Equinoxes   Equinoxes Equinoxes Equinoxes

Return to Equinoxes, Issue 7:Printemps/Ete 2006
Article ©2006, Hélène Caron

Hélène Caron, Université de Toronto

les fonctions de la nourriture dans le bonheur a la queue glissante et splendide solitude d'abla farhoud

 

 

Ah, la nourriture... pour certaines personnes, ce sujet ne représente que le reflet d’une obligation quotidienne et fastidieuse sans laquelle le corps se rebelle, s’empare de l’esprit de son propriétaire et l’empêche de poursuivre ses activités en toute quiétude. Cependant, pour d’autres comme moi, toute représentation de la nourriture met l’eau à la bouche, que ce soit grâce à la littérature, à l’art visuel ou simplement aux menus détails de bonne chère racontés à autrui, évoquant ainsi festins et jouissances sensuelles. Ainsi, mes propres intérêts expliquent peut-être la raison pour laquelle j’ai été frappée par la présence de la nourriture dans les romans Le bonheur a la queue glissante1et Splendide Solitude2 d’Abla Farhoud. Le premier met en scène une femme d’origine libanaise qui effectue un retour sur sa vie vers l’âge de 68 ans, en requestionnant son silence, sa résignation et sa solitude tout en ayant comme toile de fond le choc de la rencontre des cultures libanaise et québécoise. Le deuxième roman s’éloigne de la composante culturelle pour aller vers l’universel, comme en témoigne l’anonymat de la protagoniste ; l’écriture farhoudienne est concentrée sur le cheminement intérieur de cette femme dans la cinquantaine qui s’enferme volontairement chez elle afin de poser un regard inquisiteur sur sa vie et de percer le mystère de ce qui se passe en elle.

Deux femmes âgées, deux récits autodiégétiques, deux regards sur leur propre vie : mais qu’est-ce que la nourriture a à faire avec ces romans, me demanderez-vous? En fait, les deux textes sont truffés d’anecdotes culinaires du début à la fin ; non seulement la préparation et l’ingestion d’aliments jouent-elles un rôle prépondérant, mais les moments associés à la nourriture sont tout aussi importants. L’analyse de la nourriture nous fournirait-elle une clé à la compréhension et à l’interprétation de ces deux romans? Brown (322) et Biasin (4) et Maisier (710) ont, ainsi que plusieurs autres, souligné l’importance d’exposer les messages transmis par la nourriture dans les oeuvres de fiction afin de mieux comprendre l’être humain et la société. J’utiliserai donc, dans le cadre de cet article, une approche basée sur les fonctions de la nourriture présentes dans les deux romans : les deux premières, fonction de réalisme et fonction narrative, suivent la méthode utilisée par Gian-Paolo Biasin dans son analyse de la nourriture dans les romans italiens ; les trois dernières fonctions, soit celles de communication, de transmission de la mémoire féminine et de représentation de la transformation identitaire suivront plutôt une approche de type sémiotique. Finalement, puisque plusieurs aspects du langage de la nourriture se retrouvent dans les deux romans, le cadre de l’analyse présentée ici se limitera aux moments des repas de même qu’à toute nourriture, solide et liquide, préparée et ingérée par les protagonistes.

