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Return to Equinoxes, Issue 3 : Printemps/Eté 2004
Article ©2004, Suzanne Jacob, Annie Bissonnette

Un entretien avec l'auteure québécoise Suzanne Jacob dans le cadre du thème
« L'écrivain sur l'écriture »

"Écrire. Pour résister à la pensée unique"

Originaire de l'Abitibi dans le Nord-Ouest québécois, Suzanne Jacob vit à Montréal. Auteure de nouvelles, de chansons, de romans, de poèmes, de dramatiques pour la télévision, elle a récemment publié deux essais sur la création et l'écriture, La Bulle d'encre (1997) et Comment pourquoi (2002)

Annie Bissonnette est étudiante au Ph.D. au Département des lettres françaises de l'Université d'Ottawa et membre du groupe de recherche sur les discours des Amériques (GRDA), basé à l'Université d'Ottawa. Sa thèse porte sur le discours des écrivains sur la création à l'aube du XXIe siècle.

Entretien avec Suzanne Jacob

Annie Bissonnette : Mme Jacob, vous avez une feuille de route impressionnante. Depuis Flore Cocon en 1978, vous n'avez cessé de publier poèmes, chansons, romans, nouvelles, récits, essais, articles, chroniques, scénarios. Plusieurs de vos ouvrages ont été édités au Seuil à Paris, les autres aux éditions du Boréal à Montréal. Vous avez gagné plusieurs prix prestigieux, dont le Prix du Gouverneur général du Canada à deux reprises (en poésie et en roman) et plusieurs de vos livres ont connu un tirage et un retentissement assez considérables. Pourtant, comme le faisait remarquer le célèbre critique québécois Gilles Marcotte, dans la courte liste des écrivains importants au Québec, on a tendance à vous oublier. Vous faites, dit-il, « bande à part dans la littérature québécoise, un peu comme si vouliez disparaître ». Comment réagissez-vous à ce genre de commentaire ?

Suzanne Jacob : Ça laisse entendre qu'il y a une bande. Quelle bande ? Les écrivains écrivent seuls. Je ne vois pas d'exception. Dans mon essai Comment pourquoi, j'essaie de montrer que l'omniprésence médiatique de l'auteur pervertit le rapport de liberté entre le livre et le lecteur en donnant à croire que l'auteur du livre n'a pas de présence réelle dans le livre.

A.B. : J'ai dédié cet entretien, parmi les nombreux thèmes que suscite votre œuvre, à l'écriture. Or, comme on sait, contrairement à d'autres traditions littéraires souvent plus anciennes, assez peu d'écrivains au Québec ont écrit sur leur écriture ou interrogé la création en dehors des journaux, carnets ou romans. Vous, vous avez publié non pas un mais deux ouvrages sur la question. Après La Bulle d'encre qui a reçu le prix de la revue Études françaises en 1997, il y a eu en 2002 Comment pourquoi à la collection « écrire » des Éditions Trois-Pistoles. Qu'est-ce qui vous inspire dans cette forme d'écriture ?

S.J. : Il y a d'abord le désir de répondre à des questions suscitées par vingt années de rencontres, d'entretiens, de conférences et d'innombrables conversations qui touchent de près ou de loin le domaine littéraire. D'autre part, il y a l'urgence de rappeler que la liberté de pensée n'est jamais une liberté acquise une fois pour toutes. La lecture m'apparaît comme le lieu par excellence où exercer et entretenir cette capacité de liberté. Le livre est le seul espace où nous puissions rencontrer sans contrainte de temps un interlocuteur.

A. B. : Dans La Bulle d'encre, vous avez fait de l'écriture et de la lecture le sujet de la fiction. En fait, La Bulle d'encre pose la question complexe du discernement du créateur. Chez un écrivain, la question du discernement évoque notamment le fait de choisir un mot plutôt qu'un autre. Car ça commence d'abord là, n'est-ce pas ?

S.J. : Oh, s'il s'agissait de discerner si on a trouvé le mot juste, ce serait assez simple. Il suffirait d'être équipé de dictionnaires. Je parle du discernement une fois le livre terminé. Qu'est-ce qui dit à l'auteur que son livre est bon ? C'est le sujet de cet essai. Dans le livre de la Genèse, Dieu créa le monde, puis, « vit que cela était bon. » Comment a-t-il fait pour voir ça, alors que rien de tel n'avait été créé pour lui servir de comparaison ? Bon ou mauvais, c'est toujours une décision prise en fonction d'une différence, et je cherchais à déterminer en rapport à quelle(s) différence(s) les écrivains trouvaient leurs livres bons.

