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Return to Equinoxes, Issue 7:Printemps/Ete 2006
Article ©2006, Laëtitia Desanti

 

Laëtitia Desanti, Université McGill

consommation du texte romanesque et voyage au pays des objets chez georges perec et nathalie sarraute

 

L’avènement de la société de consommation a eu un impact considérable sur la relation du consommateur à l’objet. Selon Jean Baudrillard : « […] il [le consommateur] ne se réfère plus à tel objet dans son utilité spécifique, mais à un ensemble d’objets dans sa signification totale »1. Ce phénomène, défini par les sociologues, ne passe pas inaperçu dans les textes littéraires des années soixante. On pense plus particulièrement à la production romanesque avant-gardiste, laquelle remet en question radicalement le genre du roman. Auteurs et lecteurs « se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre […]. Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon »2.

Les textes que nous avons choisis ici- Nathalie Sarraute, Le Planétarium, Vous les entendez ? et Georges Perec, Les Choses, La Vie mode d’emploi- sont littéralement envahis par les objets. En cela, ils peuvent paraître appartenir à une littérature romanesque, reflet de la société de consommation dans laquelle l’inflation des objets est le corollaire de la disparition du personnage. Remettant en cause les limites mêmes des objets, l’un et l’autre des écrivains questionnent la légitimité du roman. Or, nous pensons que les principaux rouages qui définissent la consommation servent indirectement à ces auteurs pour mettre en question le roman et aller au-delà de ses frontières. En cela, ils cherchent à déconditionner le lecteur et l’écrivain par rapport aux textes traditionnels, lesquels utilisent des artifices romanesques pour plaire au lecteur. Les romanciers voient dans le système de consommation tel qu’il est décrit par les sociologues une sorte de repoussoir pour se donner une identité littéraire. L’expérience du franchissement des limites du roman définit ainsi un nouvel art romanesque alors que, paradoxalement, ce romanesque s’oppose au roman en ce qu’il le conteste. Sarraute et Perec exploitent ainsi cette tension pour mettre en valeur une nouvelle appréhension du quotidien représenté par les objets et, par conséquent, un autre rapport au texte romanesque.

L’appréhension du quotidien, on le sait, a déjà fait maintes fois l’objet du roman traditionnel. Les objets ont toujours été présents dans le roman, surtout quand il se réclame du réalisme. Au XIX e siècle notamment, les objets qui entourent les personnages du roman révèlent leurs pensées mais aussi leurs goûts, leurs préjugés, les besoins de chaque milieu social en matière de décoration et d’ameublement. Seulement, ces inventaires de choses sont uniquement vus de l’extérieur. Comme le dit Michael Sheringham, « le quotidien est appréhendé à travers ses signes visibles, dans un esprit plutôt quantitatif et idéologique »3. Le narrateur omniscient de la Comédie humaine fait ainsi parler tous les objets qu’il décrit pour mieux comprendre les personnages. L’extériorité des objets donne directement accès à l’intériorité des protagonistes. C’est une réalité bien vivante que Balzac nous décrit car elle correspond à une manière spécifique de penser et de consommer le texte dans la seconde moitié du XIX e siècle. Robbe-Grillet va dans ce sens lorsqu’il explique en quoi les objets sont rassurants chez Balzac : « […] ils appartenaient à un monde dont l’homme était le maître ; ces objets étaient des biens, des propriétés, qu’il ne s’agissait que de posséder, de conserver ou d’acquérir »4. Les objets étaient à cette époque entre les mains des hommes qui dominaient et maîtrisaient leur production, un peu à l’image de l’horloge dont parle Baudrillard dans Le Système des objets : elle est « le plus extraordinaire raccourci symbolique de la domesticité bourgeoise » et c’est ce qui en fait « ce qu’il y a de plus rassurant au monde » 5.