Fonction de réalisme

Puisque tous les humains doivent se nourrir quotidiennement, il va de soi que les personnages fictifs se nourrissent aussi pour imiter la vraie vie et pour créer un lien avec leur contexte historique ou social. (Biasin 11) La nourriture que Dounia prépare et mange reflète ainsi son identité libanaise : persil, yogourt et feuilles de vigne sont entre autres au menu. De fait, les lecteurs et lectrices comprennent mieux le sentiment d’altérité que Dounia ressent au Québec lorsque ses mets libanais sont mis en juxtaposition avec les “deux tranches de pain blanc beurré avec une banane et un 7-Up” (BQG 79) de Mme Chevrette, employée au dépanneur de Salim3. Ce dîner sur le pouce, apporté jour après jour, ne change presque jamais. La nourriture pour cette Québécoise ne sert qu’à assouvir un besoin corporel, contrairement à Dounia qui met tout son être et toute sa créativité dans la préparation des repas pour nourrir le corps et l’âme de ses enfants4. Elle fait même son propre yogourt, tradition culinaire confrontée d’ailleurs par la modernité de sa fille lors de la transmission d’une recette de courgettes farcies : “Kaokab revient de la cuisine avec un air malicieux et un litre de yogourt dans chaque main. La vie moderne a quand même certains avantages. Je n’ai jamais cuisiné avec du yogourt fabriqué dans une usine.” (BQG 89) Les exemples de fonction de réalisme de la nourriture avec Kaokab et Mme Chevrette mettent surtout en lumière les oppositions farhoudiennes présentées dans le texte: entre traditions du pays d’origine et modernité du pays d’adoption, reflet du choc culturel que vivent la plupart des immigrant.e.s, entre jeunes et vieux d’une même famille séparés par un fossé générationnel, et, surtout, entre les Québecois, dépendants de la restauration rapide (“fast food”), et les Libanais, plutôt adeptes des mets de type “slow food”5.

Dans SS, la fonction de réalisme de la nourriture passe surtout par la nécessité de la protagoniste de changer son régime alimentaire afin d’alléger ses souffrances physiques et les altérations hormonales de la ménopause: “Depuis que la médecine lui avait interdit cigarette et café, ces doux moments s’étaient changés en cas de conscience, en batailles.” (SS 41) Ce passage permet aussi aux lecteurs de compatir avec le sort de la protagoniste qui doit abandonner les petits plaisirs de la vie pour le bénéfice de son corps. Pourtant, la véritable préoccupation de la protagoniste ressort plus loin: “...je changerais mon alimentation, je cesserais de fumer et de boire du café, je prendrais tous les suppléments alimentaires, les vitamines, les minéraux et les antioxydants et le thé vert et les tisanes, [...] je vieillirais quand même!” (SS 162) Ses vaines tentatives de trouver l’aliment élixir de la jeunesse et de la santé corporelle recèlent sa peur de la mort et de la vieillesse; ses soucis oscillant autour du changement de régime alimentaire et de la réception que fera son corps6 de toute nourriture ingérée reflètent ainsi la réalité du contexte nord-américain où, avec l’âge, les femmes surtout deviennent obsédées par la dégénérescence de leur corps.

Soulignons que, dans les deux romans, la fonction de réalisme de la nourriture reflète aussi une préoccupation quotidienne typiquement féminine; malgré les gains des femmes dans la sphère publique à l’échelle internationale, la sphère privée de la cuisine relève toujours pour la plupart du domaine féminin.

Fonction narrative

La fonction narrative de la nourriture approfondit celle de réalisme en cela que Farhoud, dans ses deux romans, utilise les situations sociales des repas pour faire évoluer l’intrigue, technique que Brown (329) a soulignée chez plusieurs auteurs. L’incipit de BQG relate effectivement une sorte de confrontation lors d’un repas de famille, lorsque Dounia annonce: “Le jour où je ne pourrai plus me suffire à moi-même, mettez-moi dans un hospice pour vieillards.” (BQG 9) La commotion familiale qui s’ensuit semble disparaître aussi rapidement qu’elle est apparue, sans trop marquer les personnages assis autour de la table, plus inquiets de l’absence du photographe qui devait les réunir tous sur papier pour la première fois.

