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Return to Equinoxes, Issue 11: Printemps/Été 2008
Article ©2008, Céline Drozd, Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes

CÉLINE DROZD, Laboratoire CERMA-Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes

Christian Marenne - Daniel Siret

POUR UNE APPROCHE SENSIBLE DE L’ARCHITECTURE, LE ROMAN NATURALISTE

Depuis une trentaine d’années, la recherche dans les écoles d’architecture françaises s’est intéressée à la question des ambiances grâce notamment à la contribution du Centre de Recherche Méthodologique d’Architecture : le CERMA. Les savoirs théoriques fondés dans ce cadre se dirigent dans deux directions complémentaires : approche sensible d’une ambiance et approche technique des ambiances. En effet, si l’ambiance d’un lieu relève d’une expérience spatiale, les phénomènes physiques qui la composent relèvent de savoirs et savoir-faire spécifiques : éclairagisme, thermique, aéraulique, acoustique, … .1 De plus, la recherche en France et en Allemagne a su se distinguer de ses voisins européens en ce qui concerne la recherche sur l’environnement construit, en dépassant le simple cadre réglementaire.2  Elle prend ainsi en compte la perception en faisant référence aux différentes expériences personnelles vécues ; c’est ce que met en avant Luc Adolphe dans la définition qu’il donne d’une ambiance : « Une ambiance architecturale ou urbaine est la synthèse, pour un individu à un moment donné, des perceptions multiples que lui suggère le milieu qui l’entoure. En ce sens, cette ambiance est unique. »3 Toutefois, l’approche sensible pose le problème de la représentation : comment représenter ce qui ne se voit pas mais se ressent ? Effectivement, l’architecte a besoin d’outils pour traduire le ressenti d’un lieu et le communiquer. C’est ainsi que nous proposons de nous inspirer de la littérature ; elle peut constituer une aide à la représentation des ambiances grâce à sa capacité évocatrice de sensations et d’émotions qui fait à la fois appel à l’imaginaire et à l’expérience personnelle. L’approche littéraire proposée ici constitue l’amorce d’une réflexion plus générale sur la question des représentations iconographiques et langagières des ambiances architecturales et sur leurs capacités à émettre des sensations et émotions. Nous avons choisi de nous intéresser au courant littéraire naturaliste connu pour ses descriptions. Il s’agit ici de montrer un exemple de description architecturale ou urbaine ayant un fort pouvoir évocateur et comprendre la manière dont elle est construite afin de chercher des pistes de rédaction à proposer à l’architecte sur lesquelles il pourra s’appuyer pour rédiger un texte évocateur de sensations. Nous supposons donc qu’il existe une méthode de description naturaliste pour tenter de l’appliquer à l’étude d’un lieu.

A propos des ambiances architecturales

L’architecte a recours à différents moyens de représentations pour donner forme à son projet et le communiquer. Néanmoins, la représentation architecturale est marquée par l’hégémonie du visuel. Le développement considérable des logiciels de modélisation depuis les années 1980 a contribué à la prédominance donnée à l’image qui ne révèle que certaines des composantes de l’architecture. En effet, l’image ne donne qu’un point de vue particulier et ne remplace pas l’expérience personnelle multi-sensorielle.4 La recherche sur les ambiances participe alors à la « réinvention de l’espace à cinq sens » par « une réhabilitation des dimensions tactiles, olfactives ou sonores de l’architecture et de la ville » selon les termes de L. Adolphe.5 Toutefois, le langage trouve sa place dans la pratique architecturale car il constitue la base de la communication  entre l’architecte et ses partenaires avant même le dessin. Il permet une organisation de la pensée pour l’architecte et a pour rôle de diminuer l’incertitude liée à la forme selon Jean-Charles Lebahar.6 De plus, l’acte descriptif permet d’apporter aux concepteurs des bâtiments et de la ville un complément aux modes de représentations traditionnels que sont les plans, coupes et maquettes.7 Le langage s’avère être un moyen plus naturel pour représenter une ambiance grâce à son caractère personnel qui laisse place à la sensation et aux émotions. C’est ainsi que la littérature, par sa maîtrise du langage, constitue une aide à la représentation des ambiances.