Au XX e siècle, et plus spécifiquement dans sa seconde moitié, le rapport à l’objet change. La présence de l’homme derrière les objets s’efface, les objets n’ont plus d’âme. L’homme, d’après Baudrillard, n’est plus lié viscéralement à eux par le biais d’une relation anthropomorphique (le tic tac de l’horloge mime les battements du cœur par exemple) : « C’est la fin de l’ordre de nature […]. Le projet vécu d’une société technique, c’est la remise en cause de l’idée même de Genèse, c’est l’omission des origines, du sens donné et des "essences" dont les bons vieux meubles furent encore des symboles concrets… »6. Ces facteurs ne sont pas sans incidence sur le roman, qui, à son tour, rejette toute intervention omnisciente d’un auteur-narrateur. Celui-ci, descendu de son pied d’estal, n’impose plus sa vision. Il va jusqu’à montrer les ruses, les trompe-l’œil auxquels il a recours pour fabriquer ses romans et dénonce ainsi l’asservissement du lecteur à un type de texte romanesque. On assiste de ce fait à de nouvelles expérimentations formelles et poétiques opérées par une vague de romanciers liés à l’Avant-Garde. On pense à Robbe-Grillet mais aussi à Butor, Simon, etc. Parmi eux, Sarraute et Perec, dessinent une nouvelle pratique de l’écriture romanesque et de ses possibilités en accordant une place prépondérante aux objets. Plutôt que de les représenter comme des entités transparentes (supports des intrigues et des personnages), les objets sont désormais opaques. Ils ne s’offrent plus de la même manière au lecteur habitué à déchiffrer facilement leur langage.

Ainsi, les nombreux objets présents dans les romans de Perec et Sarraute ne paraissent faire autre chose qu’ « être là » selon la célèbre formule de Robbe-Grillet à propos du statut de l’objet dans ses romans. Les descriptions d’objets prolifèrent. On le voit dès l’incipit des romans, celui des Choses :

 

« L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. […] A gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle » 7.

 

Dès les premières lignes du roman, on se heurte à un inventaire de commissaire-priseur répertoriant les moindres caractéristiques des objets : matières, couleurs, formes, mesures… Pourtant, aucun des objets ne représente un symbole ou n’est investi de projets : « […] nulle relation humaine n’est inscrite dans les choses : tout y est signe, et signe pur »8. De même dans Le Planétarium :

 

« Non vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à redire, c’est parfait… une vraie surprise, une chance… une harmonie exquise, ce rideau de velours, un velours très épais, du velours de laine de première qualité, d’un vert profond, sobre et discret… et d’un ton chaud, en même temps lumineux… Une merveille contre ce mur beige aux reflets dorés… Et ce mur… Quelle réussite… On dirait une peau… Il a la douceur d’une peau de chamois… »9.

 

Tous ces traits particuliers sont amplifiés, répétés. Encombrant le roman, ils délimitent un espace précis, fermé et laisse le lecteur asphyxié par ce trop-plein d’objets.

Ces objets n’ont aucune histoire et cet aspect n’aide pas à comprendre l’univers romanesque avec lequel le lecteur devra composer. Le face à face avec cette masse démentielle et immobile suggère une rupture avec les objets qui possèdent habituellement une fonction déterminée. Le lecteur recherche vainement une marque typée qui s’opposerait à l’anonyme fadeur de la production en série à laquelle on le confronte désormais. Pure perte de temps : les objets, défonctionnalisés demeurent implacables. N’importe quel chapitre de La Vie mode d’emploi illustrerait cette constatation :

 

«[…] les cinq étagères croulent sous un amoncellement de bibelots, decuriosités et de gadgets : des objets kitsch venus du concours Lépine des années trente : un épluche-patates, un fouet à mayonnaise avec un petit entonnoir laissant tomber l’huile goutte à goutte, un instrument pour couper les œufs durs en tranches minces, un autre pour faire des coquilles de beurre, une sorte de vilebrequin horriblement compliqué n’étant sans doute qu’un tire-bouchon perfectionné ;des ready-made d’inspiration surréaliste- une baguette de pain complètement argentée- ou pop : une boîte de seven-up ; des fleurs séchées mises sous verre dans des petits décors romantiques ou rococo en carton peint et en tissu, charmants trompe-l’œil dont chaque détail est minutieusement reproduit, aussi bien un napperon de dentelle sur un guéridon haut de deux centimètres qu’un parquet à bâtons rompus dont chaque latte ne mesure pas plus de deux millimètres…»10.

