évident que cette injonction de l’Ange fait directement référence à l’Eucharistie et à l’injonction du Christ : « Prenez, mangez, ceci est mon corps » (Mat., 26 : 26) tout en reprenant la prophétie d’Ézéchiel (Éz 2 : 9). L’association parole / nourriture se fonde évidemment sur le fait que le même organe, la bouche, est en jeu dans les deux activités. Je renvoie à l’ouvrage de Marcel Jousse quant à cette profonde affinité entre la mémorisation du texte sacré et la manducation.

2 voir Michel de Certeau 66-78.

3 voir Reinhardt Wittmann 333 sq. Si la thèse de la « révolution de la lecture » à la fin du XVIIIe siècle a le mérite de la clarté, elle est néanmoins fortement nuancée par Chartier et Cavallo 33-34 : « C’est au moment même de la « révolution de la lecture » que, avec Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Goethe ou Richardson, se déploie la plus « intensive » des lectures, celle par laquelle le roman s’empare de son lecteur, l’attache à sa lettre et le gouverne, comme auparavant le texte religieux. La lecture de La Nouvelle Héloïse, de Paul et Virginie , des Souffrances du jeune Werther ou de Pamela déplace sur une forme littéraire inédite des gestes anciens. Le roman est constamment relu, su par cœur, cité et récité. Son lecteur est envahi par un texte qui l’habite. Il s’identifie aux personnages et déchiffre sa propre vie à travers les fictions des personnages. Dans cette « lecture intensive » d’un nouveau type, c’est l’entière sensibilité qui se trouve engagée. Le lecteur (qui est souvent une lectrice) ne peut retenir ni son émotion ni ses larmes […] ».

4 voir Yvan Leclerc 93 : « A propos d’Emma, lectrice à mort, il convient de reparler du poison, cliché commun à tous les discours moralisants contre les livres »

5 L’interdiction de la lecture de romans comme nourriture dangereuse pour le corps selon le discours médical, entre aussi dans la stratégie de contrôle de la sexualité au XIXe siècle telle que Michel Foucault a pu l’étudier dans La Volonté de savoir, notamment dans le cas de l’interdiction de la masturbation. Il n’est évidemment pas anodin que ce soit dans la prévention de l’hystérie que la lecture de romans soit stigmatisée. On sait à quel point les cliniciens au début du XIXe siècle, notamment quand ils adoptent la thèse du siège utérin, considèrent l’hystérie comme le signe d’une sexualité débridée ou mal réglée, dont le mariage (à savoir la sexualité contrôlée) serait l’un des facteurs de guérison. L’incidence de la lecture de romans sur cette prétendue frénésie sexuelle des hystériques serait d’échauffer leur imagination, et par là leurs sens. En dehors même des hystériques, il nous semble que l’interdit de la lecture de romans pour les femmes repose essentiellement sur le fait que le roman apporte une connaissance en matière de sexualité dont on juge préférable de les tenir éloignées.

6 voir Aragon et Nies.

7 voir Françoise Gaillard 209 : « Quand lit-on ? Après les repas, le ventre plein. La promenade est apéritive, elle creuse, elle refait l’appel du vide en soi. La lecture, elle, toujours associée à la digestion (après déjeuner, après dîner), participe de (comme elle contribue à) la béatitude physique d’un corps préalablement rassasié ».

8 Chez Emma la consommation boulimique des livres, le besoin de satisfaction immédiate jusqu’à la perte de soi semble faire se rejoindre les deux étymons souvent confondus de « consommer », entre consummare « mener à son terme, consommer » et consumere « consumer ».

9 voir Richard 121  sq . : « Bouvard et Pécuchet représentent la parodie de cette faim de l’esprit qui caractérisait leur créateur : s’instruire pour eux, c’est avaler le savoir. D’une façon analogue, Emma aime comme on dévore […]. Digestion, rumination, ces métaphores alimentaires évoquent un processus de transformation intérieure par lequel la sensation devient non plus seulement mienne, mais moi. […] Mais Emma se jette goulûment sur toutes les proies : et voulant tout immédiatement consommer, elle ne peut rien retenir ».

