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Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Julie Beaulieu

Julie Beaulieu, Université de Montréal

Pratiques Autobiographiques contemporaines des femmes :

Marguerite Duras et Agnès Varda

L'écriture autobiographique a permis à plusieurs femmes de s'inscrire dans l'histoire en tant que sujet. C'est avec l'institutionnalisation des études sur les femmes et des études féministes vers la fin des années 70 que les écrits des femmes, et par le fait même toute une tradition de l'écriture féminine, ont été (re)découverts. Au fil des siècles, les femmes s'écrivent dans leur quotidien et leur intimité, se mettent en scène pour se créer un espace (littéraire) leur assurant une voix singulière, un « je » féminin, qui prend corps et forme par et dans l'écriture. L'écriture, et particulièrement l'autobiographie, est rapidement devenue un espace pour soi, selon la célèbre formule de Virginia Woolf, un lieu dans lequel les femmes ont pu enfin trouver leur propre voix.

L'enjeu de l'autobiographie féminine est bien différent à l'aube du XXIe siècle puisque la majorité des femmes jouissent d'une place de plus en plus importante sur la scène culturelle et artistique. Certaines d'entre elles ont d'ailleurs choisi de s'interroger plus particulièrement sur l'écriture et le cinéma. Du côté anglophone (États-Unis), nous pensons entre autres à Michelle Citron (Home Movies and Other Necessary Fictions, 1999) et Christine Vachon (Shooting to Kill, 1998). Du côté francophone (Québec et France), Nicole Brossard (Journal intime, 1983), Marguerite Duras (Écrire, 1993) et Agnès Varda (Varda par Agnès, 1994) sont des exemples probants des pratiques autobiographiques actuelles. Ces formes de récits hybrides marquent tous d'une façon singulière une scission dans la tradition de l'écriture féminine et de l'autobiographie et servent à la fois à redéfinir le genre - historiquement masculin - et l'écriture (dans sa définition élargie et celle de l'écriture féminine).

Écriture et mémoire rhizomatique

Dans le texte Écrire (1993) de Marguerite Duras, l'écriture s'organise sous la forme de plusieurs fragments de texte distincts (paragraphes plus ou moins longs) qui sont étroitement liés les uns aux autres bien qu'ils ne s'intègrent pas dans une structure narrative continue et logique : le récit s'interrompt à tout moment. Du point de vue de l'organisation de la mémoire, la structure par fragment de texte se rapproche de celle du journal intime, sans utilisation d'indications temporelles susceptibles de structurer chronologiquement le récit. Duras ne guide en aucun cas le/la lecteur(rice). A-t-elle écrit son récit sans relâche, du début à la fin comme ses romans ? Ou a-t-elle simplement laissé remonter à la surface des bribes de réflexion, de souvenirs littéraires et filmiques qu'elle aurait ensuite agencées aléatoirement, sans ordre précis, comme ils surgissent à l'esprit ?

L'écriture durassienne s'organise selon une structure rhizomatique telle que la conçoivent les philosophes Deleuze et Guattari. Chacun des éléments de la toile est lié de près ou de loin aux autres de même qu'à la structure fragmentaire et fragmentée dans laquelle ils se positionnent tous sans aucune forme d'hiérarchie. L'organisation et l'ouverture du texte3 rappellent les différentes caractéristiques du rhizome : principes de connexion et d'hétérogénéité (n'importe quel thème peut être connecté avec n'importe quel autre), de multiplicité (aucun thème ne sert de pivot), de rupture asignifiante (aucune coupure signifiante entre les différents fragments de texte) et principes de cartographie et de décalcomanie (l'organisation du texte ne procède pas d'un modèle structural). Le texte Écrire est une cartographie des souvenirs durassiens sur laquelle se dessine une trajectoire rhizomatique de la mémoire, sorte de lignes de fuite qui progressent dans une évolution a-parallèle (Deleuze et Parnet 9). Chez Deleuze et Guattari, le principe de la cartographie s'explique par le fait qu'un rhizome ne peut être redevable en aucun cas d'un modèle, qu'il soit structural ou génératif. (19) En d'autres termes, la cartographie ne peut être assimilable à l'arborescence (logique binaire).

Voici quatre tentatives de cartographie thématique qui sont tout autant de possibilités de parcours de lecture dans lesquels le tout et ses parties sont intimement liés.