Le naturalisme

Le développement au XIXème siècle du capitalisme, du prolétariat, des progrès de la science et des grandes villes, distingue le naturalisme du réalisme, mouvement littéraire qui le précède, par ses ambitions sociales en proposant de nouveaux sujets et développe une investigation sur le terrain. Les naturalistes revendiquent avoir une approche scientifique avec pour objectif de détenir le « sens du réel » dont la définition, selon Zola, est de « sentir la nature et la rendre telle qu’elle est » : les personnages sont situés dans un contexte contemporain (proscription de l’historique caractéristique de la période romantique) et des noms de lieux à forte connotation sociale sont utilisés pour montrer l’influence du milieu sur le personnage. Il s’agit d’une approche déterministe qui fonctionne à la manière d’une expérience. Pour cela, les romanciers naturalistes n’hésitent pas à investir le terrain qu’ils mettent en scène à travers de longues descriptions d’ambiances architecturales pour placer leurs personnages dans un milieu défini. Comme les petits cailloux semés par le petit poucet pour retrouver son chemin dans la forêt,8 les naturalistes sèment les petits faits vrais pour retrouver le chemin de la réalité dans la fiction du roman. En plus d’une documentation édifiée à partir de faits divers tirés de journaux, d’ouvrages scientifiques et techniques, ils se constituent un fond documentaire propre en observant et en prenant des notes lors de leur visite sur les lieux. Les naturalistes sont intéressants pour leurs facultés d’observation et d’analyse : ils rendent la nature avec intensité.

Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à Emile Zola pour ses qualités d’écrivain naturaliste et de théoricien engagé qui explique et justifie sa démarche face aux nombreuses critiques que ce courant littéraire a reçues. Sa méthode consiste à mener une véritable enquête sur le terrain :pour Au Bonheur des Dames, il est allé au Bon Marché et dans les Grands Magasins du Louvre faire des croquis de plans et relever ses impressions. Il interroge les « habitués » c’est-à-dire les gens qu’il trouve sur place pour relever des anecdotes et des types de comportement qu’ils jugent caractéristiques du lieu. Edmond de Goncourt, naturaliste admiré par Zola avoue dans son Journal qu’il détient un « métier d’agent de police et de mouchard qu’il faut faire pour ramasser - et cela la plupart du temps dans des milieux répugnants - la vérité vraie avec laquelle se compose l’histoire contemporaine. »9

La méthode : sélection d’extraits descriptifs et analyse

Après avoir sélectionné dix-sept descriptions parmi les œuvres : La Curée, Le ventre de Paris, L’Assommoir, Une page d’Amour, Au bonheur des Dames, L’Œuvre (série des Rougon-Macquart) et enfin Paris (série des Trois Villes), nous proposons d’identifier des procédés d’écriture naturalistes qui seraient transposables à la pratique professionnelle de l’architecte notamment à travers la perception d’un site. Les extraits sélectionnés sont analysés grâce à un tableau commun, support rigoureux nécessaire à une analyse méthodique qui veut appliquer un procédé littéraire à une pratique professionnelle quotidienne. Il s’agit ainsi de mettre au jour des procédés d’écriture à partir de quatre thèmes : trois relèvent de l’analyse linguistique et le dernier de la notion d’ambiance architecturale. Tout d’abord, l’ancrage permet de resituer la place du narrateur et du lecteur dans la description, puis l’aspectualisation traite de l’objet décrit et de ses caractéristiques, l’assimilation relève des propriétés temporelles et constructives de la description, le thème des ambiances se rapporte à la mobilisation des capacités sensorielles. Il s’agit également de prendre en compte les éléments naturels et leur place dans la description.