Usually meals are social occasions in extratextual reality, and novelists rightly use them, in the possible worlds they create, in a narrative function, that is, to introduce characters on the scene of the narration [...] to make the characters meet [...] to follow them in their movements or in the passing of time [...]. (Biasin 13)

Et c’est d’ailleurs lors du même repas que Dounia nous introduit aux tensions qui règnent dans sa famille, en observant: “Farid et Kaokab7 ne restent pas longtemps avec la même personne. S’ils sont heureux, tant mieux. Mon mari a de la difficulté à accepter.” (BQG 13) Une lecture approfondie des tensions sous-jacentes présentées dans le repas en incipit prépare les lecteurs au déroulement de l’intrigue qui suit, la prolepse de l’hospice annonçant la fin du roman.

La fonction narrative de la nourriture, dans SS, apparaît lors de deux types de repas. Premièrement, les multiples évocations des déjeuners tranquilles du passé pris en compagnie de son ex-mari permettent le dévoilement progressif de la dépendance psychologique de la femme anonyme sur autrui8. Deuxièmement, la remémoration des repas en compagnie d’un groupe d’amies représente l’un des moyens de ponctuation du temps dans ce récit répétitif, offrant une charpente sur laquelle les pensées circulaires de la protagoniste peuvent reposer.

Fonction de communication

L’oralité et la communication sont indissociables de la nourriture selon plusieurs auteur.e.s.9 “...(eating and speaking) are fundamentally communicative acts by which man appropriates and incorporates the world.” (Brown 528) Dounia, mère silencieuse, utilise presqu’exclusivement les mets comme moyen de communication avec sa famille: “Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir...” (BQG 14) Elle tente de parler en utilisant différents ingrédients et différentes épices, améliorant constamment ses recettes. Les membres de sa famille comprennent-ils ce langage, eux qui mangent toujours rapidement? Dounia, qui n’a pas toujours communiqué de cette façon, retrouve sa voix perdue grâce à l’intermédiaire de la nourriture pour raconter sa vie à sa fille Myriam, écrivaine. “Avec du café ou du vin, des questions et de la patience, Myriam m’aidait à dérouler le fil de ma vie.” (BQG 124) Le café, utilisé pour délier les langues et pour échanger les confidences, est signe de communication dans ce roman. Dounia souligne en outre l’importance du café dans sa famille lorsqu’elle était enfant: “Ma mère était occupée à nous nourrir, à faire du café et donner à manger à ceux qui venaient voir mon père. [...] Il croyait à la parole et le café aide à parler.” (BQG 40) À la fin du roman, lorsque Dounia rêve que Salim, tendrement, la sorte dans un petit restaurant, elle lui dit: “[...] j’attends depuis si longtemps que tu m’invites pour un café en tête à tête.” (BQG 165) Ainsi, la protagoniste aura attendu vainement toute sa vie pour que son mari l’écoute vraiment. Partager un café en tête à tête dans un lieu public lui aurait permis d’affirmer et de récupérer sa voix dans la sphère publique, ce qui ne peut être accompli qu’avec l’acquiescement de son mari étant donné l’intériorisation du discours patriarcal tant chez Salim que chez Dounia.

La fonction de communication de la nourriture revêt trois aspects principaux dans SS. Premièrement, la nourriture représente un moyen d’extériorisation artistique pour la femme anonyme qui trace un parallèle entre la cuisine et la musique:

Je découpais les légumes, il multipliait les sons, je les mettais à cuire, il rassemblait les notes, en faisait une danse, un film, une pièce de théâtre, un disque. Je n’ai jamais acheté de soupes préparées ou de plats congelés, ni plus tard de musique en boîte pour le remplacer. (SS 17)

L’expression personnelle de la créativité culinaire de la protagoniste se manifeste surtout lors de la préparation de la soupe et du yogourt, qu’elle suspend de son plafond pour en faire à la fois du fromage et “un orchestre de cuisine.” (SS 79) La pratique de l’art culinaire dans sa cuisine, endroit intime et privé, rejoint sa pratique de la peinture et de l’écriture, arts tous deux exprimés dans une pièce secrète de sa maison et destinés uniquement à son intention personnelle; une certaine peur d’affirmer sa voix dans la sphère publique transpire de ces activités privées et est divulguée dans toute son ampleur dans le dénouement du roman. Deuxièmement, la femme utilise la nourriture pour communiquer avec son corps:

Il (son corps) aime les petits plats que je lui prépare, sans sucre, sans gras, avec beaucoup de fibres et de protéines végétales, bons pour sa santé. Bons pour sa santé, sinon il se fâche, et il m’envoie me balader dans les couloirs d’hôpitaux. (SS 8)

Ici, le ‘je’ de la protagoniste parle de son corps en le signifiant par ‘il’, jeu d’alternances entre instances narratives marquant la distance entre le personnage et son corps. La tentative de communication, d’apprivoisement et de rapprochement que la protagoniste effectue grâce à la nourriture porte fruit à la fin du récit lorsqu’elle se sent revivre, psychologiquement et physiquement. Troisièmement, la femme utilise la nourriture comme moyen de communication avec le monde extérieur. Par exemple, après avoir vécu plusieurs jours enfermée – de façon volontaire, soulignons-le – à l’intérieur de sa maison, elle croit à un moment devenir folle.

Elle courut à la cuisine et se mit à faire des paquets. Elle enveloppa le pain, plusieurs miches de toutes les tailles, mit les pots de fromage dans des boîtes de carton et descendit le tout sur le palier de devant qui donne sur la rue. ‘Pain et fromage à donner’, avait-elle écrit sur l’une des boîtes. (SS 80)

Cette tentative de communiquer avec l’extérieur, d’affirmer pour la première fois au monde extérieur qu’elle existe en voulant nourrir les passants est renforcée par l’image du pain, symbole de la nourriture et de la vie selon Chevalier. (118) Ce moment-clé marque d’ailleurs la transition de la femme entre son enfermement total et ses débuts d’exploration timide de la sphère publique. Le café, bien qu’il lui soit défendu, lui sert ensuite de catalyste d’ouverture à l’autre: boire ce liquide lui donne une excuse pour s’attarder dans un petit restaurant et observer les autres sans avoir à communiquer verbalement avec eux, agissant en tant qu’ “inside-outsider”. Notons cependant que l’image répugnante d’une vieille femme qui boit du café, qui fume et qui bave, altère le goût du café de la protagoniste en lui faisant prendre conscience de ce qu’elle pourrait devenir dans un avenir rapproché. Ce point tournant marque la transition d’une meilleure communication entre le personnage et son corps, surtout en ce qui a trait à la nourriture ingérée. Finalement, la fonction de communication de la nourriture dans SS se manifeste aussi autour des moments des repas, comme le démontre le dernier à venir. Ce sera effectivement lors de cette occasion entre amies que la protagoniste anonyme partagera pour la toute première fois ses écrits avec d’autres, marquant le passage de la sphère privée à la sphère publique.

Fonction de transmission de la mémoire féminine

Les deux protagonistes farhoudiennes, orphelines, souffrent de rupture de la transmission de la mémoire féminine10 : “Dans ma famille, on ne vieillit pas, on meurt. Grands-parents, tantes, oncles, père, mère, plus personne pour m’apprendre les lois de la vie.” (SS 63) L’échec de transmission de la mémoire féminine est aussi reproduite avec leurs propres enfants, puisque la femme anonyme de SS ne parle plus à sa fille depuis quelques années et Dounia avoue ceci:

Je me revois petite, sans mère, et je revois mes enfants, sans mère eux aussi. [...] Quand je suis devenue mère à mon tour, je n’étais pas là pour mes enfants. Je les ai nourris, c’est tout, je ne leur ai pas parlé, nous n’avons jamais parlé ensemble. (BQG 103)