Rhizome 1 Rhizome 2 Rhizome 3 Rhizome 4
parole (droit de dire)
        doute
amants      
personnages
écrivaine
alcool
femme solitude
écrire
maison (lieu de l'écriture)
 
        doute
  parole (droit de dire)
personnages
amants
écrivaine
alcool       femme solitude
maison (lieu de l'écriture)
 
écrire
 
maison (lieu de l'écriture)
      femme
 
parole (droit de dire)
 
solitude
    personnages
doute
écrire       amants
écrivaine       alcool
      femme
 
solitude
écrire       amants    alcool
personnages      
parole (droit de dire)
maison (lieu de l'écriture)
 
 
doute       écrivaine

Son écriture, qui donne naissance à une pluralité d'entrées, de sorties et de traversées du texte, fonctionne dans un circuit volontairement ouvert (lignes pointillées) sur des points de fuite : vers l'au-delà de la phrase, du fragment, du texte et du sujet autobiographique. Suivant la trajectoire deleuzienne et guattarienne, nous pouvons confirmer que pour Duras « écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir » (11), comme celles du passé et du présent.

Que ce soit dans ses écrits romanesques, théâtraux ou ses réalisations cinématographiques, la mémoire fonctionne dans un réseau qui tisse des liens serrés entres les différentes écritures. L'écrit fonctionne sur le modèle de l'hypertexte : un thème en appelle toujours un second, puis un troisième, et ainsi de suite. Parce que Duras se joue du/de la lecteur(rice) en se frayant un passage aux frontières de la réalité et la fiction, les thèmes s'engendrent d'un fragment à l'autre sans qu'il y ait forcément une trajectoire linéaire logique ou hiérarchisation des idées. Cette figure rhizomatique fondamentale de l'écriture durassienne n'est pas sans rappeler la pratique de la réécriture sur laquelle repose toute son œuvre.

La solitude de l'écriture ou l'écriture d'une solitude

C'est par l'intermédiaire d'une cartographie foisonnante d'idées et d'un maillage des souvenirs livresques et filmiques que Duras définit l'écriture (féminine) et son expérience. Le fil conducteur de ce réseautage mémoriel demeure l'écriture comme pratique de (sur)vie, comme élément essentiel dans l'expérience et la connaissance de soi : l'écriture comme une façon particulière d'exister et de désirer (vivre) en tant que femme. Sans faire office de centre nerveux ou de points de relais dans l'organisation de la mémoire, deux thèmes semblent tout de même essentiels : l'écrivaine, puisqu'il s'agit d'un récit à la première personne; la solitude, puisque cet état du sujet autobiographique et ce caractère du lieu de l'écriture (la chambre noire) est indispensable à sa pratique scripturale (autobiographique et fictionnelle4) comme à son expérience de l'écriture et de sa subjectivité.

Duras pose la solitude comme condition sine qua non de l'écriture : « Mais dans la maison, on est si seule qu'on en est égaré quelque fois. C'est maintenant que je sais y être restée dix ans. Seule. Et pour écrire des livres qui m'ont fait savoir, à moi et aux autres, que j'étais l'écrivain que je suis. » (13) L'écriture est solitude, l'écrivaine est coupée du monde. L'état de solitude est le produit et le fruit de l'écriture en tant qu'acte de création; elle est aussi - et surtout - créée par l'écrivaine qui s'isole dans sa maison pour procéder à l'écriture. Duras ajoute que la solitude ne se trouve pas mais qu'on la fait (17) L'écrivaine ne semble effectivement pas pouvoir faire autrement. L'écrit se fait seul : «  Ce que je peux dire c'est que la sorte de solitude de Neaulphe a été faite par moi. Pour moi. Et que c'est seulement dans cette maison que je suis seule. Pour écrire. » (13) Par ailleurs, remarquons que dans la langue durassienne les mots «  solitude » et «  écriture » sont de véritables synonymes, des termes tout à fait interchangeables comme dans le fragment qui suit : «  Cette solitude des premiers livres je l'ai gardée. Je l'ai emmenée avec moi. Mon écriture [ma solitude] je l'ai toujours emmenée avec moi où que j'aille. À Paris. À Trouville. Ou à New York. […] »(14) La solitude dont parle Duras n'est pas banale. C'est celle de l'écrit, qui ne concerne que l'écrivain dans la mesure où l'écriture n'existe que pour soi-même et jamais pour un ou une autre : «  La solitude de l'écriture c'est une solitude sans quoi l'écrit ne se produit pas, ou il s'émiette exsangue de chercher quoi écrire encore. Perd son sang, il n'est plus reconnu par l'auteur. » (14) L'écrit ne peut se faire que dans l'isolement, dans ce qu'elle nomme la solitude réelle du corps. C'est donc confirmer, d'une certaine façon, que l'écrit passe par le corps féminin.