Après avoir établi de manière systématique des tableaux pour chaque extrait sélectionné, il apparaît des constantes sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour développer une méthode de description naturaliste. Dans la phase d’ancrage, il apparaît que le narrateur est, soit éloigné de l’objet décrit pour donner une impression d’ensemble du lieu, soit proche pour intégrer les usages. De plus, nous remarquons que, le plus souvent, il s’agit d’une focalisation interne qui favorise l’identification : le lecteur voit et ressent tout ce que le personnage principal du roman peut voir et ressentir comme dans Le ventre de Paris, par exemple. L’espace est construit par plans verticaux successifs sous la forme d’un tableau en relief. Dans la phase d’aspectualisation, il faut noter que le narrateur utilise des verbes d’action dans les descriptions sélectionnées ; cela permet de donner vie aux éléments naturels, à tout ce qui compose l’ambiance du lieu. Quant aux champs lexicaux, nous remarquons que le narrateur joue sur les contrastes pour accentuer les sensations et émotions comme les oppositions entre des couleurs. Par exemple, dans Le ventre de Paris, les toitures bleutées des halles lors d’une nuit d’hiver s’opposent au champ lexical de la chaleur :

La tête pleine de ses inquiétudes, il monta sur sa terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d’air à la nuit chaude. L’averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d’orage emplissait encore le ciel, d’un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées étendaient sous leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée comme lui d’étoiles jaunes, par les flammes vives de gaz. […] Que de rêves il avait faits, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons ! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s’assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière ; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norvège, où glissent les patineurs ; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d’un sommeil lourd  (328).

On relève également des oppositions entre les formes décrites. Par exemple, dans La Curée, la fluidité de la Seine s’oppose à la rigidité des quais : 

A gauche, le quai Henry IV et le quai de la Rapée alignaient la même rangée de maisons, ces maisons que les gamines, vingt ans auparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes de hangars, les mêmes cheminées rougeâtre d’usines. Et, au-dessus des arbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l’adieu du soleil, lui apparut tout d’un coup comme un vieil ami. Mais ce qui la calmait, ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine, c’étaient les longues berges grises, c’était surtout la Seine, la géante, qu’elle regardait venir du bout de l’horizon, droit à elle, comme en ces heureux temps où elle avait peur de la voir grossir et monter jusqu’à la fenêtre. Elle se souvenait de leurs tendresses pour la rivière, de leur amour de sa coulée colossale, de ce frisson de l’eau grondante, s’étalant en nappe à leurs pieds, s’ouvraient autour d’elles, derrières elles, en deux bras qu’elles ne voyaient plus, et dont elles sentaient encore sa tendre et pure caresse (356).

Toujours dans le souci de représenter des sensations, la personnification, figure de rhétorique souvent utilisée par Emile Zola, fait de Paris un véritable personnage de roman. Les descriptions urbaines et architecturales ont pour but de montrer l’humeur de la ville, l’ambiance qui y règne. Ainsi, dans Une Page d’Amour, un chapitre sur cinq est consacré à décrire la capitale : les différentes conditions climatiques servent de prétexte pour une nouvelle description de la ville comme autant d’états d’âme d’un personnage de roman. Le contexte temporel est toujours précisé, les indications sont explicitement données par l’auteur :

Les deux fenêtres de la chambre étaient grandes ouvertes, et Paris, dans l’abîme qui se creusait au pied de la maison, bâtie à pic sur la hauteur, déroulait sa plaine immense. Dix heures sonnaient, la belle matinée de février avait une douceur et une odeur de printemps. […] Ce matin-là, Paris mettait une paresse souriante à s’éveiller. Une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deux rives. C’était une buée légère, comme laiteuse, que le soleil peu à peu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage épaissi se fonçait d’une teinte bleuâtre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d’une finesse extrême, poussière dorée où l’on devinait l’enfoncement des rues ; et, plus haut, des dômes et des flèches déchiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppés encore des lambeaux de la brume qu’ils trouaient. Par instants, des pans de fumée jaune se détachaient avec le coup d’aile lourd d’un oiseau géant, puis se fondaient dans l’air qui semblait les boire. Et, au-dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormie sur Paris, un ciel très pur, d’un bleu effacé, presque blanc, déployait sa voûte profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clarté blonde, du blond vague de l’enfance, se brisait en pluie, emplissait l’espace de son frisson tiède. C’était une fête, une paix souveraine et une gaîté tendre de l’infini, pendant la ville, criblée de flèches d’or, paresseuse et somnolente, ne se décidait point à se montrer sous ses dentelles  (87).