10 Stendhal 67 : « De son côté, le maître d’école Hautemare, fort scrupuleux sur ce devoir, la forçait à lire une heure le matin et une heure le soir […]. Cette lecture continuelle était un des supplices de la petite fille, mais quand le bon maître d’école la voyait pleurer, il lui donnait quelque monnaie pour la consoler. Malgré cet argent, bien vite échangé contre de petits pains d’épices, Lamiel abhorrait la lecture. »

 

Bibliographie :

Sandrine Aragon. Des Liseuses en péril : les images de lectrices dans les textes de fiction de La Prétieuse de l’Abbé de Pure à Madame Bovary de Flaubert (1656-1856) . Paris : Honoré Champion, 2003.

Amy B. Barnard. The Girl’s Encyclopedia. 1909, n°24.

Paul Briquet. Traité clinique et thérapeutique de l’Hystérie (1859). Toulouse : Éditions Privat, coll. « Textes fondateurs de la psychiatrie française », 1998.

Michel de Certeau. « La lecture absolue ». [in] Lucien Dällenbach et Jean Ricardou (dir.). Problèmes actuels de la lecture. Paris : Clancier-Guénaud, 1982.

Roger Chartier et Gugliemo Cavallo (dir.). Histoire de la lecture dans le monde occidental. Paris : Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1997.

Nicole Edelman. Les Métamorphoses de l’hystérique, du début du XIXe siècle à la grande guerre. Paris : La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », 2003.

François Salignac de La Mothe Fénelon. De l’éducation des filles (1687). Rennes : éd. Dianoïa, 2002.

Gustave Flaubert. Madame Bovary (1856). Paris : Le livre de Poche, 1966.

Gustave Flaubert. Bouvard et Pécuchet (1881). Paris : Le Livre de poche, 1963. 

Kate Flint. The Woman reader 1837-1914. Oxford : Clarendon Press, 1993.

Françoise Gaillard. « Sur une mise en scène de la lecture » [in] L. Dällenbach et J. Ricardou (dir.). Problèmes actuels de la lecture. Paris : Clancier-Guénaud, coll. « Bibliothèque des signes », 1982.

Girl’s Own Paper , 1883, n°4.

Marcel Jousse. L’Anthropologie du geste : La manducation de la parole. Paris : Gallimard, coll. “Voies ouvertes”, 1975.

Choderlos de Laclos. Des Femmes et de leur éducation (1783). Paris : Mille et une nuits, 2000.

Yvan Leclerc. Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle. Paris : Plon, 1991.

Jules Michelet. L’Amour (1858). [in] éd. critique de Arimadavane Govindane et Thérèse Moreau, Œuvres Complètes vol. XVIII. Paris : Flammarion, 1985.

Fritz Nies. Imagerie de la lecture, exploration d’un patrimoine millénaire de l’Occident . Paris : PUF, coll. « Perspectives Littéraires », 1995.

Jean-Pierre Richard. Littérature et sensation . Paris : Éditions du Seuil, coll. « Pierres Vives », 1954.

Stendhal. Lamiel (posthume 1889). Paris : Gallimard, « Folio », 1983.

Samuel-Auguste Tissot. De la santé des gens de lettres (1768, 2 e éd. revue en 1769). Paris : Éditions de la Différence, coll. « Essais », 1991.

Reinhardt Wittmann. « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ». [in] Roger Chartier et Gugliemo Cavallo (dir.). Op. cit.


Agrégée de Lettres Modernes et actuellement ATER à l’Université Picardie-Jules Verne, Marie Baudry achève une thèse de doctorat à Paris III sur la représentation de la lectrice et de la lecture féminine à partir d’un corpus romanesque français, anglais et hispanophone des XIXe et XXe siècles. Ce sujet lui permet de croiser les théories de la lecture et les théories du genre et a pour ambition de proposer une théorie de la lecture féminine.