Paradoxalement, la vie et la mort font partie de l'expérience de l'écriture. Si, d'une part, l'écriture c'est la vie, l'écriture c'est aussi la mort, de sorte qu'elle rend possible un double mouvement qui va toujours de l'avant : l'écriture permet une (re)naissance, c'est-à-dire une naissance qui donne vie et une renaissance qui implique forcément la mort, engendrant à nouveau la vie. Ce cycle d'écriture, qui commande essentiellement les pulsions de vie et de mort (Freud), rappelle le processus même de l'écriture se repliant sur elle-même. La (ré)écriture durassienne s'inscrit dans des contextes d'intertextualité5 et d'intermédialité : lorsqu'une œuvre naît, une autre meurt, pour ensuite renaître dans une nouvelle forme6. Duras souligne que la solitude veut dire aussi ou la mort, ou le livre. La solitude rappelle à la fois son alcoolisme (lente mort), directement lié à l'acte d'écriture, et le livre, produit de l'écriture et synonyme de vie. Donc, si le livre est une naissance, être seul devant l'écriture, c'est simplement essayer de ne pas mourir. De ce double mouvement de l'écriture surgit une expérience des plus salvatrices pour l'écrivaine : « Se trouver dans un trou, au fond d'un trou, dans une solitude quasi-totale et découvrir que seule l'écriture vous sauvera. » (20) L'expression populaire « Duras et l'écrit »est littéralement la métaphore d'un couple à consonance narcissique, une métaphore qui se reflète dans l'utilisation du « Je » autobiographique; « Duras et l'écrit » comme les deux membres d'un couple qui ne font plus qu'un : Duras l'écrit.

L'abécédaire de la mémoire

Dans Varda par Agnès (1994), l'organisation des souvenirs est tout aussi fragmentaire et fragmenté que dans Écrire, bien qu'elle puisse paraître parfaitement ordonnée dans une suite logique et linéaire, telle la succession des lettres de l'alphabet. Au contraire de Duras, Varda ordonne logiquement son passé : « A comme Agnès », « A comme Anamorphose », « A comme Anges », « A comme Artistes », « B comme Bachelard », etc. Cependant, cette chronologie de la mémoire ne relève pourtant pas d'une logique «  naturelle ». Les souvenirs sont organisés non pas comme ils viennent à l'esprit, mais plutôt selon l'ordre des lettres de l'alphabet qui impose sa propre continuité linéaire. Ainsi, la réminiscence spontanée des souvenirs qui fonctionne «  […] selon la fantaisie d'une mémoire paresseuse […] » (Varda 6) ne transparaît point dans cette organisation volontairement systématisée. Si la structure de A à Z facilite la lecture, il n'en demeure pas moins que le récit mémoriel est essentiellement bouleversé par une classification qui n'est manifestement pas spontanée.

Si l'abécédaire de Varda est une forme autobiographique originale, Roland Barthes avait toutefois imaginé une structure similaire dans son autobiographie Roland Barthes par Roland Barthes (1975). Le premier quart de son texte présente des photographies et des commentaires qui font office d'un album de famille, les trois quarts restants étant divisés en fragments de texte selon un ordre alphabétique dans lequel sont répertoriés des thèmes, des sujets ou des titre divers : par exemple « Actif/réactif », « L'adjectif » , « L'aise », « Le démon de l'analogie », etc. Plus récemment, on retrouve cette façon de faire dans l'Abécédaire vidéographique de Gilles Deleuze avec Claire Parnet (1995). Chez Barthes, nous remarquons aussi une forme d'organisation chronologique de la mémoire qui n'est pas étrangère à celle de Varda. En effet, l'organisation des souvenirs est inversée et modifiée par le statut de l'auteure, à la fois photographe et cinéaste. Conséquemment, Varda accorde une place particulière à l'aspect visuel qui sert à illustrer sa vie intime, mais aussi et surtout plusieurs de ses réalisations cinématographiques. Soulignons de plus l'analogie des deux titres qui procèdent de la même façon, c'est-à-dire l'auteur(e) par l'auteur(e), et dans lesquels l'auteur(e) s'inscrit au centre de son texte, légitimant de cette façon l'autorité du « je » autobiographique : Roland Barthes par Roland Barthes et Varda par Agnès. Toutefois, la formulation « Varda par Agnès » suggère la fragmentation d'une seule et même identité : Varda, la femme cinéaste, sujet de la biographie; Agnès, l'écrivaine biographe qui fait le récit de la vie de la femme cinéaste.