 

Le lecteur n’a ici d’autre choix que d’entretenir une relation de consommation au texte par l’intermédiaire de ces objets qui défilent. Ceux-ci sont en effet tous mis au même niveau. La relation se déroule et s’abolit dans chaque objet devenu uniquement un signe au sein d’une totalité écrasante. Poussé à l’extrême, l’excès d’être-là des objets n’est pas sans rappeler certaines des caractéristiques du fonctionnement même de la société de consommation. Les romanciers reprennent le fonctionnement du système instauré par la consommation pour l’exprimer avec leurs propres techniques romanesques car, derrière cette lisière incontestable d’objets, derrière tous ces excès, s’étend en réalité un champ infini de possibles pour le roman. C’est, du moins, ce que traduisent l’emballement des énumérations ainsi que les proliférations de points de vue à l’égard des choses.

A l’image de Jérôme et Sylvie des Choses, le romancier comme son lecteur désirent ce qu’ils ne parviennent jamais à atteindre :

 

«  Dans le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu’on ne pouvait acquérir. Ce n’était pas eux qui l’avaient décrété : c’était une loi de la civilisation, une donnée de fait dont la publicité en général, les magasines, l’art des étalages, le spectacle de la rue et même, sous un certain aspect, l’ensemble des productions communément appelées culturelles, étaient les expressions les plus conformes  »11.

 

On pourrait ainsi établir un parallèle entre les principes de fonctionnement de la société de consommation et ceux qui régissent le roman car ce dernier, libre de se déployer sans contraintes de temps ou d’espace n’a de cesse de vouloir épuiser les possibles du monde :

 

« De la quantité inépuisable à l’expansion infinie, le roman procure le sentiment de l’insaisissable, expérience d’une privation mais aussi excitation des sens… »12. Des mondes inconnus et non explorés se succèdent en un flot ininterrompu comme tous ces objets que la révolution technologique propose à la consommation des classes moyennes ou populaires. La compulsion entraîne le consommateur dans une quête sans fin : le désir non-assouvi d’un objet idéal. Plus on s’en rapproche, plus l’objet devient inabordable. Dans Les Choses, Perec décrit un jeune couple exactement dans cette situation : « Ils parlaient, et, tout en parlant, ils ressentaient tout ce qu’il y avait en eux d’impossible, d’inaccessible, de misérable »13. L’ajournement constant du désir relève d’un manque. Nathalie Sarraute illustre très bien ce manque, ce vide qui demeure sous les lieux communs du langage. S’en suit alors des séries de clichés qui ressemblent fort à ceux véhiculés par la société de consommation. Ils nous montrent en quoi le langage de la consommation opère une manipulation des signes :

 

« Vous regardez nos fauteuils neufs ? […]C’est un tapissier qui travaille à la perfection… Il fournit les meilleurs cuirs… Un ancien ouvrier de chez Maple… Inusable… […] solide, inusable, un cuir superbe. Elle avait passé la main sur l’accoudoir, elle avait tâté le coussin, souple, soyeux, le dossier d’une forme confortable et sobre, dans le meilleur goût anglais…  » 14.

 

A l’exemple des romanciers dont l’ambition était de restituer la totalité du monde (Balzac voulait faire concurrence à l’état civil, Zola voulait peindre l’histoire sociale de toute une famille), Perec veut, pour sa part, faire concurrence au dictionnaire ou à l’encyclopédie. Le romancier, de manière générale, est toujours à la poursuite d’une réalité inconnue, le monde n’est jamais trop grand pour lui et chaque description d’objet est une image du travail de l’écrivain, de sa mégalomanie. Seulement, plutôt que de faire croire à la représentation illusoire de la totalité, nos romanciers dénoncent cette illusion en s’empressant de montrer les ficelles avec lesquelles ils composent leurs romans. C’est dans ce sens qu’ils pourront rétablir avec le lecteur une communication « artisanale » et non « industrielle », non définitive, produite dans la droite lignée de ce qui précède. La place qu’occupent les objets dans ces romans relève d’une réflexion sur la manière d’écrire les romans et c’est pourquoi nous avons souligné la dimension artisanale de la communication : les écrivains cherchent à nous faire ressentir le travail de l’écriture qu’ils investissent sur l’objet au moment même où ils le représentent. Les lecteurs, de leur côté, devront s’impliquer dans le décryptage des textes. L’écriture du roman est ainsi entraînée vers une nouvelle aventure de l’imaginaire. Celle-ci permet au lecteur d’entreprendre un voyage romanesque dont le point de départ se situe dans l’excès du roman, plus précisément dans la démultiplication infinie des objets. Le voyage s’inscrit à contre-courant du roman dans la mesure où il va au-delà de ses frontières. En accumulant les objets, les romanciers illimitent le quotidien, lequel se transforme du même coup en un espace approximatif et déformé. Chez Sarraute, il s’agit de mettre au jour un moment démesurément agrandi comme si on l’observait au microscope. Dans le roman Vous les entendez ?, l’espace est occupé par un objet esthétique en particulier : une petite sculpture précolombienne. Si tout le sujet du livre tend à se focaliser sur cette sculpture, l’objet n’a pas réellement d’importance. En revanche, l’intérêt du roman repose sur la série de mouvements que l’objet fait naître sous forme d’une prolifération d’images poétiques. Les points de vue se succèdent sans discontinuer et il devient difficile de se repérer. Ainsi, tour à tour, la statue est vue de façon positive, solide, garante des valeurs de l’art, de la culture par un père :