A. B. : Dans l'avant-propos de La Bulle d'encre, est écrit ceci : « Les lecteurs qui s'aventurent ici engagent toujours dans la lecture une part d'auteur ». Qu'entendez-vous par-là exactement ?

S.J. : La part d'auteur, c'est la réponse que le lecteur apporte à ce qu'il lit. C'est la marque de sa présence dans l'univers dans lequel il entre en ouvrant un livre, livre qui va peut-être l'ouvrir lui-même, à qui il va peut-être confier quelque chose qu'il n'aurait confié à aucun autre; ou livre auquel il va résister par la révolte ou par le doute, par l'indifférence ou la fuite. Je dis que cette part est engagée en ce sens que le lecteur peut en répondre face à lui-même et face aux autres.

A.B. : « De l'imagination, il n'en faut pas pour écrire. Il n'en faut que pour imaginer ». Que signifie pour vous cette phrase surprenante de La Bulle d'encre ?

S.J. : La fiction est la condition de la réalité. Nous ne pouvons percevoir la réalité que par le biais de la fiction, c'est-à-dire du travail de l'imaginaire. Autrement dit, ce qui nous est familier, que nous appelons réel, n'est que l'habitude d'une fiction, que l'habitude de l'imagination. Chacun est équipé d'un appareil narratif qui imagine et répète sans cesse pourquoi les choses sont ce qu'elles sont. Imaginer n'est pas le job spécifique de l'écrivain. Son travail, c'est d'être attentif, c'est de rester disponible, ouvert, responsable de la forme écrite qui va faire de lui l'écrivain qu'il ne sait pas d'avance être. Duras dit : « Si on le savait, on n'écrirait pas. »

A. B. : Vous associez dans La Bulle d'encre l'écriture avec l'accident. « C'est le direct, ici, tu ne peux pas suivre la recette sur ton écran vidéo », écrivez-vous. Dans l'écriture, c'est pareil, c'est elle qui conduit […] tant pis pour toi […] » (p. 87). Je ne peux m'empêcher de penser à la technique picturale des expressionnistes américains, à Jackson Pollock notamment…

S.J. : Je pensais plutôt au Melville de Victor-Lévy Beaulieu et à La Mort de Virgile de Hermann Broch, deux livres dont je parle dans La Bulle d'encre. La route, le mouvement, le bateau qui quitte le port. En fait, il n'y a pas de marche arrière possible dans cette attraction qu'est l'écriture, cette séduction qui nous amène en terrain inconnu et à laquelle, une fois engagé, on ne veut plus résister.

A.B. : On revient à cette nécessaire ouverture et disponibilité dont vous parliez tout à l'heure ?

S.J. : On est engagé, dans les deux sens : engagé dans un passage, sur le fil ou la passerelle ou le bateau de l'histoire, et engagé au sens où on se met à répondre de sa présence à cette place-là. On est lié par ce double lien. Ce lien devient toute la liberté, toute la responsabilité.

A.B. : Dans Comment pourquoi, vous décrivez vos années d'apprentissage comme une sorte de boulimie de la lecture, si vous me permettez l'expression, écrivant que vous avaliez des rayons entiers de bibliothèques, jusqu'à ce que Pierre Jean Jouve, Marguerite Duras et Jean-Luc Godard déclenchent chez vous, - vers dix-huit ans - le sevrage. Vous avez à ce moment, dites-vous, cessé de gober, pour le dire un peu brutalement, et commencé à étudier, c'est à dire commencé à proposer votre propre réponse aux œuvres...

S.J. : Comme plusieurs écrivains de ma génération, qui n'osent pas toujours le révéler, la lecture de Pierre Jean Jouve a joué un rôle d'éveil important. Moi, ça m'a causé un véritable choc, et je pense notamment aux Aventures de Catherine Crachat et à Paulina 1880. Ces romans m'ont fait entrer de façon presque brutale dans cette responsabilité dont je ne cesse de parler, qui est le choix d'une liberté. Être libre, c'est choisir de quoi on va répondre. Pour l'écrivain, cette réponse passe par l'acte d'écrire. Godard et Duras m'ont appris ce que l'acte apparemment individuel qu'est l'acte de création avait de collectif. La langue est le territoire collectif par excellence. C'est grâce à eux si je parviens ensuite à accomplir les ruptures essentielles à l'écriture.