Comme on pouvait s’y attendre, la vue est le sens le plus sollicité dans les extraits sélectionnés. Cette primauté vient sans doute de la valeur esthétique que l’auteur souhaite donner aux descriptions. De plus, nous remarquons que, lorsque le narrateur se trouve loin, il accorde plus de valeur à la vue qu’aux autres sens car sa position en recul, le plus souvent en hauteur, restreint sa perception à cause des limites de portée de ses sens les moins développés : l’ouïe et l’odorat. Quant au toucher, il ne peut s’agir que d’un toucher passif qui se transmet également par la vue : la simple évocation de matériaux semble suffisante pour faire intervenir ce sens. A propos des sensations thermiques, on remarque que les perceptions directement liées au personnage comme j’ai froid, j’ai chaud sont peu courantes mais elles sont indirectement exprimées à travers les indications données à propos du climat et à propos des couleurs dominantes de la description. Dans Le ventre de Paris, Florent, perdu dans la grande capitale qu’il ne reconnaît plus après son exil, regarde les toits de Paris depuis la mansarde de sa chambre à la tombée de la nuit ; la description accentue à l’aide du vocabulaire utilisé les teintes bleutées du paysage : « grises », « lacs », « argentée », « flot »,  « ciel », « vague »,  « mer »,  « eaux »,  « ardoisée »ce qui donne un caractère froid à la description :

En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises. C’était comme des lacs endormis, au milieu desquels le reflet furtif de quelque vitre allumait la lueur argentée d’un flot. Au loin, les toits des pavillons de la boucherie et de la Vallée s’assombrissaient encore, n’étaient plus que des entassements de ténèbres reculant l’horizon. Il jouissait du grand morceau de ciel qu’il avait en face de lui, de cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieu des rues étranglées de Paris, la vision vague d’un bord de mer, avec les eaux mortes et ardoisées d’une baie, à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle. Il s’oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. » (328).

Zola ajoute dans la suite de la description des indications sur le climat : « l’air frais », « souffle d’air », « temps froids » (328). Il faut aussi signaler que l’auteur associe des mots faisant appel à différents sens pour évoquer une seule sensation comme dans La Curée où la vue est associée à l’ouie : « éclat assourdi » puis au toucher : « clarté chaude » : 

Aux deux bords, de cette bande obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place, s’allumaient, pareils à de grandes lanternes vénitiennes, hautes et bizarrement bariolées, posées régulièrement à terre, pour quelque illumination colossale. Mais, à cette heure, leur éclat assourdi se perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet n’était mis, les trottoirs s’allongeaient sans une raie d’ombre, sous une pluie de rayons qui les éclairaient d’une poussière d’or, de la clarté chaude et éclatant du plein jour  (179).

Le narrateur donne ainsi plus de poids à ce qu’il décrit et double la sensation pour une meilleure compréhension. Quant aux sons, dans ces différents extraits, ils consistent au bruit ou au silence : l’intermédiaire ne semble pas exploité par l’auteur. Cela peut sans doute s’expliquer par le procédé d’amplification par contraste. De plus, chaque vision que le narrateur donne de l’objet décrit montre la manière dont l’espace est vu par le personnage et par là même, son état psychologique, ses sentiments. Par exemple, dans Le ventre de Paris, le narrateur souligne ainsi le fait que Florent est perdu et cherche autour de lui des éléments qui lui sont connus : l’environnement semble agrandir l’espace autour du personnage comme le montre cet extrait :

Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très sombre. Paris, pareil à un pan de ciel étoilé tombé dans un coin de la terre noire, lui apparut comme sévère et fâchée de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s’appuyait au parapet, il se penchait sur la Seine roulant des flots d’encre, entre les masses épaissies des rives ; un fanal rouge, sur l’eau, le suivait d’un œil saignant. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. L’avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieues qu’il venait de faire n’étaient rien ; ce bout de route le désespérait, jamais il n’arriverait à ce sommet, couronné de ces lumières. L’avenue plate s’étendait, avec ses lignes de grands arbres et de maisons basses, ses larges trottoirs grisâtres, tachés de l’ombre des branches, les trous sombres des rues transversales, tout son silence et toutes ses ténèbres ; et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes dans ce désert de mort. Florent n’avançait plus, l’avenue s’allongeait toujours, reculait Paris au fond de la nuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur œil unique, couraient à droite et à gauche, en emportant la route ; il trébucha dans ce tournoiement ; il s’affaissa comme une masse sur les pavés  (23).