Varda par Agnès se divise comme suit : suite à un subterfuge, une introduction qui n'en est pas vraiment une (ce sur quoi nous reviendrons sous peu), pas moins de vingt-cinq pages sont entièrement consacrées à l'abécédaire qui est illustré par des photographies, des dessins ou des reproductions de peinture. Une deuxième partie s'applique à recenser et à documenter les productions cinématographiques de Varda sous la forme de textes dont le contenu est à la fois intime (confidences, évocations de souvenirs, vie de familles, amours et amitiés, etc.), cinématographique (documentation sur le film, sur son métier, histoire subjective du cinéma) et informatif (entre autres le contexte social et historique des époques traversées par la cinéaste), et dans lesquels sont insérés des photographies, des dessins, des reproductions de peintures ainsi que des fragments de scénarios, de découpages techniques et de textes manuscrits. Dans cette deuxième partie, le matériel autobiographique-cinématographique est organisé selon les réalisations filmiques en noir et blanc, en couleur ou sur commande. Par la suite, Varda revisite sa carrière de cinéaste, sa vie de femme, d'épouse et de mère suivant un ordre temporel chronologique. S'il est impossible de tirer une ligne du temps de l'abécédaire, l'ensemble du volume s'organise toutefois chronologiquement selon les époques, sans pour autant indiquer d'emblée les années, les mois ni les jours comme dans la tradition du journal intime. L'organisation se fait successivement par des sujets qui, dans certains cas, mettent de l'avant des problématiques à la fois féminines et cinématographiques, ce qui résume bien les intérêts de la cinéaste : le féminin-féminisme et le cinéma en tant qu'art photographique. « Cinéma au féminin », « Portfolio », « Photographie et cinéma », « Documentaires » et « Demy et moi » en sont de bons exemples.

L'imposture d'une cinéaste ou la cinécriture littéraire

Dès les premières lignes de ce qu'elle appelle, non sans ironie, un synonyme d'introduction, Varda enfile avec un certain malaise, ou à tout le moins une certaine gêne qui reviendra à quelques reprises dans son texte, le costume de l'imposteur. Varda joue avec les mots, se joue d'une prolifération de synonymes (introduction, préambule, avant-propos, avertissement, préavis, prodrome, proème, annonce, prélude, prolégomènes, préliminaires, préface et bande-annonce), multipliant le lexique aux usages d'une introduction qui défie toute catégorie ou genre établi. La cinéaste, dont les influences sont davantage littéraires et picturales que filmiques7, crée un récit essentiellement intertextuel et intermédial dans lequel les renvois littéraires (intertextualité) et filmiques (intramédialité) seront les bases d'un récit autobiographique complètement réinventé, l'abécédaire étant, selon l'(auto)biographe, « une façon plus rassurante de commencer. » (Varda 7) Cette manifestation d'insécurité face à la page blanche ou au livre à faire témoigne du statut ambigu de l'auteure-cinéaste qui s'improvise écrivaine comme elle s'était improvisée jadis cinéaste, sans trop savoir quoi faire ni comment procéder.