A.B. : Cette réponse personnelle, individuelle, nous amène à l'Obéissance, selon le titre d'un de vos romans les plus connus, et aussi un de vos thèmes favoris, l'obéissance à la grande fiction dominante de l'économie marchande. Dans La Bulle d'encre, vous parlez du désabusement des jeunes, vous vous inquiétez de leur manque d'esprit critique. Il y a beaucoup d'ironie dans ce portrait que vous faites de l'éducation et de la jeunesse d'aujourd'hui, que vous décrivez comme cherchant à connaître les règles pour réussir et répondre aux formulaires pour être conformes… pour faire coïncider leur avis avec la consigne…

S.J. : La génération actuelle, celle de la télévision, a grandi dans une société sans conversation, sans interlocuteur, autrement dit sans possibilité de développer un esprit critique. La télévision a bouleversé, je dirais bulldozer, le temps, a pris le monde entier en otage. Je ne le dis pas du tout ironiquement. Dans Rouge, mère et fils, le fils, Luc, découvre peu à peu qu'il renonce à sa liberté à chaque fois qu'il met en route son ordinateur. Il découvre qu'il a créé une présence, derrière la surface de l'écran, une présence réelle aux ordres desquels il se soumet.

A. B. : Dans un mode unidirectionnel, sans exercer sa pensée, son jugement ?

S.J. : Sans apprendre, oui, à l'exercer. On naît sans jugement. Jugement, discernement, liberté, ça n'est pas inné, ça n'est jamais acquis, ça nécessite un apprentissage et de l'exercice. Il faut faire des gammes tous les jours. Or dans ce nouveau monde concentrationnaire de l'écran, l'enfant est totalement sollicité et envahi, corps et esprit, sans aucun temps pour assimiler, pour digérer, pour faire l'apprentissage du choix. On peut le dire comme ça, l'enfant grandit « sous l'occupation » du spectacle, il est assigné au destin de spectateur. Je crois que le mutisme des adolescents est une résistance à cette occupation. Au sein de ce mutisme, chacun tente de se réapproprier un minimum d'espace vital.

A.B. : Une façon de dire non ?

S. J. : En tout cas une réaction, une manière de refus. De refus de cet assujettissement au seul destin de spectateur. Refus aussi de cette constante irruption dans son espace privé, car il ne lui en reste aucun et il doit tout inventer. Le mutisme est le combat où on revendique un territoire à soi, un territoire où on pourra résister au destin de spectateur passif qui ne cessera pas de nous attirer de manière vertigineuse. Chacun le sait bien désormais qu'à tout âge il peut sombrer dans cette passivité spectatrice et s'y laisser engloutir.

A.B. : Évidemment, pour vous, le rôle de la littérature est tout le contraire de ça. C'est aussi ce que vous exprimez lorsque vous manifestez votre crainte devant « les coureurs de potins planétaires », la psychologie des variétés, la domination du vécu, du biographique, de la confession générale dans la littérature. Vous faites écho à ce que des romanciers comme Milan Kundera dénoncent du kitsch mass-médiatique d'aujourd'hui…

S.J. : Je dis que la littérature offre le seul espace où on peut encore faire l'apprentissage de la pensée et de la liberté de pensée. Je n'en vois pas d'autres. Il y a eu le voyage jusqu'à l'invention d'internet. Après internet, il n'y a plus de voyage parce que même sur l'Himalaya, il y a un café internet d'où vous pouvez appeler à l'aide ou envoyer à votre liste d'adresses courriel une farce sur votre rencontre avec l'abominable homme des neiges.

A.B. : Si vous me permettez, je reviens un instant sur Comment pourquoi. Vous y abordez un thème intéressant, la lenteur rebutante de l'acte d'écrire qui est, au fond, la seule façon d'engendrer, de créer de la matière. N'est-ce pas évidemment un état d'esprit en contradiction avec le vacarme et l'agitation de la vie postmoderne…

S.J. : Je veux surtout parler du contraste entre l'intuition qui nous mène vers un texte. On a une idée. Elle se déploie à une vitesse extraordinaire en nous, elle paraît pouvoir s'écrire instantanément. On a le sentiment qu'elle nous brûle les doigts, tellement tout est clair et déjà écrit. Mais dès qu'on se met au travail, tout s'obscurcit. L'écriture, c'est tout le contraire de cette vitesse de l'idée. C'est lent, c'est linéaire. La langue est un matériau dur, résistant, qui exige ce que j'appelle la lenteur. Il faut s'arracher à la vitesse de la pensée, consentir à la lenteur.