Nous remarquons que Zola superpose ses visions mythiques héritées parfois du Romantisme et parfois de clichés sociaux à la réalité objective de la ville : sa vision fait intervenir la subjectivité pour plus d’évocation de sensations dans un contexte qui paraît, lui, bien réel. Il lie les lieux aux personnages qui les décrivent comme si la sensation qui s’en dégage était liée à l’image qu’on en avait. Son travail fait appel au su : l’image que l’on se fait et au vécu : l’image que l’on voit in situ. Le narrateur mêle dans un même texte, ce qu’il peut observer devant lui et ce qu’il sait sur ce qu’il observe. Pour évoquer des sensations dans une description langagière, il semble donc intéressant de faire intervenir des notions propres au descripteur, c'est-à-dire à celui qui décrit. C’est pourquoi à partir d’un objet visible par tous sur le lieu, il est intéressant de développer un vocabulaire que le descripteur jugera lui-même lié à l’objet décrit.

Application de la méthode dans la pratique architecturale

Nous nous appuyons ainsi sur la méthode de description de Zola pour comprendre comment la question des ambiances peut être intégrée dans le récit et identifier les transpositions possibles dans la pratique actuelle du projet architectural et urbain. La rédaction n’étant pas une opération intuitive pour l’architecte qui ne détient pas une formation littéraire, la transposition va être testée par le biais d’un questionnaire dont l’objectif est de guider un architecte à décrire un site en mettant en avant ce qu’il perçoit. Le cadre imposé par une telle mise en forme est nécessaire mais la démarche se veut croissante dans la liberté laissée au descripteur. C’est ainsi que le questionnaire se compose de quatre parties : la première partie permet d’introduire le sujet, la seconde aborde la rédaction en structurant les réponses en paragraphes tandis que les deux dernières parties laissent le sujet libre dans la formulation de ses réponses : il est mis en mouvement puis nous lui demandons de faire appel à son imagination en inventant des conditions climatiques et une intrigue. De plus, pour intégrer les différents sens, la méthode proposée impose l’utilisation de verbes de mouvements dans les descriptions.

L’application s’est effectuée place du Pilori dans le centre ville nantais.10 L’objectif est d’étudier si le questionnaire a permis au descripteur de produire un texte évocateur de sensations. Le tableau mis au point pour comparer les réponses des descripteurs s’inscrit dans le prolongement de la première démarche d’analyse avec les extraits relevés dans les romans de Zola. Néanmoins, les descripteurs enquêtés étant des étudiants en architecture et non des romanciers, l’accent a été davantage mis sur le thème des ambiances.

Les descripteurs occupent la place de simples passants dans un contexte urbain dense. Les énoncés du questionnaire demandent de respecter la focalisation interne pour se rapprocher de ce qui a été précédemment observé dans les romans naturalistes. Au niveau du vocabulaire employé, nous avons le plus souvent relevé des familles de mots plutôt que des champs lexicaux mais ils correspondent en général à une image que le descripteur détient de la place. Ainsi, douze descripteurs sur treize font part de leur sensation d’animation à travers les champs lexicaux du mouvement, de la fête, de la foule, du bruit, du groupe ou encore du rythme. Deux descripteurs font également apparaître une idée d’animation mais qui se traduit par une angoisse liée à la foule et une sensation d’étouffement. La différence entre la prédominance de la vue dans le préambule du questionnaire qui demande une description du lieu de but en blanc, et l’intervention des autres sens dans les questions suivantes s’explique par la mise en condition que le questionnaire instaure petit à petit en faisant notamment développer au descripteur un vocabulaire lié au toucher, à l’ouïe et à l’odorat. Au final, cinq descripteurs sur dix-neuf confirment que le questionnaire ouvre une piste quant à son objectif de guider vers une production langagière évocatrice de sensations.11 La poursuite de ce travail par notamment l’étude des notes préliminaires des auteurs naturalistes ou par l’étude des ambiances dans les adaptations cinématographiques ou encore par l’étude de romans d’autres auteurs que Zola, permettrait de confirmer le fait que la littérature apporte à l’architecture quelque chose de plus que celle-ci ne peut assurer avec ses moyens de représentation traditionnels, en particulier dans le domaine des ambiances. De plus, il faut souligner que les résultats obtenus sont fortement liés aux conditions d’expérimentation : le choix du site ou des descripteurs pourra par la suite être modifié pour valider la méthode proposée. En effet, si le principe n’est pas remis en question, la phase d’expérimentation quant à elle, se doit d’être plus conséquente pour pouvoir en tirer des conclusions.