 

« Une drôle de bête, n’est-ce-pas ? Sa main suit les contours, flatte ses flancs lourds… Je me demande ce que c’est… peut-être un puma, mais pourtant… non elle ne ressemble à rien… voyez ces pattes, et ces énormes oreilles en formes de conques… c’est une bête mythique plutôt… un objet religieux… personne n’a jamais pu dire… »15.

 

ou de façon négative par ses enfants qui :

 

« […] possèdent une énorme puissance… Un seul rayon invisible émis par eux peut faire de cette lourde pierre une chose creuse, toute molle… il suffit d’un regard. Même pas un regard, un silence suffit… »16

 

Il y a dans cette démultiplication d’images une volonté de repousser à l’infini un moment infime. On voit bien que par ces procédés, Sarraute cherche à traquer les possibles pour nous faire décoller du réel. Pour ce faire, la romancière emploie la technique, devenue classique pour le Nouveau Roman. Elle consiste à présenter plusieurs versions d’une même scène. Il s’agit là non pas d’une réalité objective mais subjective, susceptible d’interprétations variées qui permet de s’échapper hors d’un cadre fixe. Avec une technique différente, on retrouve des procédés d’accumulation dans l’univers romanesque perecquien. Enumérant les plus petits objets dans lesquels vivent ses personnages, le romancier donne à son lecteur le sentiment d’aller très loin dans la boulimie des mots. Ce faisant, le roman éclate en une multitude de microcosmes et le lecteur n’a d’autre choix que de se laisser porter. On est aspiré sans fin comme dans cette affiche de :

 

« quatre moines […] autour d’un camembert sur l’étiquette duquel quatre moines […] -les mêmes- sont de nouveau attablés » 17.

 

La scène se répète, distinctement, jusqu’à la quatrième fois   et les objets se multiplient sans répit. 

C’est un peu comme si on entrevoyait une région que l’on n’atteindra jamais. L’approche méticuleuse des objets conduit à une sorte d’échappée sans fin où les perspectives se déploient. Le réel se scinde alors dans toute son épaisseur pour produire un monde inventé, fictif, autonome et romanesque. Inéluctablement attiré par cet ailleurs prometteur, le lecteur est rapidement pris dans un vertige majuscule par lequel l’imaginaire s’empare de tout comme pour ce couple dans La Vie mode d’emploi qui, en dérobant en public des objets de grande valeur, ressentait : « une ivresse libidinale qui devint très vite leur raison de vivre ». C’est ainsi qu’ils ne purent s’empêcher de voler :

 

« […] un grand samovar en argent chez la comtesse de Melan, une esquisse du Pérugin chez le nonce du Pape, l’épingle à cravate du directeur général de la Banque du Hainaut, et le manuscrit presque complet des Mémoires sur la vie de Jean Racine, par son fils Louis, chez le chef du ministre de L’Instruction publique. »18.