A. B. : Parlant de la langue comme refuge, vous avez, dit-on, un souci extrême de la forme, qui est un peu votre empreinte, votre signature, au point où plusieurs peuvent penser, à l'instar de Gilles Marcotte, « qu'on n'a encore rien dit des livres de Suzanne Jacob si l'on a pas parlé de l'écriture ». Il parle ainsi du « mouvement vers le mot » : « […] le mot qui est aussi concret qu'une personne, une chose vivante, c'est ce qui fait, plus encore que les thèmes et les idées, la force des livres de Suzanne Jacob ». Ce mouvement vers le mot, comment le concevez-vous ?

S. J. : D'abord, je ne me vois pas du tout comme une écrivaine ayant, comme vous dites, un souci extrême de la forme. Alors là, pas du tout. Je ne suis même pas certaine de savoir ce que ça veut dire et j'ai l'impression que si j'entends dire ça d'un écrivain, je ne vais pas le lire de sitôt. Je ne travaille pas du tout dans un salon d'esthétique. Le résultat donne peut-être cette impression. Si j'en étais convaincue, je crois que je cesserais d'écrire. Je ne cherche pas à « bien écrire ». Je cherche la musique. Je cherche la tension. Le mouvement du mot, je le vois un peu comme une stratégie de la tension où le texte devient une sorte de terrain miné où un mot peut provoquer une explosion à tout moment.

A. B. : D'où vous vient cette passion des mots ?

S.J. : Je n'ai aucune passion pour les mots, ce qu'avaient mes quatre grands-parents. Oui, ils avaient ça. Ils passaient beaucoup de temps à surveiller leur langage; comme ils l'ont fait avant moi, je n'ai pas eu à le faire et je leur en suis très reconnaissante. J'ai pu me consacrer à écrire sans me mettre à devenir le flic de ma propre langue. Je n'ai aucun amour pour la langue. Je ne comprends rien à ces sentiments-là. J'ai la passion de raconter des histoires avec toute la concentration et l'intensité dont je suis capable. Lorsque j'ai terminé une histoire, je n'ai plus rien, ni concentration, ni intensité. C'est passé dans le livre.

A. B. : J'aimerais vous lire l'extrait de votre notice biographique tirée de L'Infocentre littéraire des écrivains ou L'ILE (www.litterature.org), un site Web important sur la littérature québécoise : « À la fois par le roman, la poésie, la nouvelle ou l'essai, Suzanne Jacob met en scène les rapports de la conscience individuelle à la loi, cherche où et comment s'inscrit en chacun la possibilité d'être tour à tour victime ou tortionnaire, innocent ou coupable ». Êtes-vous d'accord avec cette description un peu kafkaïenne de vos livres ?

S.J. : Mes livres posent la question de la liberté comme responsabilité. Dans L'Obéissance, la narratrice découvre que c'est le fait d'une condition de naissance commune à tous les humains, la condition de dépendance, qui inscrit en chacun la possibilité d'être ou de s'affilier aux grands bourreaux génocidaires aussi bien qu'aux petits bourreaux familiaux, ou encore d'en devenir les victimes obscurément consentantes. Flore Cocon, Laura Laur, Galatée, la Delphine de Rouge, mère et fils, cherchent le sens de l'engagement, le sens du lien au monde aujourd'hui, tente d'échapper à la complicité génocidaire qui menace aujourd'hui toute la pensée. J'écris pour prendre ma part à cette résistance à la pensée unique qui se fait souvent passer pour une charte des droits. Romans, nouvelles, essais, poèmes, oui, parlent de cette résistance.

A.B. : Cette résistance, c'est aussi la résistance de la forme ?

S.J. : [Bien sûr]. Quand j'ai l'idée d'une histoire, je ne sais pas d'avance quelle forme ça va prendre. Est-ce que ce sera un roman ? Un essai ? Un poème ? Je suis avant tout à l'écoute, attentive au développement, à la forme qui cherche à se constituer. Tout est, encore une fois, question de disponibilité.

A. B. : Pour parler de votre écriture, et je terminerai notre entretien là-dessus, Gilles Marcotte, utilise plus ou moins ces trois termes : sobriété, profondeur, musicalité. N'y a-t-il pas là, effectivement, les grandes lignes de votre parcours artistique ?

S.J. : On n'entend pas ce qui permet aux autres d'identifier notre voix parmi des milliers de voix. Duras dit ceci : « Écrire, c'est tenter de savoir ce qu'on écrirait si on écrivait. « Ça me fait plaisir, pourtant, que Gilles Marcotte parle de musicalité. Ma mère est pianiste. Je crois que ces trois mots, sobriété, profondeur, musicalité, résument la façon de ma mère de jouer Schumann.

- A Ottawa, le 17 février 2004