Cela ne l'empêchera pas de discourir sur l'écriture de l'image en lumière (photographie) et en mouvement (cinéma), inséparables du travail de la cinéaste dans ce qu'elle définit comme la cinécriture. Pour Varda, l'écriture va au-delà de celle du scénario (écriture scripturale). Le style au cinéma se nomme la cinécriture :

(…) Un film bien écrit est également bien tourné, les acteurs sont bien choisis. Les lieux aussi. Le découpage, les mouvements, les points de vue, le rythme du tournage et du montage ont été sentis et pensés comme les choix d'un écrivain, phrases denses ou pas, type de mots, fréquence des adverbes, alinéas, parenthèses, chapitres continuant le sens du récit ou le contrariant, etc. En écriture c'est le style. Au cinéma, le style c'est l'écriture. (14)

Par conséquent, la cinécriture relève des matières de l'expression de l'image en mouvement : la mise en scène (décors, costumes et maquillages, éclairages, jeu des comédiens); la direction photo (l'arrangement fait pour l'œil de la caméra, ce qui assure ce que l'on voit d'une mise en scène); le montage (la mise en forme de l'histoire, la façon de raconter, l'ordre des grandes séquences du récit filmique); enfin, le son (paroles, bruits, trame sonore). Pour Varda, l'écriture n'est pas seulement scripturale; elle est aussi visuelle et sonore : « Pendant que je parle, j'entends un enfant qui crie, il vient chercher un ballon qui a roulé près de moi, je regrette que cet instant qui va devenir écriture ne soit pas sonore. » (29). La cinécriture, véritable écriture cinématographique, se définit inévitablement par la photographie, précurseur du cinéma et premier métier professionnel exercé par Varda; elle prend aussi racine dans la littérature, laquelle a délibérément influencé La pointe courte (Faulkner) et Sans toit ni loi (Planétarium de Nathalie Sarraute).

Comme chez Duras, l'écriture et la cinécriture sont des lieux de convergences des différentes pratiques médiatiques, littéraires, filmiques et picturales. Si nous pouvons définir l'écriture durassienne en termes d'intratextualité et d'intramédialité dans ce qu'elle a de plus narcissique (écriture autobiographie et autocitation littéraire et filmique), celle de Varda demeure essentiellement ouverte sur l'extérieur, et non pas seulement centrée sur l'autoportrait de la cinéaste. En fait, c'est par un retour sur sa vie intime qu'elle passe par ses propres réalisations, qu'elle évoque au passage la littérature, le cinéma et les arts visuels, orchestrant ainsi une construction subjective des différentes histoires. Cette façon de faire se rapproche beaucoup des techniques autobiographiques expérimentales de la cinéaste canadienne Eisha Marjara (Desperately Seeking Helen) et de l'américaine Barbara Hammer (Tender Fictions), qui produisent chacune de manière particulière une histoire subjective et personnelle du cinéma (cinéma indien pour la première et cinéma américain et tradition lesbienne pour la seconde).

Entre la solitude et la compagnie

La folie et la mort sont des thèmes qui coexistent dans le texte Écrire. L'écriture se situe manifestement à la frontière de la vie et de la mort, et par conséquent, à l'orée d'une certaine folie qui guette l'écrivaine du coin de l'œil. La conscience corporelle passe nécessairement par l'écriture qui réclame rapidement la nécessité de l'alcool. Écrire commande forcément la force du corps pour peser le poids de l'écrit, des mots, de la douleur et de la vie, car « L'écrit ça arrive comme le vent, c'est nu, c'est de l'encre, c'est l'écrit, et ça passe comme rien d'autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » (Duras 53) Et qu'est-ce que c'est la vie, l'écriture, si ce n'est pas l'inconnu, celui qui double le sujet autobiographique et se place devant comme un guide invisible, l'attirant vers lui pour la faire sombrer davantage, ou la sortir de sa noirceur ?