 

Bien que les deux romanciers emploient des techniques très différentes et que leurs conceptions du roman s’opposent sur bien des points, l’objet reste un lieu d’investissement pour eux. Ils s’acharnent en effet à le saisir sans jamais parvenir à le reconstituer pleinement ou à faire ressortir les mouvements fugitifs qu’il déclenche. Sarraute et Perec aspirent à transformer un monde déjà représenté, monde traversé par d’autres espaces, écrits, contextes sociaux, historiques et littéraires. Le réalisme de la quotidienneté tel qu’il est mis en valeur par ces romanciers avec leurs étalages d’objets n’est désormais plus représentatif. Il est davantage une mise en question de l’écriture romanesque comme recherche. Cette ouverture donne lieu à plusieurs manières d’écrire l’objet où les romanciers exploitent l’impossibilité de récupérer exhaustivement leurs discours sur le monde comme c’est le cas avec la consommation qui assujettit les hommes à la croyance en un système de signes. Ce faisant, le parallèle établi entre la manière d’écrire (et donc de consommer le texte romanesque) et celle de consommer les objets du quotidien pourrait confirmer l’idée d’un double refus, commun aux deux auteurs : celui de reproduire platement la réalité et celui de produire une littérature facile, « de consommation » mise à la portée de tout un chacun. C’est pour cette raison que Sarraute comme Perec trouvent une alternative en renouant avec une certaine forme de romanesque, lequel fait sortir le roman des limites qui lui étaient imparties : « Finalement, à force d’être méticuleux dans la description, pointilleux, on décolle du réel et cela produit quelque chose qui est de la fiction, du romanesque »19 explique Perec dans un entretien. Ce romanesque, c’est en effet une volonté de détourner le roman des chemins qu’il emprunte normalement pour être un roman. Pour le soustraire à la tentation d’être « industriel », les écrivains le poussent au-delà des voies qu’il pourrait suivre sans se questionner. En débordant son domaine, le roman cultive une certaine forme d’extravagance susceptible de tirer le lecteur hors du réel. Or, c’est la dimension démentielle propre à la société de consommation qui confère au roman cette extravagance en mesure de déréaliser le réel. L’appréhension des objets se situe dans un point de tension entre le roman et le romanesque. Lorsqu’ils semblent s’écarter à tout prix du romanesque, les romans en sont encore tout imprégnés, ne serait-ce que parce que le romanesque en question devient extérieur aux intrigues proprement dites. En définitive, si le roman continue de faire voyager sans prendre le lecteur pour un consommateur de signes, c’est bien parce qu’il renouvelle les rapports entre le lecteur et le texte qu’il aborde, même si, pour cela, il fait intervenir les principes qui régissent ce qu’on appelle la société de consommation.

 

Notes:

1 Baudrillard, Jean, La Société de consommation, I, Paris, Denoël, 1979, p. 20.

2 Sarraute, Nathalie, L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, « Idées », 1956, p. 62-63.

3 Sheringham, Michael, « Le Romanesque du quotidien », in Le Romanesque, Declercq, Gilles et Michel Murat (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 255.

4 Robbe-Grillet, Alain, Pour un nouveau roman, « Nouveau roman, Homme nouveau », Paris, Gallimard, 1963, p. 151. (Première édition, Editions de Minuit, 1963)

5 Baudrillard, Jean, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 29.

6 Ibid ., p. 34-35.

7 Perec, Georges, Les Choses, Paris, Pocket, 1990, p. 9. (Première édition, René Julliard, 1965)

8 Le Système des objets , op. cit., p. 235-236.

9 Sarraute, Nathalie, Le Planétarium, Paris, Le Livre de Poche, 1968, p. 5. (Première édition, Gallimard, 1959)

10 Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, Paris, Le Livre de Poche, p. 62. (Première édition, Hachette, 1978)

11 Les Choses , op. cit., p. 50.

12 Samoyault, Tiphaine, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, p. 191.

13Ibid., p. 77.

14 Le Planétarium , op. cit., p. 39.

15 Sarraute Nathalie, Vous les entendez?, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.

16 Ibid ., p. 37.

17 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 26.

18La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 492.

19 « Je ne veux pas en finir avec la littérature », Propos recueillis par Pierre Lartigue, L’Humanité, 2 octobre 1978.


Laëtitia Desanti est étudiante en troisième année de Doctorat à l'université McGill à Montréal. elle effectue ses recherches sur le statut de l'objet dans le roman en vue d'une thèse intitulée « la poétisation de l'objet dans le roman français des années 1950-1980 » sous la direction du professeur Gillian Lane-Mercier.