Il faut rappeler que la méthode proposée ici ne se donne pas pour objectif de coller une image fixe à l’espace décrit mais, au contraire, à faire ressortir les sentiments de chacun afin de laisser libre cours à la subjectivité dans une représentation de la réalité qui ne peut être juste que pour l’auteur de la description. C’est ce que l’exemple du naturalisme nous a apporté. Il est ici émis comme hypothèse que les auteurs naturalistes détiennent une méthode pour décrire la réalité qui pourrait amener à traduire des sensations observées in situ. Par sa volonté affirmée de retranscrire la réalité, le naturalisme nous apporte des procédés d’écriture qui semblent pouvoir être utilisés pour évoquer des sensations par écrit. Par une analyse sous forme de tableaux systématiques, nous avons tenté d’appliquer une méthode de rédaction « émouvante » à une pratique professionnelle qui se veut, par essence, rigoureuse mais non démunie de sentiments. La transposition des procédés d’écriture dans un questionnaire a eu pour objectif d’aider le descripteur à se servir de tous ses sens ainsi que des éléments naturels générateurs d’ambiances pour décrire un lieu. Cette production langagière, si elle atteignait son but, permettrait à l’architecte d’approfondir sa connaissance du site lors de la conception d’un projet en complétant les outils déjà mis à sa disposition pour l’étude de site. La connaissance du site d’implantation dans toutes ses composantes ainsi que la communication universelle de celle-ci permettraient à l’architecte de mieux adapter son projet à son environnement et de justifier par les composantes mêmes du site, ses choix architecturaux. De plus, dans l’étape de projet architectural, la représentation des ambiances lui permet de donner une dimension sensible au lieu qu’il conçoit par une approche multi-sensorielle. L’architecte donne non plus seulement, à voir son édifice mais le donne à ressentir pour mettre en avant tout ce qui le compose : ce qui tient du domaine du visible et au-delà.

 


Architecte d'Etat diplômée de l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Nantes (France), Céline Drozd est actuellement doctorante au sein du CERMA qui consacre ses recherches au thème des ambiances architecturales et urbaines, c'est-à-dire à l'ensemble des phénomènes physiques qui procède de la perception sensible de l'environnement construit et au confort. Le doctorat en cours portant sur la représentation des ambiances architecturales s'inscrit dans la continuité du mémoire-recherche intitulé : "La description langagière des ambiances dans l'analyse de site : l'exemple de la méthode naturaliste" dont un extrait vous est présenté ici.


NOTES


1 Voir les articles de Jean-François Augoyard :
Augoyard, Jean-François.« La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? ». Le Débat, n°65, mai-août 1991.

Augoyard Jean-François.« Eléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines ». Les Cahiers de la Recherche Architecturale, n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 13-23.

Augoyard, Jean-François. « A comme Ambiance(s) : un singulier fugace, un pluriel éparpillé ». Les Cahiers de la Recherche Architecturale et Urbaine, n°20/21, Parenthèses, mars 2007 : 33-37.

Jean-François Augoyard est directeur de recherche au CNRS et membre fondateur du CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, Grenoble, 1980). Il a été co-fondateur en 1992 de l’UMR CNRS 1563 « Ambiances architecturales et urbaines » et d’une formation doctorale sur ce thème.

2 Voir l’article de Jean-François Augoyard. « A comme Ambiance(s) : un singulier fugace, un pluriel éparpillé ». Les Cahiers de la Recherche Architecturale et Urbaine, n°20/21, mars 2007 : 33-37.