 Cependant, des conjectures favorables à une certaine re-création du lien de transmission de la mémoire féminine apparaissent grâce à la nourriture. En effet, les femmes se transmettent d’habitude les recettes de génération en génération. Les ingrédients seuls n’ont pas de signification, c’est leur fonction de lien entre eux ainsi que les étapes à suivre qui sont critiques dans la réussite d’un plat. Ainsi, dans BQG, les connaissances de la mère sont léguées à Kaokab et presqu’aux lecteurs puisque les secrets de la préparation des fameuses courgettes sont révélés, étape par étape. Contrairement au récit de sa vie interrompu avec Myriam, Dounia partage tous ses secrets culinaires avec Kaokab et cette dernière, en rajoutant sa touche personnelle de yogourt acheté en magasin, s’approprie la recette tout en respectant les étapes principales transmises par le savoir de sa mère. La mémoire de Dounia sera évoquée chaque fois que Kaokab cuisinera ce plat de courgettes et qu’elle répétera les gestes essentiels.

La mémoire féminine transmise par les recettes de cuisine ne représente pas un phénomène nouveau en littérature. Dans Baptême de Pierre Karch, une grand-mère enseigne à sa bru comment faire un pouding aux pommes; la recette est fournie pour les lecteurs, incluant ingrédients mesurés et température de four. Dans Le voile noir d’Anny Duperrey, une recette de gâteau au chocolat transmise de génération en génération est divulguée aux lecteurs tandis qu’une recette de soupe fait de même dans La Soupe de Marguerite Andersen. Et maintenant, dans SS, le secret de la fabrication du yogourt maison est décrit avec maints détails. Ce secret a été transmis par une voisine surnommée par la femme anonyme “Mme Goodbye”; cette présence serait-elle une visite caméo de Dounia dans le récit puisque cette vieille dame ne parle ni le français, ni l’anglais, et fait du yogourt dans sa cuisine ? En répétant les gestes de Mme Goodbye, la femme ressemble à une brave sorcière au-dessus de son chaudron qui communie avec toutes les autres femmes du monde entier qui ont fait et qui font le yogourt chez elle, tout en se remémorant cette voisine maintenant déménagée:

Penchée sur son gros chaudron rempli de lait, elle voit la vieille dans la même position. “Mme Goodbye n’est pas tout à fait morte puisqu’elle existe dans mes pensées et dans ce qu’elle m’a appris.” Une énorme vague de quelque chose qu’elle n’arrive pas à nommer envahit tout son corps. (SS 44)

La transmission de la mémoire féminine n’a pas lieu entre la protagoniste de SS et sa fille, mais elle apparaît entre le personnage et la collectivité des femmes. En transmettant des recettes ou en reproduisant les recettes des autres, les femmes laissent des traces sur cette terre et ravivent aussi les souvenirs des femmes disparues. La femme anonyme a peur de la mort parce qu’elle a peur de rater sa vie et de disparaître sans laisser de traces, peut-être l’une des raisons de son absence de nom. L’émotion qu’elle ressent lorsqu’elle pense à Mme Goodbye la pousse à vouloir laisser ses propres traces, à partager éventuellement ses écrits et à habiter l’espace public.

Fonction de représentation de transformation identitaire

La dernière fonction de la nourriture dans les romans BQG et SS à être analysée est reliée à l’espace identitaire des personnages et à leur transformation.

...narrators almost without exception use food to describe the man; it would hardly be an exaggeration to say that of all the signs associated with the culinary in fiction food serves as the prevalent marker of character. (Brown 330)

Dounia, au début du roman, ne parle presque pas et ne communique vraiment qu’avec la nourriture. Elle arrive toutefois à retrouver sa voix grâce à Myriam qui écrit un livre sur elle. Dounia utilise de moins en moins le langage de la nourriture au fur et à mesure que ses paroles s’affirment, celles-ci recevant respect après toutes ces années de silence. Lorsqu’arrive le moment de parler de la maladie d’Abdallah, de divulguer le coup de pied de Salim reçu au visage et sa résignation subséquente, Dounia refuse de poursuivre le récit. Elle se réfugie à nouveau dans le mutisme, retrouve son train-train quotidien, sa cuisine et surtout le langage non-verbal de la nourriture: “Depuis que je ne vais plus chez Myriam, j’ai repris mes petites habitudes: je change les meubles de place [...]; je fais à manger...” (BQG 137) Dounia, incapable de révéler les atrocités du passé et se résignant à la honte et à son sort, prouve qu’elle a intériorisé le discours patriarcal: seule la mort qui la cueillera à l’hospice pourra la délivrer de son fardeau.