Si le cinéma d'Agnès Varda a donné dans le portrait et l'autoportrait, Varda par Agnès, autoportrait textuel-visuel de la cinéaste et portrait du cinéma, est aussi imprégné de sa cinécriture documentaire et de son pouvoir des images (autant littéraires que filmiques). Ce livre est la reconduction logique de son vaste projet cinématographique. Bien que les formes de l'abécédaire et de l'album de famille ne soient pas complètement nouvelles, il n'en demeure pas moins que cette autobiographie se distingue nettement d'Écrire et de la tradition de l'autobiographie littéraire, autant dans sa forme que dans son contenu. Au contraire de Duras qui définit clairement le contexte de l'écriture dans ce qu'elle appelle la solitude de l'écrit, nous sentons bien que chez Varda l'écriture se définit davantage dans son rapport à l'art et à l'esthétique. Ajoutons aussi que l'écriture se fait en famille et entre amis, dans une sorte d'invitation euphorique au dépassement de soi, comme en témoigne les nombreux souvenirs de son entourage : rendez-vous avec Brassaï pour des conseils en photographie, échange de mobiles et de photos avec Calder, rencontre de comédiens, dont la chère Delphine Seyrig, qui incarna à l'écran l'inoubliable Anne-Marie Stretter dans les films de Marguerite Duras, rencontre avec son mari Jacques Demy lors d'un festival, amour des enfants (les siens et ceux des autres), dîner avec Buñuel, etc. Elle était entourée, toujours en quête de soi à travers la médiation photographique et cinématographique de sa propre expérience et celle des autres, sous la forme d'échange, de rencontre et de dialogue. Tout porte à croire qu'elle n'a jamais connu la solitude de l'écrivain comme Duras, bien qu'elle se soit retrouvée seule, inquiète, devant ce livre à faire. Au fond, elle n'a fait que reconduire sur le mode littéraire sa façon de faire particulière, celle qui l'avait menée de la photographie au cinéma. Varda a approché l'autobiographie sans jamais penser qu'elle aurait pu sombrer, ni même se perdre dans cette inconnue qu'est l'écriture.

Notes

1 A Room of One's Own, titre de son célèbre essai considéré encore aujourd'hui comme un ouvrage essentiel de la critique littéraire féministe moderne.

2 Nous tenons à mentionner au passage l'importante production cinématographique des vingt dernières années dans laquelle les cinéastes féminines s'interrogent sur leur pratique artistique par l'intermédiaire de documentaires autobiographiques ou intimes : entre autres Desperately Seeking Helen (Eisha Marjara, 1998), El diablo nunca duerme (The Devil Never Dies) (Lourdes Portillo, 1994), Entre elle et moi (Mireille Dansereau, 1992), Tender Fictions (Barbara Hammer, 1995) et Tu as crié Let me go (Anne-Claire Poirier, 1996).

3 Dans Lector in fabula, Eco rappelle que l'auteur(e) d'un texte ouvert, au contraire du texte fermé, décide délibérément - et c'est effectivement le cas de Duras - « […] jusqu'à quel point il doit contrôler la coopération du lecteur, où il doit la susciter, la diriger, la laisser se transformer en libre aventure interprétative. […] Pour nombreuses que sont les interprétations possibles, il fera en sorte que l'une rappelle l'autre, afin que s'établisse entre elles une relation non point d'exclusion mais bien de renforcement mutuel. » (1985 : 71-72)

4 Nous pensons entre autres aux différents personnages solitaires de son œuvre, dont le célèbre vice-consul et la mendiante du cycle indien, de même la femme du Camion.

5 Dans le cas de l'œuvre de Marguerite Duras, il serait plus juste de parler d'intratextualité puisque l'écrivaine fait constamment écho à ses propres textes et réalisations.

6 Nous faisons ici allusion aux différents textes et films faisant partie du cycle indien de même qu'aux récits autobiographiques L'Amant (1984) et L'Amant de la Chine du nord (1991).

7 Lorsqu'elle tourne son premier film La pointe courte (1954), Varda possédait une expertise en photographie, une large culture littéraire ainsi qu'une vaste connaissance des arts visuels, ayant évolué à Paris dans le milieu du théâtre, de la peinture et des artisans. Toutefois, il semble qu'on y parlait très peu de cinéma à l'époque. « C'est comme cela, je l'ai dit d'ailleurs, que j'atteignis l'âge de faire mon premier film à vingt-cinq ans, sans avoir vu vingt-cinq films, ni même dix ! » (Varda 1994 : 22)

Bibliographie

Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris : Seuil, 1975.

Deleuze, Gilles, Félix Guattari. Mille Plateaux. Paris : les Éditions de Minuit, 1980.

Deleuze, Gilles, Claire Parnet. Dialogues. Paris : Flammarion (1977) 1996.

Duras, Marguerite. Écrire. Paris : Gallimard, 1993.

Smith, Alison. Agnès Varda. Manchester and New York : Manchester University Press, 1998.

Varda, Agnès. Varda par Agnès. Paris : Éditions Cahiers du cinéma et Ciné-Tamaris, 1994.