3 Voir l’article de Luc Adolphe. « La recherche sur les ambiances architecturales et urbaines ». Les Cahiers de la Recherche, n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 77-89.

4 Voir l’ouvrage de Marc Crunelle. L’architecture et nos sens. Bruxelles : ULB, 1996 : 140.  « Le fait de montrer par l’image, le dessin, la vidéo, ces constructions les « nivèlent », leur fait perdre beaucoup de leurs caractéristiques qui, lorsque nous nous trouvons dans le site réel, nous frappent directement et sont constamment présents. »

5 Voir l’article de Luc Adolphe. « La recherche sur les ambiances architecturales et urbaines ». Les Cahiers de la Recherche, n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 7-11.

6 Voir l’ouvrage de Jean-Charles Lebahar. Le Dessin d’architecte : simulation graphique et réduction d’incertitude. Roquevaire : Parenthèses, 1983.

7 Voir l’ouvrage de Lorenza Mondada. Décrire la ville. Paris : Anthropos, 2000.

8 Référence au conte de Charles Perrault de 1697 : Le Petit Poucet  dans Charles Perrault, Contes. Paris : Le Livre de Poche Classique, impr. 1990

9 Le Journal des frères Goncourt constitue un témoignage intéressant du XIXe siècle. Il a été principalement écrit par Jules jusqu'à sa mort en 1870, puis l’écriture fut poursuivie par Edmond, resté seul. Le journal dont le sous-titre est Mémoires de la vie littéraire est un ensemble de notes généralement brèves qui suivent la logique chronologique de la vie de ses auteurs. Voir l’ouvrage de Jules et Edmond de Goncourt. Journal. Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 1989.

10 La Place du Pilori est située dans le quartier du Bouffay à Nantes. Les traces de l’histoire nantaise y sont encore visibles à travers notamment la disposition urbaine en rues étroites et l’architecture de maisons à colombage du XVème siècle. Ces caractéristiques font du quartier du Bouffay, l’un des quartiers les plus attractifs pour les touristes. De plus, les restaurants, bars et crêperies participent activement à l’animation nocturne du quartier.

11 Six questionnaires remplis par différents descripteurs et jugés représentatifs des conclusions exposées ici peuvent être consultés. QUESTIONNAIRES

 


BIBLIOGRAPHIE


Adolphe,Luc. « La recherche sur les ambiances architecturales et urbaines ». Les Cahiers de la Recherche Architecturale,  n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 7-11.

Adolphe,Luc. « L’avenir dans les Ambiances… et des recherches sur celles-ci ». Les Cahiers de la Recherche Architecturale,  n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 167-170.

Augoyard, Jean-François. « La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? ». Le Débat, n°65, mai-août 1991.

--. « Eléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines ».  Les Cahiers de la Recherche Architecturale,  n°42/43, Luc Adolphe (dir.), Parenthèses, 3e trimestre 1998 : 13-23.

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-- . Le Ventre de Paris. Préface et commentaires de Gérard Gengembre. La Flèche : Pocket, coll. « Pocket classiques », impr. 1999.

-- . L’Assommoir. Notes explicatives, questionnaires, bilan, documents et parcours thématiques de Marie-Eve Thérenty. Paris : Hachette Livre, coll. « Classiques Hachette », impr. 1999.

-- . Une Page d’Amour. Edition d’Henri Mitterrand. Saint Amand : Gallimard, coll. « Folio classique », impr. 1989.

-- . Au Bonheur des Dames. Paris : Booking International, coll. « Maxi Poche Classiques Français », impr. 1994.

-- . L’œuvre. Préface, notes et dossier par Marie-Ange Voisin-Fougère. Paris : Librairie Générale Française, coll. « Classiques de poche », impr. 1996.

-- . Paris. Edition présentée, établie et annotée par Jacques Noiray. Saint-Amand : Gallimard, coll. « Folio Classique », impr. 2002.

-- . Le Roman Naturaliste. Paris : Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche classique », impr. 1999.

-- . Le Roman Expérimental. Paris : Flammarion, impr. 2006.