La transformation identitaire de la femme anonyme se remarque par ce qu’elle ingère. La maxime “Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es” (Brillat-Savarin 37) s’avère révélatrice du passé et de l’avenir dans son cas. En effet, au début du roman, elle semble ingurgiter des tasses et des tasses de café, cette boisson étant étroitement reliée aux souvenirs de son mariage dissolu et plus particulièrement à ceux de son mari: “Elle but son café avec beaucoup de lait et de sucre comme (son mari) l’aimait.” (138) Elle avoue par la suite ne jamais avoir eu le courage de s’habiter au courant de sa vie, s’occupant des autres pour meubler le vide de sa vie. Cependant, sa transformation identitaire et son délaissement du passé ressortent grâce aux changements alimentaires qu’elle s’impose: “Tisane à la place du café, dix cigarettes, c’est mieux que vingt, viande blanche préférable à la viande rouge, c’est ce qu’on dit, fruits entiers au lieu de jus de fruits pour les fibres, et légumes, légumes, légumes. Je commence à changer mes habitudes.” (180) La fonction de la nourriture comme révélateur de la progression identitaire se voit aussi au niveau des repas qu’elle partage avec son groupe d’amies, bien qu’ils ne soient pas décrits dans le menu détail mais plutôt mentionnés à divers endroits dans le texte. Le mari participe au premier repas et prend toute la place avec sa musique, tandis que le silence et les capacités d’écoute de la femme anonyme sont mis en relief lors des repas suivants. Enfin, l’anticipation règne pour le dernier festin où la protagoniste partagera enfin, pour la première fois, ses écrits avec ses amies11. Elle a enfin choisi de vivre sa vie et de se tourner vers le présent et l’avenir.

Conclusion

L’analyse des fonctions de la nourriture dans BQG et SS ont permis de soulever certains des mécanismes mis en place par Farhoud. Cependant, la richesse du thème de la nourriture est loin d’avoir été épuisée dans cette analyse concentrée sur la préparation des aliments et sur leur consommation; d’autres recherches, portant par exemple sur le rapport entre le corps et la nourriture ou sur les lieux de la nourriture, s’avèrent nécessaires afin d’approfondir notre compréhension et notre interprétation de ces textes et des protagonistes.

 

Notes:

1 Veuillez noter que j’utiliserai l’acronyme BQG pour désigner le roman Le bonheur a la queue glissante dans cet article.

2 Veuillez noter que j’utiliserai l’acronyme SS pour désigner le roman Splendide Solitude dans cet article.

3 Salim : mari de Dounia.

4 “Mes mains nues et propres touchent la nourriture que mes enfants vont manger. C’est ma façon de leur faire du bien, je ne peux pas grand-chose, mais ça, je le peux.” (BQG 15) Puisque ce passage suit de près celui où Dounia déclare qu’elle communique son amour à ses enfants par le biais de sa nourriture, je l’ai interprété comme voulant dire que les mets préparés par Dounia nourrissent à la fois le corps et l’âme de ceux qui les mangent.

5 “Enough with tasteless tomatoes and enough with homogeneous fast food. Bring on the opposite, or ‘Slow Food,’ as the movement founded in Italy by Carlo Petrini in 1986 is called.” (Green Living – The E-Magazine Handbook for Living Lightly on the Earth, New York, Plume, 2005, 5). Le mouvement de “slow food” s’accorde ainsi avec les méthodes culinaires de Dounia en favorisant des aliments frais et une préparation à la maison. Notons que le parallèle entre Dounia, le Liban et le “slow food” s’arrête toutefois à la préparation des aliments puisque ce mouvement social préconise la convivialité, la célébration et le partage des repas (Brian Halweil, Eat Here : Reclaiming Homegrown Pleasures in a Global Supermarket, New York, W.W.Norton, 2004, p.150) dans une atmosphère décontractée – ce qui n’est vraiment pas le cas dans la famille de Dounia.

6 Une analyse plus approfondie de la communication entre le corps de la protagoniste et la nourriture paraît plus loin, dan s la section Fonction de communication.

7 Farid et Kaokab sont deux de ses enfants.

8 “En attendant que le sifflement de la cafetière se fasse entendre, elle reprit une cigarette , marcha et revint s’asseoir au bout de la table, là où il s’asseyait. Peu à peu, elle retrouva ses gestes à lui, sa façon à lui de fumer en tenant sa cigarette entre le pouce et l’index de la main droite, de mettre son bras gauche sur le dossier de la chaise, d’allonger ses longues jambes, le corps en biais, jambe droite plus avancée, main gauche soutenant sa tête penchée, et le torse tourné vers elle. Elle but son café avec beaucoup de lait et de sucre comme il l’aimait.” (SS 138) On voit ici le désir de la protagoniste de retrouver ces matins tranquilles qui lui semblaient si heureux, de re-devenir l’image de son mari, de ne pas avoir à s’habiter.

9 Nommons Biasin, Mervaud, Brown et Brillat-Savarin entre autres.

10 Voir l’article de Lucie Lequin, “Abla Farhoud et la fragilité du bonheur,” pour une analyse en profondeur de la situation de rupture de filiation des personnages.

11 La transformation identitaire du personnage sera aussi vue plus loin dans la section Fonction de transformation identitaire.

 

Bibliographie

Andersen, Marguerite. La Soupe. Sudbury: Prise de parole, 1995.

Biasin, Gian-Paolo. The flavors of modernity: Food and the novel. New Jersey: Princeton University Press, 1993.

Brillat-Savarin. Physiologie du goût. (1826, 1ère édition). Paris : Hermann, 1975.

Brown, James W. “On the Semiogenesis of Fictional Meals.” Romanic Review 69 (1978): 322-335.

Chevalier, Jean & Alain Gheerbrant. Dictionary of Symbols. (Transl. John Buchanan-Brown). Paris: Robert Laffont, 1982.

Duperey, Anny. Le voile noir. Paris: Éditions du Seuil, 1992.

Farhoud, Abla. Le bonheur a la queue glissante. Montréal: l’Hexagone, 1998.

------------------. Splendide Solitude. Montréal: l’Hexagone, 2001.

Karch, Pierre Paul. Baptême. Sudbury, Ontario: Prise de Parole, 1982.

Lequin, Lucie. “Abla Farhoud et la fragilité du bonheur.” Rocky Mountain E-Review of Language and Literature 58, 1 (Spring 2004). Tiré du site web http://rmmla.wsu.edu/ereview/58.1/articles/lequin.asp

Maisier, Véronique. “La Nourriture comme miroir de l’âme et du corps chez Albert Cohen.” The French Review 73, 4 (March 2000): 710-722.


Après avoir obtenu un bac en administration de l'université Concordia et travaillé en ventes & marketing pendant 10 ans, Hélène Caron a pris la décision de retourner à ses premiers amours - la littérature francaise.  Elle est donc retournée sur les bancs d'école, à l'université McMaster tout d'abord, où elle a obtenu en 2005 une maîtrise en littérature francaise avec une thèse portant sur la transformation identitaire de deux personnages féminins d'Abla Farhoud, puis à l'université de Toronto, où elle complète à présent sa première année au niveau du doctorat.  Sa thèse portera sur les fonctions de la nourriture dans les romans francophones.